BILLET D'HUMEUR
Ai Weiwei : ingénieur ou artiste ?
Par Mikaël Faujour
Publié le 18/09/2020 à 19:04
Actes Sud vient de publier un essai de l'"artiviste" (mot-valise contractant artiste et activiste) Ai Weiwei. En une soixantaine de pages d'un humanitarisme niais, on comprend sur quelles bases politiquement indigentes repose sa réputation internationale d'artiste "engagé", égale à celle d'une "gauche culturelle" qui l'encense.
« Mon chemin passe par l'autre », écrit Ai Weiwei dans l'essai Dans la peau de l'étranger, paru en septembre chez Actes Sud. Sa carrière en témoigne : par exemple, ces ouvriers chinois payés à peine plus que le Smic local auxquels il sous-traite la réalisation de cent millions de graines de tournesol en porcelaine, peintes à la main. En résulte l'œuvre Sunflower Seeds, présentée à la Tate Modern de Londres en 2010-2011 dans le cadre de l'exposition « Unilever Series », du nom de la quatrième transnationale agro-alimentaire du monde qui en était « commissaire ». Son « chemin » passe aussi par (le travail de) « l'autre » quand, ingénieur plutôt qu'artiste, il fait fabriquer une série de sculptures de doigt d'honneur à des artisans verriers de Murano. Datant de 2018-2019, Études de perspective est une autocitation de l'œuvre homonyme consistant en une série de photos Polaroïd de doigt d'honneur à des monuments historiques du monde entier (1995-2001) : chacune des pièces en verre est vendue à 7.000 € - et même 42. 000 €/pièce pour les six de l'édition limité.
Transgression entrepreneuriale ?
Si son « chemin passe par l'autre », ne conduirait-il qu'à Ai Weiwei, quand il s'agit de profit – symbolique, social, économique – ? Volontiers encline à saluer un héros, la « gauche culturelle » (Gabriel Rockhill) est moins prompte à dénoncer ce que la gauche historique qualifiait d'appropriation de la plus-value, c'est-à-dire d'exploitation ? Il est vrai que ces concepts lui sont moins familiers que la cause « décoloniale » ou le « racisme d'État », qu'elle porte dans les médias mainstream... et les institutions culturelles... d'État. « Pour attirer la clientèle la plus huppée certains artistes travaillent la transgression de manière entrepreneuriale », affirmait à juste titre le critique François Derivery dans L'art contemporain produit et acteur du néolibéralisme. Sur ce point, rien n'a changé depuis 1980, quand Jacques Ellul ironisait sur les artistes « contestataires » financés par les institutions : « Nous voulons être payés par la société pour contester cette société. Fonctionnaires de la représentation de la liberté. Le vrai chœur des hommes libres, chez Ubu enchaîné. »
C'est moins « l'art » d'Ai Weiwei, esthétiquement inconsistant (logique, pour de l'art (post-)conceptuel), que ses idées et son opposition au régime chinois qui lui valent sa réputation internationale de « contestataire ». Curateur de la Biennale de Venise 2003, Francesco Bonami, ironisait d'ailleurs à son sujet, qui avançait qu'Ai Weiwei « devrait être mis en prison pour son art, non pour sa dissidence… tiède dissidence, car un vrai dissident, vous n'en entendez plus parler une fois pour toutes… »
S'il rappelle son enfance d'errance auprès d'un père condamné comme « ennemi du peuple » où s'origine sa sympathie pour les déracinés, son indignation – légitime – ne dépasse jamais le sentimentalisme dépolitisé. Quelques citations donnent idée de l'indigence de pensée de celui qui se revendique « libéral », entre vieilles lunes de la contre-culture, dont la croyance en un salut des « normaux » par les « marginaux », et lieux communs libéraux : « La frontière, c'est le refus – rideau tiré – de se parler et de chercher à se comprendre » ; « Notre présomption hypocrite à nous voir différents des réfugiés est un des agents de la catastrophe » ; etc.
Fortune médiatique des bons sentiments
Plus loin, il écrit qu'« Angela Merkel a été du bon côté de l'Histoire (…). L'accueil d'un grand nombre de réfugiés n'était pas pour autant un acte de pure philanthropie. L'Allemagne étant un moteur de l'Union européenne, elle n'avait guère d'autre choix que d'agir de la sorte. » Que, au revers des prétentions humanistes, se soit jouée la mise à disposition d'une « armée de réserve de travailleurs » (pour parler, à nouveau, dans les termes de Marx) ne lui effleure pas l'esprit. Mais les bons sentiments sont plus familiers à Ai Weiwei que l'économie politique, comme pour une gauche pharisaïque admirant en lui son propre reflet de « vertu ». Sans surprise, un biographe écrivait que « le marché ou la marchandise ne lui ont jamais posé aucun problème : pour lui, le marché est un média social parmi d’autres ». De sorte qu'il peut écrire : « Après tout, je ne suis ni meilleur ni différent de tous ces gens qui fuient, mais plutôt l'un d'entre eux : c'est ce que je veux transmettre. Notre finitude et notre vulnérabilité permanentes sont ce qui nous rapproche les uns des autres. »
Sauf que sa fortune multimillionnairelui permet de vivre son déracinement comme une liberté – et non comme une détresse.
La fortune médiatique de ce mauvais artiste illustre un état des esprits : de la prédominance acquise dans l'art par la valeur moral(isatric)e sur la valeur esthétique et l'intention de l'artiste (ou « statement ») sur l'objet réel, à l'indigence politique d'une « gauche culturelle » dont la pensée magique, performative, l'auto-persuade qu'un discours « contestataire » vaudrait réalité. C'est oublier Guy Debord et ne pas voir que, dans le « monde de l'image autonomisé », la représentation s'est substituée au réel, à la vie vécue authentiquement. Il faut en effet ignorer le réel pour ne voir pas que l'« engagement » d'Ai Weiwei est sans radicalité, ignorant lescauses profondes et systémiques des migrations dont il déplore mièvrement les conséquences. Dans une large mesure, ce sont le culte et la croissance de la Technique qui sont à la source des guerres pour les ressources fossiles et minérales (extractivisme), de l'exploitation des peuples, du ravage écologique favorisé par l'abaissement des normes de contrôle des entreprises polluantes, de la corruption entretenue par les entreprises capitalistes et les hauts fonctionnaires d'État du nord et du sud, les traités de « libre-échange » et le délire de la compétition économique.
Fonction factice de l'engagement ?
Comme l'avait décelé Jacques Ellul dans L'Empire du non-sens en 1980, l'artiste « engagé » a une fonction surtout factice, celle de produire une illusion de liberté et d'engagement, ce dont Ai Weiwei est la caricature vivante : « L'artiste est le spécialiste du rôle de la liberté. Ce qui veut dire qu'il est avant tout un comédien. Tout ce que fait l'artiste moderne est destiné à provoquer l'attention sur lui-même,à ce qu'on le regarde, lui, et non pas son œuvre[2]. »
Dans la peau de l'étranger. En guise de manifeste, Ai Weiwei (trad. de l'anglais Béatrice Commengé), éd. Actes Sud, coll. Questions de société, 2 020, 51 pages, 8,90 €