EXPO
Les bains de la grande plage de Biarritz, vers 1890-1900.Photo Neurdein. Roger-Viollet
Comment les contraintes façonnent nos villes
Par Sibylle Vincendon — 24 octobre 2020 à 16:58 Le MONDE
Une exposition s'ouvre ce samedi au Pavillon de l'Arsenal, à Paris, montrant comment des premiers humains sortis des cavernes à aujourd'hui, l'architecture s'est toujours adaptée, en dépit de postulats parfois erronés.
L’exposition s’intitule «Histoire naturelle de l’architecture» mais comme le reconnaît Philippe Rahm, architecte suisse et commissaire, «dans cette histoire-là, il n’y a pas beaucoup d’architectes». On y voit «plutôt des conditions qui permettent l’architecture», résumées par le sous-titre de l’événement qui s’ouvre ce samedi au Pavillon de l’Arsenal : «Comment le climat, les épidémies et l’énergie ont façonné la ville et les bâtiments». Pile ce qui nous tracasse aujourd’hui.
Pourquoi les premiers humains sortis des cavernes ont-ils cherché le moyen de conserver quelque chose au-dessus de la tête ? Parce que le corps doit rester en permanence à 37 degrés. Les fonctions corporelles de régulation, sudation ou vasodilatation, assurent une partie du travail, les peaux de bête une autre, mais après ? Il faut un toit et des parois. Montables et démontables pour les nomades du Néolithique. Avec quelques piquets posés en cône, comme le tipi qui absorbe «toutes les pressions» et ne demande pas de fondations car il est autoportant.
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Ce pragmatisme est à l’origine de tout. Avant d’être un fait social, économique, politique et culturel, cette architecture sans architectes a d’abord cherché à répondre à des nécessités physiologiques : se protéger du froid ou du chaud, conserver les vivres au sec, lutter contre les maladies avec pour seule énergie la force des muscles, humains ou animaux. Le travail de Philippe Rahm rappelle ce primat oublié, mais il montre de surcroît que si l’architecture a progressé, c’est souvent grâce à des événements sans rapport avec la construction et pourtant essentiels à son évolution.
Energie augmentée
Moins 10 000 avant Jésus-Christ : changement climatique, les humains deviennent agriculteurs. Qui dit blé dit réserves pour le conserver. A Sumer, en Mésopotamie, «le temple est aussi un grenier, de même que le prêtre est aussi un gestionnaire des stocks de blé». Qui dit réserves dit défense contre les pillages. Les fortifications apparaissent, celle des abbayes puis des châteaux forts, car le donjon est avant tout un grand coffre à blé. Autour de la céréale naît une ébauche de forme urbaine.
L’an mil amène la découverte de l’assolement triennal. Le blé n’est plus semé que tous les trois ans et, dans l’intervalle, poussent des légumineuses, fèves, lentilles, pois et pois chiches – des végétaux à forte teneur en protéines. Le régime alimentaire des humains et des animaux se modifie, ils font du muscle, disposent d’une énergie augmentée. Des édifices en paille ou en torchis, on passe aux blocs de pierre. C’est l’époque de la construction des cathédrales. «Les formes de l’architecture sont dépendantes de la quantité d’énergie disponible», résume Philippe Rahm.
Autre surprise : on apprend dans cette exposition que bien des édifices qui paraissent chargés de sens sont d’abord des réponses pratiques à des problèmes concrets. Ainsi, les basiliques romaines coiffées par une vaste coupole ne sont pas que l’expression d’une grandeur solennelle : en évacuant la chaleur par le haut, elles constituent des machines à rafraîchir. De même, les tapisseries, boiseries, tentures et tapis des châteaux n’expriment pas seulement la richesse du seigneur. «Dans les vieux châteaux en pierre, on crevait de froid», explique Philippe Rahm. Les textiles, la laine, les matelassages «sont des isolations». Même les chiens «servent de petits chauffages d’appoint». Les tapis préservent les pieds de la pierre glaciale. Au Moyen Age, personne ne savait théoriser l’effet de l’émissivité de la peau humaine, qui accuse une forte perte de chaleur au contact d’un élément froid, mais les solutions étaient déjà les bonnes.
Hypothèses bancales
Dans cette histoire naturelle de l’architecture, la maladie occupe une place centrale. La Renaissance redécouvre les savants de l’Antiquité, dont Hippocrate. «Pour lui, si l’on est malade seul, c’est que l’on a mangé quelque chose de mauvais, dit Philippe Rahm. Mais si l’on est malade à plusieurs, c’est que l’air est mauvais. La solution, c’est de le mettre en mouvement.» Tout le Moyen Age croit ainsi que les maladies sont transportées par les atmosphères corrompues, les puanteurs. Au XVIe siècle, en Vénétie, le plan des villas d’Andrea Palladio est un véritable système de ventilation appuyé sur les orientations et les vents dominants. Bref, si le postulat que les mauvaises odeurs rendent malade est erroné, la réponse par l’aération contribue quand même à la santé.
Au XVIIIe siècle, l’approche se raffine. L’Anglais Joseph Priestley décrit le mécanisme de la photosynthèse. Au siècle suivant, l’atmosphère de Londres se charge à l’est de la ville des poussières du charbon de la révolution industrielle. La création du premier grand parc londonien, le parc Victoria, doit répondre à ce problème sanitaire. Là encore, l’hypothèse de départ est bancale : l’arbre est supposé purifier l’air. On sait aujourd’hui que seules quelques variétés sont dotées de qualités dépolluantes, que l’essentiel des arbres fournit de l’oxygène et de l’humidité, ce qui n’est déjà pas si mal. Au fond, quelle que soit la façon d’y arriver, il n’y a que le résultat qui compte. La création des parcs et des alignements d’arbres du XIXe siècle reste une très bonne idée.
Renverser la question
A ce propos, Philippe Rahm invite à regarder autrement l’apport du baron Haussmann. «Ma génération a appris que ses travaux étaient politiques», note-t-il. Le tracé des avenues aurait été calé sur la largeur des bataillons, avec l’obsession d’empêcher les barricades. «En fait, l’objectif était d’abord sanitaire.» Si Napoléon III avait demandé à son préfet de la Seine de raser les ruelles médiévales, c’était d’abord parce qu’elles retenaient «l’air méphitique». En résumé, «les boulevards haussmanniens sont des grandes gaines de ventilation avec des arbres pour purifier et des égouts en dessous».
Au XXe siècle, l’idée qu’une certaine forme d’architecture ou de ville puisse avoir des vertus sanitaires va se traduire par la création des sanatoriums, grands bâtiments blancs, plein sud et en altitude, destinés à soigner la tuberculose. «Mais jusqu’en 1933, date de la découverte de la streptomycine [un antibiotique, ndlr], il n’y a pas eu une seule guérison dans un sanatorium», remarque Philippe Rahm. De la même manière, le mouvement moderne qui a produit les tours et les barres des années d’après-guerre «se fondait sur la charte d’Athènes, qui venait elle-même des principes hygiénistes». Mais là encore, c’est un élément extérieur à la pensée architecturale qui vient la bouleverser : «Les vaccins et les antibiotiques ont immédiatement rendu ces modèles caducs.» Dès les années 40, ajoute Philippe Rahm, «on n’avait plus besoin de démolir une ville entière pour soigner la tuberculose». Au XXIe siècle, il ne reste plus qu’à retourner l’intitulé de l’exposition et à se demander comment le climat, les épidémies et l’énergie vont façonner nos villes et nos bâtiments.
(1) Pavillon de l’Arsenal, Paris. Jusqu’au 28 février. Entrée libre.
Sibylle Vincendon