Le monde
Sturtevant, l'inspiratrice du mouvement « appropriationniste »
Elaine Sturtevant est décédée, mercredi 7 mai2014 à Paris. Considérée comme l'inspiratrice du mouvement « appropriationniste », elle a « refait » les œuvres d'autres artistes.
Par Philippe Dagen Publié le 09 mai 2014 à 09h36 - Mis à jour le 09 mai 2014 à 10h42
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L'artiste américaine Sturtevant et son tableau "Warhol Flowers" (1964-1965) au Musée d'art moderne de Francfort, le 23 septembre 2004. AFP/THOMAS LOHNES
L'artiste américaine Elaine Sturtevant est décédée, mercredi 7 mai à Paris, où elle avait depuis longtemps élu domicile. Née à Lakewood (Ohio) en 1930, elle accomplit ses études artistiques à l'Art Institute de Chicago puis à l'Arts Students League de New York dans une période – les années 1950, le début des années 1960 – dominée par l'expressionnisme abstrait selon Pollock, Kline ou De Kooning. Ils incarnent une conception de la création fondée sur l'originalité irréductible et le geste autographe du peintre.
Toutes qualités que, dès 1965, lors de sa première exposition personnelle à la galerie Bianchini, à New York, Elaine Sturtevant met en pièces. Elle y présente, refaits de sa main, des toiles de Jaspers Johns – un Flag – Frank Stella et James Rosenquist, un plâtre de George Segal, un dessin de Rauschenberg et une sérigraphie de la série des Flowers à la façon d'Andy Warhol. Cette dernière est d'autant plus convaincante qu'elle est réalisée avec les écrans que Warhol utilise lui-même et qu'il confie à l'artiste.
Sturtevant, comme elle se fait appeler en oblitérant son prénom, s'impose en effet de suivre les processus de création des artistes dont elle décide de répéter les gestes. Il ne s'agit pas de faux, puisqu'elle les expose sous son nom ; ni d'imitations parfaites, puisqu'elle travaille de mémoire plus que d'après des reproductions et admet qu'il puisse demeurer une légère marge d'inexactitude.
L'enjeu est autre et plus intellectuel que plastique. L'originalité est-elle la valeur absolue ? Une œuvre refaite perd-elle toute qualité et tout intérêt pour cette raison ? Dans un milieu new-yorkais dominé par la mythologie virile des héros de l'« action painting », que leurs successeurs du pop art reprennent à leur compte, l'intervention de cette artiste, jeune, femme, impertinente et railleuse suscite l'hostilité. Elle n'est pas mieux accueillie à Paris l'année suivante, quand elle présente ces travaux à la Galerie J. En 1967, elle pousse la provocation jusqu'à refaire l'installation The Shop de Claes Oldenburg dans le quartier même où Oldenburg l'a montrée en 1961 : il apprécie peu, le milieu new-yorkais non plus.
L'artiste américaine Sturtevant devant un tableau intitulé "Warhol Flowers" (1990) au Musée d'art moderne de Francfort, le 23 septembre 2004. AFP/THOMAS LOHNES
PLUS D'UNE DÉCENNIE D'EFFACEMENT JUSQU'EN 1986
Cette même année, Sturtevant se place sous le signe de Marcel Duchamp – encore vivant alors – pour une reprise du célébrissime Nu descendant l'escalier, dont son auteur avait lui-même réalisé une réplique avant d'en éditer des reproductions dans la Boîte en Valise. Mais ce n'est pas assez de l'autorité historique de Duchamp pour protéger la sacrilège quand, en 1971 et 1974, elle répète un ensemble d'œuvres de Joseph Beuys dans deux galeries new-yorkaises. Elle fait alors à ses dépens l'expérience de l'ego de l'artiste, tout aussi fort chez Beuys, qui se déclare révolutionnaire, que chez n'importe lequel de ses confrères. Les notions d'originalité et de propriété artistique étant indissociables, quiconque les déstabilise s'aliène le monde de l'art, des créateurs aux galeristes en passant par conservateurs et collectionneurs.
Sturtevant paie l'offense de plus d'une décennie d'effacement : aucune exposition personnelle entre 1974 et 1986. A cette date, la situation a changé. Le mot « appropriationnisme » commence à se répandre pour caractériser des artistes américains pour qui, à leur tour, « refont » du Warhol, du Pollock, du Matisse, du Picasso ou du Duchamp. Sherrie Levine (née en 1947), Mike Bidlo (né en 1953) Richard Prince (né en 1949) sont les figures principales de ce mouvement – fille et fils de Sturtevant, à leur insu ou sans l'avoir reconnu clairement. Elle est confondue avec eux, au mépris de l'histoire.
L'artiste américaine Sturtevant et son installation baptisée "Gonzalez-Torres Untitled (America)" au Musée d'art moderne de Francfort, le 23 septembre 2004. AFP/THOMAS LOHNES
UNE RECONNAISSANCE TARDIVE
Mais cette confusion lui permet de réapparaître. Keith Haring, Anselm Kiefer, Felix Gonzalez-Torres ou Paul Mac Carthy sont à leur tour pris dans son processus, actualisé selon les modes du moment. Peinture, photographie, performance, vidéo : Sturtevant démontre dans cette période combien elle sait se saisir de nombreux modes d'expression et les faire siens, autant que les idées et les formes des artistes qu'elle « vampirise » si l'on peut dire. Elle applique le même traitement acide aux images de l'industrie du divertissement.
Lors de la Biennale du Whitney Museum 2006, elle refait un ensemble très spectaculaire de ready-made à la Duchamp pour une installation que l'on peut tenir soit pour une pieuse commémoration, soit pour une parodie impie – équivoque que Duchamp aurait appréciée.
Dans cette ultime décennie, les expositions se succèdent, dans des galeries et dans des musées en Europe et aux Etats-Unis. L'exposition The Brutal Truth à Francfort en 2004, celle nommée The Razzle Dazzle of Thinking au Musée d'art moderne de la Ville de Paris en 2010, un Lion d'or à la Biennale de Venise cette même année, le Moderne Museet de Stockholm en 2012 : autant de signes de reconnaissance enfin adressés à celle qui avait eu quarante ans auparavant le tort de dire trop tôt que le système de valeurs qui régit l'art contemporain n'est pas moins rigide que celui qui organisait jadis les beaux-arts