peinture : BURAGLIO

Pierre Buraglio, de l'atelier à l'usine

A Saint-Etienne, une rétrospective montre comment le travail du peintre est lié à la rupture de Mai 68

Philippe Dagen

Saint-Priest-en-Jarez (Loire) - Pour comprendre l'histoire artistique et intellectuelle en France dans le dernier tiers du XXe siècle, il n'y a pas mieux qu'une rétrospective de Pierre Buraglio. On y voit très clairement la puissance et les conséquences de la pensée et du désir de révolution politique avant et après Mai 68. Et, aussi bien, la violence de l'affrontement entre, d'une part, les théories critiques qui affirment alors que la peinture est socialement indéfendable et esthétiquement obsolète et, de l'autre, le désir tenace de faire quand même oeuvre dans l'histoire de l'art, désir que celui qui l'éprouve ressent comme une faute. Buraglio a fini par transgresser ces interdits, et son exposition, présentée au Musée d'art moderne et contemporain Saint-Etienne Métropole et intitulée « Bas voltage/1960-2019 », s'ouvre par deux petits autoportraits peints récemment. Mais, pour en arriver là, le cheminement a été difficile. C'est ce dernier que l'exposition retrace.

Elle pourrait le faire mieux. Buraglio n'avait pas, jusqu'à aujourd'hui, fait l'objet d'un tel exercice. Il n'en est que plus regrettable que ce soit à l'étroit. Deux ou trois salles de plus auraient évité de comprimer l'accrochage et d'abréger certaines séries alors que les légers changements qui s'y manifestent ne se voient que si elles sont présentées dans leur longueur. Il faut au visiteur beaucoup d'attention pour renouer les fils. Or, ceux que tisse Buraglio sont à la fois très nombreux et si fins qu'ils peuvent échapper. Quant à la question des dates, elle est essentielle.

Elle l'est pour une raison simple : en 1969, Buraglio suspend toute pratique artistique, avant de recommencer en 1973. Cette suspension est évidemment le moment critique, la crise capitale. Auparavant, il y a un jeune artiste, né en 1939 à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne) dans une famille d'émigrés lombards. Elève aux Beaux-Arts de Paris à partir de 1963, il absorbe les connaissances indispensables : les arts anciens d'Occident, l'art moderne à partir de Courbet et Manet, les avant-gardes de l'impressionnisme à l'abstraction.

Dans ses premiers travaux comme dans ceux de ses contemporains, qui sont aussi pour certains ses condisciples dans l'atelier de Roger Chastel aux Beaux-Arts Parmentier, Buren, Rouan, Bioulès, Viallat , la présence de Matisse est aussi sensible que celle du cubisme et de dada. En sont issus collages de papiers récupérés et essais de géométries colorées. Comme ses contemporains, Buraglio trouve dans l'abstraction américaine des années 1950 comment se dégager des conformismes de l'abstraction française « lyrique » ou « informelle . En 1963, il passe un mois à New York, où, autant que les musées, il fréquente les clubs de jazz.

De la peinture sans peinture

Comme ses contemporains toujours, il associe avant-gardismes artistique et politique, marxisme-léninisme dans sa version PCF, puis maoïste à partir de 1966 : en finir simultanément avec la société capitaliste et avec ce que la bourgeoisie libérale achète pour ses salons. Cette conviction anime alors aussi bien le groupe BMPT que Supports/Surfaces : la révolution partout, détruire ce qui domine le présent pour réaliser l'idéal bientôt. Mais comment être peintre sans trahir cette exigence ?

Brièvement, Buraglio trouve la solution de l'agrafage, qui tient de l'allégorie : découper des triangles de toiles peintes (détruire) et les agrafer en une sorte de mosaïque où les attaches sont visibles (créer). Une autre, qui dure aussi peu, est, en 1968, de reprendre les compositions orthogonales de Mondrian et de substituer aux rectangles de couleurs primaires de celui-ci des rectangles découpés dans des tissus de camouflage militaire : allégorie à nouveau.

Comprise de qui ? Armée de quelle efficacité politique ? Buraglio participe à Mai 68 à l'atelier populaire d'affiches des Beaux-Arts : pas pour les dessiner, mais pour les imprimer. L'année suivante, il tire la conséquence du malaise que suscite sa conscience du peu de portée politique de l'action artistique : il interrompt ses travaux d'artiste et se fait embaucher comme rotativiste chez Bayard Presse pour y mener des combats syndicaux. Contre l'atelier et la galerie, l'usine. Cette interruption ne donne lieu qu'à une petite salle et une vitrine de documents. Ce n'est pas assez pour inscrire la décision de Buraglio dans le contexte de l'époque et en faire sentir la violence. Alors que ses camarades artistes, tout en se déclarant superlativement révolutionnaires, continuent à travailler et à exposer, il cesse de peindre pour faire triompher la révolution mondiale.

L'expérience dure quatre ans, jusqu'en 1973. La nécessité de revenir à l'atelier l'emporte. Buraglio recommence à employer lignes et couleurs. Mais, comme pour ne pas avoir à les tracer et à les poser lui-même, il prend d'abord leurs angles droits aux châssis des fenêtres et des tableaux et aux colonages des pages de journal, le blanc au verre dépoli ou aux portes d'appartement, le bleu et le vert aux paquets de Gitanes. Il multiplie subterfuges et esquives pour ne pas accomplir les gestes qu'il s'était interdits. Il trouve des solutions et des harmonies inattendues grâce aux rubans adhésifs de masquage qu'utilisent les peintres en carrosserie ou en bâtiment, aux tôles émaillées et aux chutes de toile qu'il ramasse dans l'atelier de Simon Hantaï, qui lui aussi a cessé de peindre.

Dans ces exercices de récupération et de montage, la plus petite salissure, la moindre irrégularité comptent car elles s'opposent à tout culte du beau geste ou de la belle matière. Il arrive aussi qu'il reprenne des « croûtes » trouvées aux puces pour les découper et les recouvrir. C'est faire de la peinture sans peinture. Quand il dessine, c'est souvent sur des papiers calques et pour des études d'après Munch, Matisse, Cézanne ou Zurbaran. Il en cherche les structures à force d'épure, ne gardant que le strict nécessaire. Poussin est là aussi, mais sérigraphié, réduit à son fantôme. Ceux de Monet et de Seurat l'accompagnent quand il regarde la mer et les rochers.

Depuis une décennie, des éléments autobiographiques en partie cryptés, en partie avoués le père, la maison, la guerre se sont introduits dans l'oeuvre. Mais il serait très surprenant que surgissent prochainement des huiles sur toile ostensiblement figuratives, expressionnistes, érotiques ou narratives. Buraglio a certes recommencé à peindre, après y avoir renoncé; mais jusqu'à un certain point seulement.

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