MANGA

LE PARISIEN 8/09/2019

Au Japon, dans les rouages de l’industrie du manga

La bande dessinée est une impressionnante industrie au Japon.

Reportage à Tokyo à quelques jours de l’ouverture

du salon Paris Manga & Sci-Fi Show en France.

En 2017, 316 millions de mangas ont été écoulés au Japon pour un chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros. Mathieu Thomasset

Par Christophe Levent, envoyé spécial à Tokyo (Japon)

Le 8 septembre 2019 à 07h47

« Waouh, c'est hallucinant ! » Pour un fan français de manga, comme Sylvain, 39 ans, débarquer dans le quartier d'Akihabara, au cœur de Tokyo, c'est un peu arriver au paradis. Quartier des geeks, des « otaku » dans la langue du pays, ses hautes tours se parent de centaines de néons et d'affiches publicitaires à la gloire des héros de la BD japonaise ou de ceux de la J-pop, la musique adorée des ados. Un vrai feu d'artifice, éclatant de rose, vert et bleu électrique, dans un clignotement quasi continu.

Partout, dans la capitale japonaise, le manga est roi. À Nakano, autre quartier de la ville, un centre commercial est devenu le temple des collectionneurs à la recherche de pièces rares et de livres d'occasion. Ikebukuro accueille lui aussi de nombreuses boutiques, dont le très fréquenté Pokemon Mega Center. Dans les rues, des murs entiers de Gashapon, des machines qui distribuent des petites figurines pour quelques yens, occupent les trottoirs.

Le quartier d’Akihabara à Tokyo et ses façades illustrées avec les héros de mangas, d’anime et de jeux vidéo./Glénat  

Les mangas et les « anime » (NDLR : films ou séries) ont aussi droit à leurs musées notamment le Ghibli, du nom des légendaires studios fondés par le dessinateur et réalisateur Hayao Miyazaki (« Mon Voisin Totoro », « Le voyage de Chihiro »…), a enregistré plus de 10 millions d'entrées depuis son ouverture en 2001. La Tour de Tokyo, inspirée de notre tour Eiffel, abrite sur trois étages un parc d'attractions sur la série « One Piece »…

La toute-puissance des produits dérivés

Pour contenter les fans, Tokyo voit donc les choses en grand. Des buildings entiers, sur 6, 7 ou 8 étages, célèbrent la BD. Des kilomètres de rayonnages, souvent organisés par genre, Shonen (pour les jeunes garçons), Shojo (pour les filles), Seinen (pour les adultes) ou Hentai (les érotiques), font le bonheur des lecteurs de tous âges.

« Mais le plus impressionnant, c'est l'importance de tous les produits dérivés. Dans certains magasins, il y a plus d'étages pour eux que pour les livres. Il y en a tellement, des figurines jusqu'aux cartables, en passant par les vidéos et les jeux, que ça donne un peu le tournis au début », se remet à peine Sylvain. Avant d'avouer avoir dépensé 250 euros en produits divers dès le premier jour de son voyage…

Des distributeurs de figurines et jouets dans le quartier d’Akihabara./AFP/Mehri Behrouz  

Car si le manga est un élément incontournable de la culture japonaise, qui imprègne toute la société et touche toutes les générations, il est aussi ici une formidable industrie qui génère beaucoup de profits et fait vivre des milliers de personnes, depuis sa création jusqu'à sa distribution. Dans le secteur de l'édition, la BD japonaise représente 25 % de l'ensemble des documents publiés dans le pays. En 2017, 316 millions de mangas ont été écoulés dans la péninsule pour un chiffre d'affaires de 1,2 milliard d'euros. Le premier magazine de manga, Shonen Jump, se vend à 2 millions d'exemplaires chaque semaine, en comptant sa version numérique;

Des chiffres impressionnants auquel il faut bien sûr ajouter le succès du secteur des « animes », tirés presque toujours de BD. Dynamisé par le streaming et les plateformes de diffusion, il est estimé à 17 milliards d'euros en 2018. Côté produits dérivés enfin, le chiffre d'affaires avoisinerait les 7,5 milliards d'euros au Japon.

Les héros du manga « One Piece », vendu à plusieurs millions d’exemplaires./Glénat  

Le manga s'est ainsi imposé comme le pilier culturel de l'économie japonaise. Mieux : excellent produit d'exportation qui a conquis de nombreux pays et en particulier la France – la série « Pokémon » aurait ainsi rapporté plus de 135 milliards d'euros dans le monde –, il participe désormais au récent boom du tourisme japonais : + 19,3 % en 2017 et + 8,7 % en 2018.

Dur, dur d'être dessinateur

Mais derrière ces chiffres pharaoniques, la réalité fait un peu moins rêver. Produit de grande consommation, le manga s'élabore à la chaîne au Japon. Autant dire que les conditions de travail du dessinateur de manga, le mangaka, ressemblent plus à celles d'un ouvrier version XIXe siècle qu'à celles d'un artiste…

Pour s'en convaincre, il faut pousser la porte de Shūeisha, la plus grande maison d'édition japonaise (le magazine « Jump », « One Piece », « Dragon Ball »…) et discuter avec Hiroyuki Nakano, le rédacteur en chef du magazine. « Notre travail, c'est de suivre la réalisation du manga de A à Z. Nous passons beaucoup de temps avec les auteurs, parfois du petit déjeuner au dîner pour trouver les bonnes idées », raconte-t-il dans un sourire.

Dans les bureaux studieux de Shūeisha, la plus grande maison d’édition japonaise./Glénat  

Car ici, l'avis de l'éditeur passe souvent avant celui du dessinateur. Omniprésent, il est aussi en charge de faire respecter les délais. « Être mangaka, c'est très dur. Ils sont toujours en stress. La plupart travaillent avec trois ou quatre assistants. Mais pour boucler l'épisode de la semaine, une trentaine de pages, ils peuvent rester à leur bureau 20 heures d'affilée et ne faire des pauses sommeils que de 30 minutes. Voire dessiner deux ou trois jours de suite sans dormir… et une fois le travail terminé, il faut recommencer pour la semaine d'après. En tant qu'éditeur, nous sommes parfois obligés d'aller taper à leur porte pour voir si tout va bien. »

LIRE AUSSI > Taiyo Matsumoto, le mangaka qui dit non

Autre épée de Damoclès au-dessus de la tête des mangaka : un petit carton blanc inséré dans chaque numéro de Jump. Il permet aux lecteurs de voter pour leurs histoires favorites. « Si une série n'a plus la côte, nous modifions le scénario. Ou alors nous l'arrêtons complètement », détaille Hiroyuki Nakano. En témoigne l'interruption, parmi tant d'autres, du manga « Black Torch » de Tsuyoshi Takaki au bout de 5 tomes, paru dans le magazine Jump Square.

Si le succès est au rendez-vous, ce dur labeur peut s'avérer des plus rentable. L'auteur de « One piece », Eiichirō Oda, pourrait toucher jusqu' à 26,5 millions d'euros par an, tout droits confondus, selon la presse japonaise. Mais le revenu moyen des plus de 5 000 mangakas serait bien entendu beaucoup plus bas : 25 000 euros annuels. De quoi arracher à Hiroyuki Nakano cette confidence : « Après ma mort, je ne voudrais surtout pas être réincarné en mangaka ».

Des ventes en baisse au Japon

Le difficile quotidien des auteurs pourraient s'accentuer avec un marché du manga qui connaît depuis quelques années des trous d'air dans son pays d'origine.

Pour en comprendre les raisons, il faut d'abord intégrer une étonnante réalité vu de chez nous : le manga, au Japon, c'est d'abord et avant tout de la presse. Toutes les séries à succès sont d'abord publiées dans l'un des trois magazines qui dominent le marché (Shonen Jump, Shonen Magazine, Shonen Sunday) avant d'être éditées en livre. Des sortes d'énormes bottins, imprimés sur du papier de médiocre qualité et vendus à bas prix… 

Crise de la presse oblige, les ventes des magazines s'effondrent : de 6 à 7 millions chaque semaine dans les années 1990, elles sont aujourd'hui sous les 2 millions. La tendance, atténuée, se retrouve aussi dans l'édition : - 15 % en 2017, - 5 % en 2018. En cause, selon Hideki Nakamachi, directeur des éditeurs de livres au Japon : « Le déclin démographique, mais aussi le développement de la vente d'occasion et du prêt ».

Côté numérique, les ventes ont décollé depuis 2013. Avec 1,6 milliard de chiffre d'affaires, elles représentent aujourd'hui plus de 15 % du marché. Une belle progression, mais qui reste handicapée par le développement du piratage et qui surtout ne compense pas les pertes du papier.

Résultat : les éditeurs réduisent la parution de nouveautés : -10 % en dix ans. Ce qui à terme va aussi avoir des conséquences pour les lecteurs français…

Une passion au pays d'Astérix

Mais pour l'instant, rien à craindre dans l'Hexagone. Après le Japon, la France est le 2e plus gros consommateur de mangas dans le monde. L'an dernier, il s'y est vendu plus de 16,6 millions d'exemplaires, un record historique et une progression de 11 % par rapport à 2017. Cela représente 38 % du marché de la BD. Autrement dit, une sur trois achetées est un manga…

LIRE AUSSI > «Radiant», «Lastman»… les Français s’imposent doucement dans le manga

Leader incontesté : les éditions Glénat (23 % du genre) qui publient notamment les deux mastodontes que sont « One piece » (20 millions d'exemplaires vendus chez nous) et « Dragon Ball » (21 millions) Rien d'étonnant puisque Jacques Glénat, le patron des éditions, a été le premier a importé le manga en France. « Je suis venu en 1983 pour essayer de vendre de la BD européenne aux Japonais. Sans grand succès. Mais j'ai découvert à l'occasion ce qu'était le manga. Je n'y connaissais rien puisqu'il n'y avait aucune parution en France, raconte-t-il. Je suis reparti avec Akira de Katsuhiro Otomo dans mes valises. »

Le succès fut d'ailleurs loin d'être immédiat. Publié « à la japonaise », en fascicules, « Akira » fait un flop. Il faudra attendre deux ans et une édition plus classique en album pour que la série trouve son public. 1990 devient ainsi l'année du premier succès du manga en France grâce à cette oeuvre culte de la science-fiction.

Succès international, « Akira » a également été décliné en film, lui aussi devenu incontournable. Un remake en prise de vue réelle est également en projet./DR  

« Après, nous avons publié Dragon Ball… Mais franchement, à cette époque, personne ne s'attendait à ce que le manga marche à ce point en France, estime Jacques Glénat. Ce qui a sans doute fait la différence, c'est l'arrivée en même temps de tous les produits japonais en France, des motos aux sushis, et les dessins animés du Club Dorothée pour lesquels les gamins se sont passionnés. » Une passion jamais démentie depuis.

 

Haut de page