ART ET HASARD

LIBERATION Cet article est issu du n° 20191130 du 30/11/2019

De Frédérique ROUSSEL

De Hugo à Richter, en passant par Degas ou Pollock… A MARSEILLE, une expo explore l’accidentel et sa maîtrise créative, du début du XIXE SIÈCLE jusqu’à l’époque contemporaine.

Le hasard est une ligne de fuite qui traverse toute l’histoire de l’art. L’inattendu peut faire irruption sur la toile, dans le secret de l’atelier, sans crier gare. Cerner le hasard, tel est l’objectif ambitieux d’une exposition organisée par la ville et la Réunion des musées nationaux, en collaboration pour la première fois avec les musées de Marseille. Il s’agit plus précisément de capturer le «Par hasard», qui souligne l’accidentel. On pourrait s’attendre à un rassemblement hétéroclite tant le sujet est à la fois fascinant mais large. Le parcours frappe par sa diversité artistique, la qualité des œuvres montrées et un fil d’obsession commun. Le circuit, chronologique à la Vieille Charité, du XIXe siècle à 1980, privilégie la sérendipité entre les pièces contemporaines de la Friche de la Belle de Mai, laissant au visiteur le choix d’une circulation aléatoire.

Les artistes se saisissent véritablement de l’imprévu au XIXe siècle. «L’identification d’une part d’aléatoire se révèle en effet comme l’une des sources de la modernité […]», selon Xavier Rey, directeur des musées de Marseille et co-commissaire avec Guillaume Theulière, conservateur au musée Cantini. Confronté à l’inattendu, le cherchant parfois, les artistes expérimentent différentes techniques. Et c’est ce qui fonde l’affinité majeure des pièces réunies. Victor Hugo part des coulées d’encre pour les muer en végétaux, humains ou paysages comme ces tours à l’horizon dans la brume, datant de 1855-1856. De même, George Sand pratique «l’aquarelle à l’écrasage» qu’elle baptise la dendrite : «Cet écrasement produit des nervures curieuses. Mon imagination aidant, j’y vois des bols, des forêts ou des lacs et j’accentue ces formes vagues produites par le hasard.»

Cadavre exquis

Edgar Degas remet au goût du jour les monotypes, qui laissent planer l’incertitude sur le résultat : prostituée ou baigneuse ? L’écrivain scandinave August Strindberg - la manifestation a une facette indéniablement littéraire - invente la célestographie : il photographie le ciel avec une plaque, laissée la nuit sous les étoiles, où se révèle au jour une scène céleste. Le hasard suscite ainsi de nouveaux procédés, qui vont ensuite participer du dépassement de la figuration. Le déroulé temporel laisse place à un jeu de résonance : aux côtés des romantiques figurent de plus récents «tachistes», Laure Garcin et Fred Deux, avec deux œuvres issues du musée Cantini.

Un des plus grands fondus de démarche hasardeuse, c’est Marcel Duchamp, qui va jusqu’à jouer à pile ou face la suite de sa vie, émigrer aux Etats-Unis ou rester. En 1913, il laisse tomber trois fils d’un mètre de long sur des panneaux peints en bleu de Prusse. Trois ans plus tard, il fabrique trois règles en bois d’après la forme ondulatoire des fils formée par le hasard (3 Stoppages-étalon). Man Ray, qui fait l’objet au même moment de deux expos au château Borély et au musée Cantini, découvre par accident le procédé des rayogrammes alliant la lumière et le motif révélé, rend hommage à Lautréamont et son Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie avec l’Enigme d’Isidore Ducasse (1920), emballage qui paraît recouvrir une machine à coudre.

Le XXe siècle, d’abord avec les mouvements dada et surréaliste, met définitivement le hasard en conserve. Le cadavre exquis, produit à l’aveugle collectivement, donne un dépliage final volontairement imprévisible. Les cadavres exquis présentés ont d’ailleurs été réalisés à Marseille où s’étaient réfugiés André Breton et plusieurs surréalistes dans les années 1940-1941. Quand les artistes désertent la toile, c’est pour se tourner vers un travail de coulures, d’empreintes et de chutes. Un soir d’ennui dans sa chambre d’hôtel, Max Ernst disperse des feuilles sur le sol et inaugure une technique de frottage. Pour d’autres, c’est dans l’agencement que réside le hasard : de papiers déchirés, Jean Arp fera des sculptures biomorphiques, Kurt Schwitters crée des collages Merz avec des rebuts, César, pour qui «tout est hasard», laisse ses compressions décider. Une grande place est laissée aux nouveaux réalistes, une poubelle d’Arman, tableau piège de Daniel Spoerri, Cosmogonies et Anthropométries d’Yves Klein… La libération de la matière peut laisser penser à une passivité de l’artiste, comme le dripping de Jackson Pollock, qui revendiquait pourtant une «maîtrise totale» ou l’Outrenoir, obtenu accidentellement par Pierre Soulages…

«Coup de dés»

 

La majestueuse chapelle de la Vieille Charité se consacre au concept de hasard manipulé par l’artiste, paradoxalement mathématique. Un tableau monumental de Gerhard Richter surplombe une installation (Eins. Un. One…, 1984) de Robert Filliou, l’ensemble forme un camaïeu de couleurs primaires qu’éclairent mystérieusement les rais de lumière du début d’après-midi. Les 16 000 dés de l’installation de Robert Filliou présentent tous le chiffre 1 sur chacune de leurs faces. Elle salue ainsi la phrase de Mallarmé, «un coup de dés jamais n’abolira le hasard», qui introduit la suite de l’exposition à la Friche la Belle de Mai (avec une sélection venue du MAC, du Frac, de productions inédites d’artistes localisés à Marseille), et à laquelle répond notamment l’Avalanche (2012) d’Evariste Richer, constituée d’un agencement précis et gradé dans les gris de 60 000 dés. Comme quoi, le hasard dans l’art a fini par devenir un jeu.

 

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