Mémoires de Woody Allen : « S'il avait été condamné, l'aurais-je publié ? »
La légende de l'édition italienne Elisabetta Sgarbi publiera les Mémoires du réalisateur. Mais aussi Vanessa Springora. Elle s'en explique au « Point ».
Par Christophe Ono-dit-Biot
Publié le 14/03/2020 à 13:17 | Le Point.fr
« Tous les magasins sont fermés, donc aussi les librairies. L'Italie a, à juste titre, tout arrêté pour ralentir l'infection virale, mais les livres continuent de circuler comme ils le peuvent », nous déclare Elisabetta Sgarbi depuis l'Italie frappée par le coronavirus. « J'attends de voir les résultats de l'e-book et du livre audio. Notre maison d'édition s'est engagée à promouvoir les livres sur tous ces fronts et, éventuellement, à aider les libraires indépendants en leur accordant des délais de paiement. » Elle est la légende de l'édition italienne. Celle qui a publié Umberto Eco, James Ellroy, Imre Kertész, Jay McInerney, mais aussi Michel Houellebecq, Amin Maalouf, Tahar Ben Jelloun ou Thomas Piketty. Pendant vingt-cinq ans, Elisabetta Sgarbi a été éditrice et directrice éditoriale de la célèbre maison Bompiani. En novembre 2015, elle fonde, avec Umberto Eco, la maison d'édition La Nave di Teseo. C'est sous ce pavillon qu'elle publiera en Italie le 9 avril les Mémoires de Woody Allen. « Si à la fin du mois de mars nous assistons à un ralentissement de l'infection virale. Sinon, nous devrons nécessairement le reporter », précise-t-elle. Elle s'en explique au Point.
Le Point : Qu'est-ce qui vous a décidé à publier les Mémoires de Woody Allen ?
Elisabetta Sgarbi :J'ai toujours publié Woody Allen, tous ses livres. Et le premier à le publier en Italie a été Umberto Eco, chez Bompiani. À La Nave di Teseo, j'ai tout fait pour pouvoir publier son autobiographie. Personnellement, je l'ai déjà publié en 2007, lorsque son recueil de nouvelles Mere Anarchy (traduit en français sous le titre L'erreur est humaine, Flammarion, 2007, NDLR) est sorti, et je ne me souviens pas avoir été témoin de toutes ces controverses. Bref, il me semblait naturel de publier un auteur que j'ai toujours publié. Je l'ai plutôt remercié d'avoir choisi de continuer avec moi : après tout, je vis et travaille désormais dans une autre maison d'édition.
Comprenez-vous le revirement de son éditeur américain qui, devant la pression, a décidé de ne plus publier le livre ?
Je le comprends, bien sûr, mais je ne peux pas le partager, à tel point que j'ai pris une décision différente. Je pense que le groupe Hachette a subi beaucoup de pression et a dû choisir entre la révolte de nombreux auteurs et le choix d'en publier un. Une situation difficile, dans laquelle un éditeur ne devrait jamais se retrouver : parce que les livres doivent être publiés. Après, chacun a la liberté de les acheter ou pas, de les lire, de les ignorer, de les détester, ou de les détruire de manière critique. Si nous devions évaluer le casier judiciaire ou la conduite morale des artistes, nous aurions des étagères et des musées vides. Il existe une autonomie sacro-sainte de l'art et du jugement esthétique par rapport à la morale.
Êtes-vous inquiète quand le mouvement #MeToo, partant d'une juste cause – la violence faite aux femmes –, désormais ne semble plus se soucier du droit ?
Il faut distinguer au cas par cas. L'affaire Allen a fait l'objet d'une enquête approfondie de la part des autorités américaines, qui ne sont pas certainement douces. Et le dossier a été classé sans suite. La question, le cas échéant, serait : s'il avait été condamné, l'aurais-je publié ? La réponse, à ce stade, pour moi, est oui, je l'aurais publié.
Pour quelle raison ?
S'il n'a pas été reconnu coupable par la justice américaine, je ne vois pas pourquoi ne pas publier ses livres. S'il avait été jugé et reconnu coupable par la justice américaine, cela signifierait qu'il serait déjà en train de payer pour son crime, et la civilisation du droit européen, celle qui vient des Lumières et du christianisme, de Cesare Beccaria et son Des délits et des peines (publié en 1764, cet ouvrage fondamental, traduit très vite dans toute l'Europe et commenté par Diderot ou Voltaire, établit les bases et les limites du droit de punir, et recommande de proportionner la peine au délit, NDLR) oblige à penser que la personne ne peut pas pleinement s'identifier à l'histoire de son crime. Il n'y aurait donc aucune raison de ne pas publier dans ce cas également.
Enfin : n'admirons-nous pas le Caravage qui était aussi un meurtrier qui a échappé à la loi ? Et ne lisons-nous pas Pasolini, qui a également eu des problèmes de justice pour ses relations ? Une chose est un procès équitable et une condamnation judiciaire pour ceux qui commettent un crime. Une autre est le jugement esthétique sur une œuvre d'art. Ensuite, comme l'a dit Stephen King dans un tweet, ceux qui pensent que Woody Allen est un pédophile n'achètent pas ses livres et ne regardent pas ses films. Mais pas de censure.
D'autre part, je vais publier le livre de Vanessa Springora, Le Consentement. Je suis une femme et j'ai beaucoup lutté pour affirmer mon identité. Pour moi, le livre de Springora est un témoignage important : parce qu'une victime prend la parole et parce qu'elle aborde un problème crucial, celui de la prise de conscience qui va de pair avec le consentement. C'est le thème crucial de Pasolini dans Enquête sur la sexualité. Le film se conclut ainsi : « la conscience de votre amour s'ajoute à votre amour. » Le Consentement n'est pas seulement le témoignage d'une femme qui a été maltraitée dans sa jeunesse. Mais une œuvre littéraire qui met en scène une réalité complexe, pleine de nuances, qui donne de la profondeur au témoignage.
De nouvelles menaces pèsent aujourd'hui sur les créateurs, notamment l'accusation d'« appropriation culturelle », ou d'« offenser » tel ou tel groupe… Que vont donc devenir les métiers de cinéaste, d'écrivain, d'artiste, d'éditeur ?
Chacun doit faire son travail : l'écrivain doit écrire ce qu'il pense, ses œuvres parleront pour lui et il en répondra. Un éditeur doit choisir quoi publier : une fois le choix fait, il doit tout donner pour soutenir cet auteur et cette œuvre. L'histoire de la littérature du siècle dernier est l'histoire de grands auteurs et de grands éditeurs qui ont pris des risques économiquement et moralement. Sans ces risques, quel sens cela aurait-il d'être un éditeur ?
L'Europe a-t-elle, sur le plan de la liberté d'expression, un rôle d'éclaireur ou de garant à jouer par rapport à ce qui se passe aux États-Unis ?
Je le répète, la liberté doit être absolue dans le domaine de l'art et de la littérature. La censure préventive, jamais ! C'était également ma position lors de la controverse qui a frappé la Foire du livre de Turin l'année dernière. Un éditeur proche de la droite a été empêché de présenter un livre d'entretien de la journaliste Chiara Giannini avec Matteo Salvini, alors ministre de l'Intérieur. Cet éditeur, Altaforte, avait régulièrement acheté un espace dans la Foire, le livre ne contenait rien de scandaleux, et Salvini à cette époque – qu'on le veuille ou non – était ministre de la République. Bref, la censure est intervenue, car cette maison d'édition, active depuis plusieurs années, était considérée comme fasciste. Le résultat de la censure – injuste – a fait exploser le livre et motivé le consentement à Salvini. C'est pourquoi je suis toujours contre la censure : penser faire le bien finit par faire mal.