Le marché du street art arrive à maturité
Derrière les têtes d’affiche comme Banksy ou Kaws, le marché reste accessible, avec des ventes plus « resserrées ».
Par Roxana Azimi Publié le 08/01/2020 Le Monde
« Liberté Egalité, Fraternité », de Shepard Fairey, alias Obey Artcurial
C’est à peine croyable. D’après la base de données Artprice, il s’est vendu en 2019 plus d’œuvres de Kaws (712 lots) que de toiles de Jean-Michel Basquiat (63 lots). Le touche-à-tout, connu pour son iconographie infantile et ses personnages aux yeux en croix, est devenu en un rien de temps le chouchou des acheteurs. En avril dernier, un tableau revisitant l’univers des Simpson s’est adjugé 14,7 millions de dollars (13,3 millions d’euros) à Hongkong. Soit quinze fois son estimation.
L’emballement est tel que de grotesques sculptures comme Companion, éditées à dix exemplaires, s’arrachent comme des petits pains : 836 000 dollars pour le dernier spécimen passé en vente, en novembre chez Phillips. Le succès de Kaws rappelle celui de Banksy, dont les peintures aérosolées pleines de bons sentiments peuvent aussi atteindre des sommes folles. En octobre, alors que les Britanniques se déchiraient autour du Brexit, une toile de leur compatriote représentant les parlementaires en chimpanzés s’est envolée pour 9,9 millions de livres sterling (11,1 millions d’euros).
Outre leurs prix ahurissants, Banksy et Kaws ont un autre point commun : ils sont issus de la scène graffiti, le street art. Mais tous deux s’en sont éloignés. Collaborateur ponctuel de marques de mode comme Uniqlo, Nike ou Comme des garçons, Kaws est aujourd’hui le roi du marketing. Banksy, qui prétend moquer le commerce, n’en est pas moins à la tête d’un empire et d’un réseau de petites mains réquisitionnées pour ses opérations-chocs.
Cette envolée des prix n’a toutefois que peu profité aux street-artistes.
« L’effet de ruissellement, s’il existe indéniablement, est limité, estime la galeriste parisienne Magda Danysz, spécialiste de longue date de l’art urbain. Les niveaux de prix sont relativement modestes si on les compare à ceux du marché de l’art contemporain en général. Même en 2019, les artistes urbains dont les œuvres dépassent les 100 000 euros en vente aux enchères sont encore en nombre restreint. »
Il faudrait davantage d’exposition
Parmi ces vedettes, il y a Shepard Fairey, alias Obey, dont une œuvre, Liberté Egalité, Fraternité, cousine de celle accrochée à l’Elysée par Emmanuel Macron, a atteint la somme record de 232 200 euros en novembre chez Artcurial. Star du street art, le Français Invader a aussi vu sa cote grimper. En mai dernier, une céramique monumentale baptisée Vienna s’est ainsi adjugée 356 200 euros chez Artcurial.
« Les prix des plus jeunes générations, probablement plus aguerries aux mécanismes de marché, ont grimpé plus rapidement », observe Magda Danysz. Ceux de JR ou de Vhils démarrent vers 30 000-35 000 euros, atteignant parfois 100 000 voire 200 000 euros en galerie pour les œuvres les plus grandes. En mai 2019, une œuvre datée de 2014 de Vhils a atteint le record de 52 000 euros chez Artcurial.
« Paradoxalement, les artistes les plus anciens du mouvement sont encore les plus abordables », dit Magda Danysz
« Paradoxalement, poursuit Magda Danysz, les artistes les plus anciens du mouvement sont encore les plus abordables. Il faut compter entre quelques milliers d’euros pour les fondateurs du mouvement comme Seen ou Crash à plusieurs dizaines de milliers pour Dondi White. »
En témoignent d’ailleurs les résultats mitigés de la vente Outsider(s). A history of beautiful losers, consacrée au mouvement alternatif des années 1990 Do it Yourself, en octobre 2019 chez Artcurial. « Je pensais que montrer cette scène aurait plus d’impact, regrette Arnaud Oliveux, spécialiste maison de l’art urbain. La vente a été bonne mais sans le plus que j’attendais. »
Si, selon lui, le marché est « arrivé à maturité avec des ventes plus resserrées et exigeantes », il faudrait « davantage de galeries puissantes et d’expositions institutionnelles ». Certes, les lignes bougent, petit à petit. Les artistes Todd James et Cleon Peterson, associés à Tania Mouraud, exposaient ainsi jusqu’au 5 janvier aux Abattoirs de Toulouse. Zevs était invité à la Biennale de Lyon, jusqu’au 5 janvier. Quant aux monuments français, ils ont entrebâillé leurs portes au street art en 2018 avec l’opération « Sur les murs, histoire(s) de graffiti ».
Bien, mais peut mieux faire, estime toutefois Magda Danysz. « Invader a été invité pour sa première monographie en musée à exposer au Musée en herbe en 2017, rappelle-t-elle. Il est étonnant que les expositions les plus à la pointe de la création contemporaine se fassent dans ce genre de lieux destinés aux publics les plus jeunes. »