COULEURS

l'humanité

Alain Nicolas

Vendredi, 13 Décembre, 2019

Avec son dernier ouvrage Jaune, le professeur émérite à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études et historien, spécialiste de la symbolique occidentale, clôt sa série démarrée avec Bleu en 2000. Il nous présente les enjeux liés aux significations et représentations très souvent accolées à certaines couleurs.

La couleur est si présente dans notre univers qu’on ne la « voit » plus. Elle passe inaperçue, on n’y réfléchit plus. La couleur, depuis toujours, est un non-sujet pour l’histoire, dit Michel Pastoureau, historien et directeur d’études à l’École pratique des hautes études, qui l’a introduite, un peu par effraction, dans le champ de la recherche en sciences sociales. Avec l’héraldique, le bestiaire médiéval, la couleur occupe une place centrale dans des travaux de pointe qu’il a le talent de faire partager au grand public. La série commencée en 2000 par Bleu, histoire d’une couleur vient à se clore avec un ouvrage consacré au jaune.

Très apprécié à l’origine, où il était confondu avec l’or, associé au soleil, à la chaleur, à la lumière, le jaune est peu à peu devenu ambivalent jusqu’à incarner la maladie, le mensonge. Il est associé à la félonie, à la trahison. Il devient la couleur des cocus, moins comiquement des briseurs de grève, jusqu’à la sinistre étoile jaune. Mais son potentiel énergétique fait parfois surface, et le maillot jaune en est une première réhabilitation, jusqu’à ce que les gilets jaunes en fassent la couleur de l’urgence sociale et des territoires à sauver. Michel Pastoureau nous parle de cette mutation et plus largement du rôle de la couleur dans l’histoire de notre imaginaire.

D’où vient votre attraction pour ces sujets délaissés, les animaux, le blason, les couleurs ?

MICHEL PASTOUREAU Le goût des couleurs remonte chez moi à la petite enfance. Je viens d’une famille où il y avait des artistes peintres, mes trois grands-oncles et mon père, qui était très proche des surréalistes. André Breton venait souvent à la maison et m’apportait toujours de quoi peindre et dessiner. Il m’avait appris à sculpter des pommes de terre, à les enduire d’aquarelle et à tamponner du papier. Il avait un goût pour les poissons et pour la couleur verte. Je ne sais pas si c’est lui qui me l’a passé, mais, aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu le vert pour couleur préférée. Je ne saurais pas dire pourquoi, l’écologie n’était pas dans le domaine public. Pour l’héraldique, c’est plus récent. Un professeur de dessin au lycée nous avait fait dessiner un vitrail qui représentait des armoiries – avec un poisson – et ça a déclenché une passion pour le blason. Étudiant, j’ai voulu faire des recherches sur ce sujet, et j’ai découvert à ma grande surprise que c’étaient des terrains peu fréquentés par les universitaires, qui jugeaient ces matières pas sérieuses. J’ai donc dû me battre pour imposer mon sujet de thèse sur le bestiaire héraldique au Moyen Âge à l’École des chartes. Ça rencontrait mon goût pour les animaux, et toutes mes recherches – animaux, couleurs, emblèmes – ont été orientées à partir de là. C’était difficile au début. En particulier pour les couleurs. Il y avait un vrai silence dans la bibliographie. Les historiens du vêtement ne parlent jamais des couleurs, alors que des sources existent. Et la couleur était – ce n’est plus le cas aujourd’hui – la grande absente de l’histoire de l’art. Le dessin, le trait, c’est l’abstraction, ça s’adresse à l’esprit. La couleur, c’est le sens, la matière. Le dessin est masculin, la couleur féminine.

Vous montrez une œuvre de Guido Reni représentant un dialogue amoureux entre dessin et couleur, où le dessin est un homme et la couleur une femme.

MICHEL PASTOUREAU Et il la protège, parce qu’elle est fragile. Mais il faut dire que les difficultés dont je parle ont vite disparu. Ça s’est passé au moment où l’histoire s’ouvrait, où tout pouvait devenir objet d’histoire. Pour les couleurs, il y a eu des progrès, lents, et pour les animaux, très rapides. L’animal est devenu un sujet carrefour très important pour les sciences humaines. Mon antériorité, jadis un handicap, est maintenant un privilège. Mais mes étudiants n’en bénéficient pas. Les barrières sont revenues dans le champ académique, même si intellectuellement tout le monde est pour l’interdisciplinarité.

Comment étudie-t-on la couleur ?

MICHEL PASTOUREAU Dans mon travail, je commence toujours par le vocabulaire, celui des sociétés anciennes. L’histoire des mots m’apprend énormément. C’est mon premier terrain d’enquête et je conseille toujours à mes étudiants d’en faire autant, quel que soit leur sujet. Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports entre couleur et société. Les teinturiers m’apprennent autant que les peintres. C’est un corps de métier passionnant, turbulent, qui laisse pas mal de traces dans les archives. L’industrie textile est la plus importante au Moyen Âge. Ce sont des artisans, donc méprisés par les marchands, des pollueurs, un peu suspects parce qu’ils changent la matière, et d’une certaine façon des menteurs.

Le vocabulaire a une histoire. Ainsi, pendant longtemps, il n’y avait pas de mot pour dire le bleu.

MICHEL PASTOUREAU Il y en avait trop ! Chez les Grecs, la mer n’est jamais bleue. Ce sont les sociétés qui font les couleurs. La nature propose des milliers de colorations. Les sociétés les regroupent en grandes catégories, qu’elles appellent couleurs. Certains de ces regroupements apparaissent avant les autres. Ainsi, blanc, rouge et noir, dans toutes les cultures. Puis viennent le vert, le jaune et enfin le bleu. Le lexique suit cette chronologie. Longtemps les mots pour blanc, rouge et noir sont solides et précis, et plus flottants pour jaune et bleu.

D’où vient le mot jaune ?

MICHEL PASTOUREAU Du mot latin « galbinus », qui vient lui-même du « gelb » allemand. Avant, il y avait des mots imprécis, instables. C’est pareil pour bleu, qui vient de « blau », pour gris, brun. Le mot latin pour bleu, « cæruleus », suscite beaucoup de débats. Est-ce qu’il vient de « cera », la cire, de « cælum », le ciel ? Et il y a d’autres mots, et c’est encore pire en grec… Le lexique montre beaucoup de choses, mais il faut enquêter du côté des sens figurés, des proverbes, des adages, qui en disent long.

Et en dehors des mots ?

MICHEL PASTOUREAU Je m’intéresse aux autres codes sociaux, vestimentaires, mais aussi aux armoiries, aux emblèmes, aux drapeaux, aux sceaux, aux uniformes, aux maillots des sportifs, et bien sûr au Code de la route. Les terrains de sport sont de formidables terrains d’observation.

Précisément, vous montrez que le jaune est très ambivalent. Il est parfois vu comme maladif, de mauvais aloi, mais le maillot jaune rappelle son côté énergisant, généreux, solaire.

MICHEL PASTOUREAU C’est le propre de chaque couleur, mais l’histoire du jaune est plutôt celle d’un renversement de valeur. Dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge central, le bon jaune l’emporte sur le mauvais, et à partir du XVe siècle le mauvais jaune est plus abondant. En plus, le jaune souffre de la concurrence de l’or. À partir d’un certain moment, l’or accapare tous les bons aspects, lumière, chaleur, prospérité, fécondité, et le jaune n’a plus que les mauvais. La jalousie, l’envie, la maladie, la folie, et surtout le mensonge et la trahison. Ça va en faire une couleur peu présente en Occident, et pas très aimée. Les deux grands agents de la revalorisation de la couleur jaune sont, à la fin du XIXe siècle, les peintres, impressionnistes et peintres de plein air, puis surtout les fauves, Gauguin et Van Gogh. Les sportifs commencent à porter du jaune, dans les sports d’équipe, et surtout avec ce coup de génie qu’est l’invention du maillot jaune pour le Tour de France. L’expression sort rapidement du monde du sport pour désigner la réussite, et pas seulement en France. Mais dans les enquêtes sur les couleurs préférées, le jaune arrive régulièrement bon dernier. Le plus fascinant est que depuis que ces enquêtes existent, dans les années 1880, les résultats ne changent pas. Les matières, les éclairages, les objets et leurs usages, les habitations, les vêtements changent, mais les préférences sont immuables.

Le jaune a aussi une fonction signalétique.

MICHEL PASTOUREAU Le jaune se voit. Et d’autant plus qu’il est peu employé. Il fait écart. La signalétique s’en est servie, pour les engins de chantier, le balisage, et aussi pour les jouets, qui sont plus souvent jaunes que le reste des objets. On le voit dans l’affichage, dans la publicité, pour son côté tonique.

En va-t-il de même dans les autres cultures ?

MICHEL PASTOUREAU Je me limite à l’Europe parce que je parle de faits sociaux et que je connais mieux ces sociétés, mais je lis les travaux des autres. Pour l’Asie et l’Afrique, je suis parfois gêné de voir des Européens qui apportent, malgré eux, leurs propres schémas. Néanmoins, il est clair que les invariants sont moins nombreux que les variables, malgré la mondialisation, qui est souvent un alignement sur l’Occident. En Chine et en Inde, le jaune est beaucoup plus présent. En Chine, c’était au départ une couleur réservée à l’empereur. Notre bleu n’est pas tellement aimé, ni en Inde – Bouddha détestait, dit-on, le bleu – ni en Chine, ni au Japon. Le rose y est plus aimé qu’en Occident.

Comment les classes jouent-elles avec les couleurs ?

MICHEL PASTOUREAU Les morales sociales et religieuses imposent des couleurs, ou les interdisent. Certains métiers doivent se faire remarquer. Les prostituées, les jongleurs, les musiciens, les bourreaux – plus souvent jaunes que rouges. D’autres doivent se fondre dans le décor. Les veuves doivent suivre des codes précis, les jeunes aussi parfois. C’est au début du protestantisme dans l’Europe calviniste que les prescriptions sont les plus drastiques. On parle d’un véritable « chromoclasme » protestant. Le rouge, le jaune et le vert sont jugés trop voyants. La Réforme repeint les églises en blanc et la Contre-Réforme sature l’espace d’ors, d’images et de couleurs.

Aujourd’hui, tous les mouvements politiques ont une couleur.

MICHEL PASTOUREAU Tout cela naît à la Révolution avec un blanc royaliste et un bleu républicain. Le bleu devient ensuite conservateur, quand apparaît un rouge plus progressiste, voire révolutionnaire. Suit un noir libertaire, couleur aussi associée à l’Église, d’où ce drôle de partage entre cléricalisme et anarchisme. Plus récemment, le vert a été monopolisé par les écologistes, qui ont même pris le nom de cette couleur.

Et le jaune ?

MICHEL PASTOUREAU Le jaune avait sa mauvaise réputation. Les syndicats briseurs de grèves ont beaucoup fait pour cela. Jaune est devenu synonyme de traître. Mais comme en politique les nuances – jaune citron, jaune d’or, etc. – ne comptent pas, il faut bien puiser dans la palette existante. Le centre a pris l’orangé. Les libéraux allemands ont pris le jaune pour les mêmes raisons. Le Mouvement 5 étoiles en Italie a aussi choisi le jaune, pour montrer qu’il se distinguait de tous les autres partis. Et depuis un an, en France, nous avons les gilets jaunes.

C’est aussi une réappropriation de cette couleur qui signale le danger ?

MICHEL PASTOUREAU Plutôt le sauvetage, et l’idée de sauver une France oubliée. Quoique le gilet orangé soit dans un quart des véhicules. Peut-être que l’orangé aurait pu être plus efficace dans ce rôle. Mais le jaune des gilets est plus saturé, presque fluo. Ce qui est dommage, c’est qu’il devient verdâtre sur les photos. Nous manquons évidemment de recul. Dans les décennies à venir, on verra peut-être de nouvelles réattributions, ou des jeux bichromes, au gré des alliances. C’est déjà le cas en Allemagne. On parle en France de convergence rouge-vert. L’observateur des couleurs n’a pas fini sa tâche !

MICHEL PASTOUREAU

Jaune, histoire d’une couleur, de Michel Pastoureau, Seuil, 240 pages, 39 euros


 

Haut de page