Solange Gonzalez, Nicolas Malebranche, La science de l’homme, CNDP-CRDP, collection « Philosophie en cours », avril 2013 lu par Guy Renotte
Par Florence Benamou le 27 janvier 2014, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Solange Gonzalez, Nicolas Malebranche, La science de l’homme, CNDP-CRDP, collection « Philosophie en cours », avril 2013 lu par Guy Renotte.
Le mystère de l’homme cartésien, être par soi mais composé de deux substances hétérogènes et actives, est, on le sait à l’origine des philosophies occasionnalistes qui, au nom de leur fidélité à la distinction cartésienne des substances, refusent l’explication cartésienne de l’âme et du corps et l’hypothèse d’une interaction réelle. L’ouvrage de Simone Gonzalez se présente comme une courte synthèse de la philosophie de Nicolas Malebranche, le plus radical, mais peut-être le plus conséquent des occasionnalistes qui condense les enjeux de la solution occasionnaliste à la question de l’action réciproque de l’âme et du corps et ceux de la vision apologétique dans laquelle la philosophie doit s’inscrire, selon lui, sans s’y réduire.
A cet égard la notion de « science de l’homme » qu’il faut comprendre comme « science de l’esprit en tant qu’il est uni à un corps », précipite la crise du concept de causalité efficiente et atteint directement l’anthropologie cartésienne et le concept central de passion, phénomène spécifique et révélateur de l’union de l’âme et du corps. Comment peut-on encore, dans ces conditions, parler d’anthropologie dans une philosophie qui, par son orientation occasionnaliste achevée, dénie à l’étant créé toute efficience réelle et refuse au corps le pouvoir de produire immédiatement et directement des effets dans l’âme ?
Le livre après une présentation des différentes théories occasionnalistes se divise en trois mouvements : l’union avec le corps, l’union avec Dieu, l’union avec les hommes. Dans la conclusion, Solange Gonzalez revient sur la question du théocentrisme de Malebranche qui, loin d’empêcher la constitution d’une anthropologie en établit plutôt l’authenticité : car, pour ce mystique ascétique qu’est le Père Malebranche, il est possible de s’abstraire suffisamment, dès cette vie, des liens du corps, afin de parvenir à une vision de ses idées en Dieu, présent au plus intime de nos cœurs. Cette vision n’atteint nullement l’essence divine prise absolument, mais seulement les idées qui s’y trouvent. Elle est le privilège des contemplatifs qui ont tout quitté à cette fin et vivent de la béatitude des cœurs purs. Dans la notion de vision béatifique, la tradition scolastique avait traduit en termes métaphysiques la réponse chrétienne à la discontinuité fondamentale que représente la mort. Malebranche pense quant à lui de manière continue les possibilités d’attachement et de détachement à l’égard du corps entre deux extrêmes qui seraient la jouissance charnelle menée par la concupiscence de l’orgueil et la mort ascétique du philosophe : cet « entre-deux ontologique de l’esprit », comme l’écrit Simone Gonzalez, placé à mi-chemin entre ces deux réalités diamétralement opposées que sont Dieu et le corps.
Dans un premier temps, l’auteur commence par établir une petite synthèse des théories occasionnalistes avant Malebranche. Chez Louis de la Forge, Dieu n’est plus tant la cause de l’union parce qu’il assure la corrélation des modalités que parce qu’il produit aussi l’effectivité de l’événement psychique lui-même. Examinant les conditions particulières de l’union (en l’occurrence les particularités de la structure corporelle et physiologique de chaque individu), La Forge indique que « cette cause a le pouvoir de déterminer Dieu à marier une telle pensée avec un tel mouvement dans un tel homme ». La cause corporelle (l’ensemble des conditions particulières) se voit dépouillée de toute efficience propre ; elle n’est plus que le motif, si l’on veut, la raison qui détermine Dieu à associer, selon une loi constante, une pensée à un mouvement. On reconnaît, dans l’usage de cette cause qui détermine, une préfiguration de la définition malebranchiste de l’occasion comme « cause déterminante ». Les premières pensées occasionnalistes ouvrent donc une crise du concept de cause efficiente, et par là même, de la philosophie des passions. La concentration de l’efficience en Dieu fait de la passion un effet sans cause et donc, sans raison suffisante. L’occasion nous assure d’un fait, sans nous en pouvoir donner l’explication ultime. Incapable de penser par ailleurs une véritable causalité de Dieu sur l’esprit, Géraud de Cordemoy commet un parricide cartésien en rabattant l’union de l’âme et du corps sur le paradigme de la causalité physique, elle-même entendue comme corrélation entre une occasion corporelle et la causalité de Dieu. La façon dont Dieu agit sur l’esprit ne peut encore se concevoir qu’à partir de celle dont il agit sur les corps. Arnold Geulincx quant à lui, un autre occasionnaliste du XVIIe siècle, assigne explicitement une contrainte épistémique à la causalité. Prendre l’action volontaire pour le paradigme de la causalité, c’est bien ce que Geulincx semble avoir fait : dans ce cas, il deviendrait parfaitement rationnel de prétendre que la connaissance est nécessaire à la causalité : si les agents volontaires ont besoin de la connaissance pour exercer leur causalité (comme Descartes, Malebranche et Geulincx en conviennent) et si toute vraie causalité, c’est-à-dire toute activité efficace, doit être comprise selon le modèle des causes volontaires, il s’ensuit que la connaissance est requise pour toute causalité, c’est-à-dire pour toute activité efficace.
Après ce rappel, Solange Gonzalez engage sa réflexion sur le premier thème de son étude : l’union avec le corps. Malebranche rompt très nettement avec la doctrine de Descartes puisqu’à la conjonction cartésienne de l’essence et de l’existence, opérée d’abord dans le cogito, Malebranche substitue un double chiasme : si l’existence de l’ego est un fait de conscience indubitable, son essence est condamnée à rester obscure, et, inversement, la vision claire et distincte de l’essence de l’étendue est accompagnée par l’impossibilité de démontrer en toute rigueur son existence. Le sentiment se trouve ainsi qualifié comme mode de donation de l’existence par l’occasionnalisme, qui découvre qu’il partage avec elle une même cause. D’une manière générale, la manifestation de l’existence doit nécessairement prendre la forme d’une révélation, sa condition de possibilité étant un acte divin qui redouble en quelque sorte celui de la création. Si le premier homme pouvait conclure en toute rigueur à l’existence des corps à partir de ses sentiments, alors qu’aujourd’hui la foi seule peut nous en convaincre, le mode de donation de l’existence demeure toutefois fondamentalement homogène. Une « révélation surnaturelle » est venue suppléer une « révélation naturelle » devenue inopérante à la suite du péché, mais dans un cas comme dans l’autre, la manifestation de l’existence relève d’un acte de la volonté divine, irréductible à ce titre à la vision en Dieu. Pour traduire la relation de l’esprit au corps, l’oratorien préfère parler de « dépendance », réservant le terme d’« union » pour exprimer l’effectivité de l’agir divin. La communauté substantielle de Dieu et de l’esprit humain justifie l’usage de la relation causale pour décrire l’activité de Dieu sur la substance finie et passive qu’est l’esprit. Simultanément, l’hétérogénéité substantielle de l’esprit et du corps ouvre au sein du fini une béance infinie.
Dans un deuxième temps de son analyse, Solange Gonzalez étudie le problème de l’union avec Dieu. Il est classique de dire que l’augustinisme radical de Malebranche refuse toute communication divine à l’esprit humain d’un contenu de connaissance et en particulier les idées innées des substances telles que les conçoit Descartes. Mais il en tire la conséquence exigée par la conception scolastique de la vision des bienheureux : en Dieu, les idées ne sont pas distinctes de son essence. Il faudra donc bien que ce soit, comme dans le cas des bienheureux au ciel, la divine essence même qui soit l’idée de toute substance intelligible vue en Dieu. On sait que, pour l’oratorien, Dieu est précisément le seul à pouvoir être connu de nous par son propre être. Même notre âme ne nous est dévoilée que par conscience ou sentiment intérieur, ce qui exclura l’idée d’une substance pensante intelligible. Quant aux corps, ils ne nous sont connus que par l’idée d’étendue intelligible contemplée en Dieu, sans parler des autres esprits que nous n’appréhendons que par conjecture. Dieu seul en effet est capable d’agir dans l’esprit et de se découvrir à lui, illabi menti, dirait-on en langage scolastique augustinien. Voilà ce qui exclut une connaissance par essence des intelligences séparées. Dieu est présent au plus intime de notre esprit, il lui est même plus intime que lui-même puisqu’il se révèle par son essence tandis que nous ne nous connaissons que par sentiment intérieur. Dès lors, Malebranche ne « naturaliserait-il pas notre rapport à la transcendance » selon l’expression de Solange Gonzalez, en essayant de penser quelque chose comme un « sentiment rationnel » ?
Mais si les principes de la loi naturelle sont inscrits dans la raison humaine, comment expliquer la diversité des mœurs et des coutumes ? Et réciproquement, si cette loi transcende l’homme, il faut que celui-ci ait une faculté susceptible de la lire en Dieu. N’est-ce pas en actualisant pleinement sa rationalité humaine qu’il s’élève au comportement raisonnable ? Cette capacité de la raison pratique à atteindre l’universalité des valeurs n’est-elle pas plus qu’une exigence subjective (comme le suggérera Kant), une ouverture de la raison humaine sur la raison divine ? Ce sont sur ces différentes questions de l’anthropologie en Dieu, de l’anthropologie morale mais aussi sur la conception psychophysiologique du lien social qui joue un rôle stratégique dans l’économie divine soumise au principe de l’optimum, que Solange Gonzalez s’interroge dans la dernière partie de son ouvrage, intitulée « l’union avec les hommes ». L’ordre de la raison divine, constituant la loi éternelle, n’assume pas seulement les lois ancienne et nouvelle qu’elle a révélées aux hommes, elle règne par les lois de la nature régulant les êtres inanimés, par l’instinct des animaux et par la raison naturelle qui en est la participation inscrite dans les créatures rationnelles. C’est cette participation de leur raison à celle du Créateur qui leur permet de se guider vers leur fin, et la loi humaine, positive, est censée être l’expression de cette rationalité. Seule une mise en perspective de la synthèse opérée par Malebranche entre Raison et Ordre par rapport aux grandes ruptures médiévales peut faire saisir la grandeur de son retour à Augustin. L’oratorien tente de ce point de vue une réconciliation de ces points de vue divergents auxquels l’opposition entre volontarisme et intellectualisme a conduit même les philosophes. Or ce n’est qu’en Dieu que volonté et intelligence peuvent retrouver leur unité substantielle, précisément en raison du mystère trinitaire. La pierre d’angle de cette synthèse se trouve dans la notion d’Ordre comme le rappelle avec force Solange Gonzalez : « L’Ordre est un et immuable et désigne l’agencement entre les lois universelles et les événements singuliers. » Quelle marge de manœuvre reste-t-il à l’homme, se demande alors l’auteur, à partir du moment où sa raison et sa volonté sont toujours déjà commandées par l’Ordre ? Selon elle, cette notion d’Ordre « articule l’épistémique à l’éthique selon les principes d’un rationalisme moral, étendu à la sphère de la raison pratique ». Que faut-il entendre par là ? Ceci, que l’Ordre est peut-être la sagesse divine qui informe la Charité. Mais leur unité ad extra trouve son fondement dans la Trinité. En effet, toute lumière intellectuelle vient à l’homme du Verbe, et tout mouvement volontaire le portant au bien, lui vient de l’Esprit Saint. Tout se passe alors, pour reprendre les termes de l’auteur, « comme si seule une conception intellectualiste de la morale en termes d’amour de l’ordre pouvait être pensée dans le cadre de l’occasionnalisme mais qu’elle était tout aussitôt rendue à son impuissance ». Car l’union de l’amour et de la raison n’est substantielle qu’en Dieu dans la mesure précisément où elle épouse celle des personnes divines. Ainsi le retour de l’homme vers Dieu qui demeure pour Malebranche une finalité revêt-il bien ces deux dimensions : intellectuelle et affective. La voie est donc essentiellement ascétique, non seulement dans sa dimension affective, pour préférer les biens spirituels à ceux que la concupiscence vient proposer, mais encore dans sa dimension intellectuelle requérant de l’âme qu’elle se détache du corps pour porter son attention à Dieu. Prise ici-bas entre ces deux unions, au corps et à Dieu, elle ne saurait donc atteindre la contemplation parfaite réservée aux bienheureux.
Ce sont sur les conditions de possibilité et de légitimité de l’obligation politique que s’achève la dernière partie de l’ouvrage, même si Malebranche à l’instar de Descartes n’a pas développé de réflexions spécifiquement politiques. De la sorte, contre le relativisme moral et politique, Malebranche semblerait opposer, selon l’auteur, « l’ordre immuable des vérités pratiques ». Car l’acquiescement au juste et au vrai chez Malebranche n’a plus rien à voir avec le consentement contractualiste, tel qu’on le trouve dans le courant jusnaturaliste, en cela que l’occasionnalisme réfère tout plaisir raisonnable ou sensible à Dieu. L’effort rationaliste de Malebranche conserve ainsi, tout en lui empruntant son paradigme majeur de la vision en Dieu, une ouverture sur un horizon eschatologique de la Raison et de son Ordre de sainteté.
Dans sa conclusion, Solange Gonzalez rappelle le paradoxe de l’anthropologie malebranchiste qui s’accomplit et se donne à connaître comme « un humanisme sans sujet ». L’oratorien inventerait cette « subjectivité autoconstituante » pour résoudre l’aporie occasionnaliste d’une passion sans cause. Méditant l’énigme de l’homme cartésien, Malebranche verrait en la vision en Dieu la réponse la plus adaptée au refus constitutif de l’occasionnalisme.
Ce petit livre de 86 pages se présente comme une synthèse intelligente et bien documentée, très intéressant pour des étudiants ou des personnes désireuses de s’initier à l’œuvre de Malebranche. Mais l’ouvrage est aussi utile pour des chercheurs aguerris, soucieux de rouvrir le dossier du rapport de Malebranche à Descartes, désormais munis des acquis de décennies d’études cartésiennes particulièrement fécondes. On pourrait juste à cet égard regretter l’absence d’une bibliographie qui pourrait nous donner l’idée du renouvellement des problématiques depuis la dernière grande interprétation du Cartésianisme de Malebranche par Ferdinand Alquié en 1974.
Solange Gonzalez montre bien que même si l’on a coutume d’appréhender l’œuvre de l’oratorien à partir de l’influence de ceux qu’il se plaisait à appeler ses deux « moniteurs », Augustin et Descartes, il peut être très éclairant de contribuer à mettre en évidence les paradigmes scolastiques hérités par Malebranche, mais aussi les transformations profondes qu’il leur fait subir en les assimilant progressivement dans le cadre de la construction de son propre système philosophique.
L’auteur s’interroge ainsi sur l’aporie malebranchiste qui, prenant acte de la déchéance de la causalité efficiente, pense Dieu comme l’opérateur réel de l’union et non plus simplement comme l’ouvrier de la corrélation. A cet égard, le refus d’une quelconque relation de causalité entre des substances homogènes (les corps) ou hétérogènes (les corps et les âmes), la destruction du concept de forme substantielle (y compris pour penser l’union de l’âme et du corps), l’opacité de l’union psychophysique à la pensée claire et distincte et l’affirmation de l’exclusive causalité de Dieu constituent autant de thèses originales que l’ouvrage de Simone Gonzalez permet de mettre en lumière.
En ordonnant ainsi l’existence, au-delà et en-deçà de l’idée, au mystère de la puissance et aux ténèbres du sentiment, l’auteur montre avec justesse que Malebranche sacrifie sans doute la possibilité du discours ontologique, mais fait droit à un mode de donation irréductible à la vision en Dieu, qui n’est autre que cette présence claire-obscure à soi-même qui définit et constitue l’esprit.
Guy Renotte