Patrick Wotling, Nietzsche, Éditions Le Cavalier Bleu, collection idées reçues, 2009, par Thierry De Toffoli

Patrick Wotling, Nietzsche, Éditions Le Cavalier Bleu, collection idées reçues, 2009, 127 pages.


Pour cet ouvrage, Patrick Wotling s’est prêté à l’exercice très particulier qu’exige la collection « idées reçues ». Le texte se doit d’être bref, clair et précis, afin de comprendre d’où viennent ces idées reçues, la part de vérité qu’elles peuvent encore receler et, dans le même temps, en montrer la fausseté ou l’inexactitude. Le cas de Nietzsche se révèle particulièrement intéressant tant il véhicule d’idées reçues, de caricatures, de déformations ou de contresens. Avec la précision qu’on lui connaît, Patrick Wotling examine donc les affirmations les plus courantes, tachant chaque fois d’en saisir l’origine dans une lecture particulière de certains textes, puis, toujours en se référant très précisément au corpus nietzschéen, restaure le sens exact de la pensée du philosophe, ce qui permet au final, dans un ouvrage très court, de restituer, non pas la pensée de Nietzsche dans toute sa complexité, mais du moins un mouvement de pensée qui offre quelques clefs pour séjourner dans l’œuvre.

Patrick Wotling, Nietzsche, Éditions Le Cavalier Bleu, collection idées reçues, 2009, 127 pages.


Pour cet ouvrage, Patrick Wotling s’est prêté à l’exercice très particulier qu’exige la collection « idées reçues ». Le texte se doit d’être bref, clair et précis, afin de comprendre d’où viennent ces idées reçues, la part de vérité qu’elles peuvent encore receler et, dans le même temps, en montrer la fausseté ou l’inexactitude. Le cas de Nietzsche se révèle particulièrement intéressant tant il véhicule d’idées reçues, de caricatures, de déformations ou de contresens. Avec la précision qu’on lui connaît, Patrick Wotling examine donc les affirmations les plus courantes, tachant chaque fois d’en saisir l’origine dans une lecture particulière de certains textes, puis, toujours en se référant très précisément au corpus nietzschéen, restaure le sens exact de la pensée du philosophe, ce qui permet au final, dans un ouvrage très court, de restituer, non pas la pensée de Nietzsche dans toute sa complexité, mais du moins un mouvement de pensée qui offre quelques clefs pour séjourner dans l’œuvre.

Introduction :

L’introduction nous amène directement à saisir la difficulté posée par la pensée de Nietzsche. Après avoir évoqué quelques exemples d’idées reçues, Patrick Wotling souligne ce qui peut alimenter les lectures déformantes du philosophe. Faisant de la complexité du texte une opportunité pour s’en saisir abusivement, le lecteur peut en effet se croire autorisé à en tirer ce qu’il souhaite : « A chacun son Nietzsche » ! A quoi il faut répondre par le fond : rappeler en effet que l’acte même de penser, chez Nietzsche, est d’une exigence radicale. Qu’est-ce qu’un philosophe ? Quels doivent être ses questionnements ? C’est l’activité même du philosophe qui est repensée, pourchassant précisément le manque de rigueur chez ses prédécesseurs qui n’ont pas su poursuivre avec suffisamment d’acuité les contradictions qui émaillent l’histoire de la philosophie. Face à une réalité complexe que caricature une pensée dualiste, il faut réapprendre à lire, à interpréter ce réel. Le philosophe devra être médecin et créateur. Mais comment le comprendre, dans la subtilité du propos, dans une écriture réinventée, dans ce dédale qu’il s’est attaché à construire, au risque (assumé) de perdre ses lecteurs ? L’un des mérites de cet ouvrage, on le voit d’emblée, est de placer, face à la simplicité déroutante des idées reçues, la profondeur et l’exigence d’une démarche qu’il nous invite à suivre à travers quatre chapitres, divisés eux-mêmes en quatre sous-chapitres.

Premier chapitre :

Le premier chapitre interroge le statut même que certaines idées reçues confèrent à Nietzsche : « Nietzsche n’est pas un philosophe ». Pensée complexe, style, caractère novateur du questionnement, et même vie du philosophe ont contribué à alimenter cette idée. La folie, le style poétisant, les contradictions, l’absence de systématicité sont ainsi interrogés afin de redresser l’image du philosophe. Passant du mythe à la réalité, on rappelle d’abord l’origine organique (probablement la syphilis) des troubles qui expliquent sa triste fin. On voit bien par quel anachronisme (voire par quelle volonté de nuire) on construira la légende. Les trois autres idées évoquées nous conduisent plus directement au cœur de la pensée de Nietzsche. Si nul ne peut nier l’apparente poésie de Zarathoustra, les orientations parfois déroutantes des textes, le caractère foisonnant des aphorismes, les conclusions qu’on en tire doivent être rectifiées. Il y a chez Nietzsche, l’auteur nous le rappelle, un refus argumenté d’une réduction de la pensée au discours exclusivement rationnel. Non qu’il approuve la contradiction dans le discours, il ne cesse de la poursuivre, la trouvant précisément chez nombre de philosophes systématiques. C’est la réalité elle-même, complexe, faite de processus et non de « choses », qui interdit à la pensée un caractère purement objectif. Du coup, c’est le langage même dans lequel s’écrit la pensée qui doit être recréé. Non pas en poétisant la réflexion (ce qu’il rejette), mais en permettant à la pensée de suivre des processus qui s’originent dans l’activité inconsciente, qui intègrent des affects jusque dans l’expression, puisque celle-ci doit épouser fidèlement les processus qui s’en alimentent. L’auteur revient à plusieurs reprises sur la dimension pratique d’une telle pensée. Si le philosophe est médecin, c’est parce que les valeurs qui sous-tendent les discours philosophiques ne sont pas sans effet sur la vie, comme il sera dit en abordant le problème des valeurs. Ainsi, il faut refuser la pensée atomiste ou dualiste (prisonnière des catégories d’une pensée chosiste) et approfondir la « lecture » du réel, ce qui implique un usage particulier du langage, une réinvention, afin de ne pas tomber de nouveau dans les pièges de concepts objectivants. Ainsi la métaphore est quasi systématique et il faut lire le texte avec attention pour en déterminer le sens. Tout comme il faut lire le réel lui-même sous le point de vue perspectiviste, accepter de faire varier les approches afin de saisir les mouvements, les transformations, les processus qui le constituent. Vouloir ici que le philosophe construise un système serait une contradiction dans les termes. La vie, le réel, ne font pas système et il n’y a que la tyrannie de la raison (autre manifestation de la volonté de puissance) pour vouloir l’enfermer dans un tel cadre rigide. Pour autant, on ne renonce pas à la cohérence, à la rigueur, bien au contraire. C’est précisément par cette lecture attentive et difficile du réel (et du texte) qu’on saura voir où se situent et où naissent les contradictions dans lesquelles s’est enfermée la philosophie. Si une valeur naît de son contraire, élucider cette genèse n’est pas se contredire. En revanche, ne pas voir cette genèse conduit à de véritables contradictions.

Second chapitre :

Le second chapitre nous présente un problème plus sombre, malheureusement pas moins fréquent : « Nietzsche est un penseur antisémite et un défenseur du nationalisme allemand ». En cause, une lecture fautive des Eléments pour la généalogie de la morale et une proximité, à ses débuts, avec Schopenhauer et Wagner. L’analyse de ces idées reçues s’appuie sur des références précises qui ont pour but de montrer l’énormité du contresens. Certes, on ne cesse de relever des expressions comme « la bête blonde », la référence à l’aryen et les critiques à l’égard du juif. Mais on ne s’avise jamais de bien comprendre, par le contexte et la connaissance de l’œuvre, le sens que Nietzsche donne à ces termes (à cet égard, la lecture de l’édition par le même Patrick Wotling de La généalogie de la morale permet de façon encore plus précise de rectifier ces jugements hâtifs.). Tout d’abord il est rappelé que, sa vie durant, Nietzsche a combattu l’antisémitisme et le pangermanisme. S’agissant des « bêtes blondes », des aryens, des juifs, il faut ici voir comment fonctionne la réflexion chez Nietzsche. Si les morales naissent de pulsions, il faut comprendre ces pulsions, décrypter les idéaux qui les animent et ainsi, voir à quel « type » psychologique ils correspondent. Les termes incriminés représentent donc ces types (et non des individus). On s’en convaincra aisément en constatant que la bête blonde peut être japonaise ou arabe, que le juif est visé, non pas en tant que juif, mais en tant que type de la caste sacerdotale (c’est la morale qu’on interroge). L’auteur nous rappelle à cet égard qu’autant Nietzsche peut être virulent à l’égard du prêtre juif (et de tout prêtre), autant il est capable d’éloge à l’égard du peuple juif ! Dans le premier traité de la Généalogie, il sera ainsi question de ce renversement des valeurs qui fait de celui qui était « bon » le « méchant », donc d’expliquer comment la haine peut engendrer une morale du ressentiment : Nietzsche interroge donc en médecin, il cherche l’origine d’une morale dont les effets sont nuisibles pour la vie. Mais il ne saurait être question de viser une race, tout au plus un processus culturel qui, par l’effet d’un dressage, peut fixer une certaine hiérarchisation des pulsions. Pour le reste, le concept même de « race », pour qui veut bien lire le texte, ne peut avoir un sens biologique ou essentialiste puisque Nietzsche réfute toute pensée objectivante, toute pensée de l’en soi. Quant au nationalisme, l’auteur nous rappelle combien Nietzsche a su tourner en dérision l’Allemagne qu’il connaît, combien il s’est toujours opposé au nationalisme. Ce que cherche Nietzsche, c’est, en questionnant valeurs et cultures, la manière dont la vie peut s’épanouir, quelle organisation des pulsions lui sera favorable, sachant que certaines conduisent à un étiolement de la vie, voire un dégoût. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut lire les critiques de la démocratie. C’est l’idéal égalitariste, réfractaire à toute réussite individuelle, l’héritage chrétien, etc., qui sont visés. Les critiques sont bien réelles, mais la réflexion plus fine, puisque Nietzsche voyait aussi en la démocratie un « rempart » contre la tyrannie, voire un idéal susceptible de nourrir la valorisation de l’indépendance. Il faut donc se garder des jugements trop tranchés, ici comme ailleurs. L’idée d’un Nietzsche souhaitant une société aristocratique est tout aussi simpliste. S’agissant des aristocraties sacerdotales par exemple, il sera encore plus critique !

Troisième chapitre :

Le troisième chapitre s’attaque à l’idée qui fait de « Nietzsche un apologiste de la force brutale ». On retrouve ici encore les textes de la Généalogie avec la thématique des forts et des faibles, le problème de sa misogynie (prétendue), l’apologie de la guerre et du désir de domination imputé à la volonté de puissance. Comme il a été précédemment souligné, il faut toujours garder à l’esprit que Nietzsche s’attache à comprendre la naissance des valeurs. Il y a donc des « types » de vie (active/contemplative) qui s’opposent et luttent, il y a donc force et faiblesse relatives. L’enjeu : l’épanouissement de la vie et l’opposition santé/maladie. Après avoir rappelé que les faibles sont encore ceux qui ont su vaincre les forts, Patrick Wotling s’attache à décrypter ces types. Plus précisément, il faut comprendre qu’il y a des deux côtés volonté de puissance, que les deux porteront toujours au plus haut point le pouvoir dont ils sont capables. On ne doit donc pas voir d’un côté le fort comme la volonté de puissance, de l’autre le faible comme son ennemi. Toutes les morales sont « extra-morales » et naissent d’une volonté de puissance. La question de la force, si on prend le terme dans son sens positif, c’est la question de l’organisation des pulsions, donc la capacité à contrôler ces pulsions, non la libération d’une force brutale et immédiate. L’idée, toujours, est la promotion de valeurs qui permettent l’épanouissement de la vie. La femme justement, ou plutôt la féminité, n’est pas raillée comme telle, au contraire, puisqu’elle est comparée à la vie. Certes, il y a chez Nietzsche une vision de la femme qui rejette l’intellectuelle, mais précisément, parce qu’elle y perdrait sa féminité. On peut regretter ce jugement, mais il n’exprime pas une haine de la femme. Quant au militarisme, au désir de domination, il faut encore une fois rappeler l’usage métaphorique du langage. Les pulsions sont en lutte, les processus réels nous montrent des luttes (comment les prêtres ont vaincu les guerriers), luttes dans lesquelles c’est la volonté de puissance qui entre en jeu. Nietzsche n’a cessé d’être critique envers la guerre, comme le précise l’auteur. C’est pourquoi il faut interpréter. L’expression même de « volonté de puissance » est à tort comprise comme duelle, comme si la volonté d’un côté voulait la puissance comme quelque chose d’autre que soi. On oublie que c’est un processus où les deux termes ne doivent pas être séparés, au point que Nietzsche méprisait la tendance à vouloir s’emparer de ce qu’on n’a pas. Elle est processus d’organisation des pulsions, « surabondance de force ». On ne comprend rien à Nietzsche tant que l’on conserve une grille de lecture moralisante qui voudrait opposer l’altruisme, la morale, à la volonté de puissance. Nul ne renonce à sa puissance. En revanche, on doit se souvenir de la valorisation de la spiritualisation des pulsions, du refus de détruire son adversaire, signe, s’il en est besoin, qu’il ne s’agit pas d’une promotion de la violence et de la destruction.

Quatrième chapitre :

Le dernier chapitre s’attaque à l’idée reçue probablement la plus persistante : « Nietzsche est un penseur irrationaliste et nihiliste ». La mort de Dieu et la destruction du christianisme, la destruction de toute morale, la critique stérile, et la réduction à n’être qu’un précurseur de Freud seront donc examinées. Il y a ici encore une lecture rapide qu’il faut rectifier. La mort de Dieu est un constat, non une victoire. La question de la religion est examinée à l’aune des valeurs et des idéaux (et non du Christ comme tel), auxquels Nietzsche reproche justement de conduire au nihilisme. Comment comprendre qu’on choisisse des valeurs qui nient la vie, tel est le problème qu’il s’agit d’analyser. Et donc la valeur de la morale doit aussi être questionnée. Faire la critique de la pitié, de l’altruisme, etc., ce n’est pas faire l’apologie de la brutalité, ce n’est pas détruire la morale mais tâcher d’en comprendre les soubassements, l’extra-moralité. Une fois rectifiée la perspective (on cherchait le fondement, il faut faire la généalogie), il s’agit, en bon médecin, de voir les effets de cette morale qu’on tient pour évidente. Le but n’est donc pas de prôner la stricte inversion, mais de procéder à un renversement. La voie sera alors ouverte à la promotion de nouvelles valeurs (le philosophe est aussi créateur) qui permettront, comme on l’a vu, l’épanouissement de la vie, ce qui implique de les penser dans leur complexité et de renoncer aux dualismes simplistes entre figures du bien et du mal. L’exemple de l’utilisation de « l’éternel retour » est un « instrument » typique de cette pensée « éducatrice » ; vouloir que tout revienne à l’identique, c’est en effet vouloir la vie. Cette spécificité de la réflexion nietzschéenne semble toujours disparaître des lectures, ce qui explique qu’on le regarde comme « précurseur », de  Freud, mais aussi de l’existentialisme ou de la phénoménologie, plutôt que comme philosophe. Certes, on peut toujours trouver des points de contact, et l’auteur nous en donne des exemples précis, mais il tient à rappeler les désaccords profonds. La perspective objectiviste de Freud, pour n’en citer qu’un, est particulièrement significative de l’écart entre les deux penseurs. Au fond, vouloir rapprocher les deux auteurs, c’est se condamner à négliger les vrais combats de Nietzsche, contre une morale ascétique, contre les préjugés dualistes, contre une acceptation naïve de la valeur de vérité et une manière de comprendre le réel à partir d’elle, contre l’idée d’un référentiel unique etc. En un mot, ce qui est essentiel chez Nietzsche ne trouve aucun équivalent chez Freud.

Conclusion :

La conclusion de l’ouvrage, brève mais importante, souligne la radicalité de la réforme de la pensée philosophique voulue et pratiquée par Nietzsche. S’il irritera toujours le bien-pensant, son héritage est incontournable. Pour qui veut cultiver l’indépendance du libre-penseur, pour qui veut cultiver l’esprit critique, pour qui veut penser à nouveaux frais les valeurs, il reste un « éducateur ». Et sa grande leçon, qui vient conclure l’ouvrage, est l’invitation à la lecture. Déchiffrer le réel, comme on déchiffrera aussi, avec patience, le corpus nietzschéen, ce qui ne fait en un sens que commencer, tant les éditions de qualités ont longtemps fait défaut.


Pour conclure à notre tour, nous dirons que cet ouvrage, s’il ne remplace pas les autres, plus développés, du même auteur (qui précisément nous invite à retourner au texte, parce que la seule voie d’accès à la pensée se trouve dans une lecture patiente et rigoureuse), réussit à tirer profit de ces idées reçues pour nous ramener à certaines clefs fondamentales à la bonne compréhension de Nietzsche. Il a donc un double intérêt : comprendre l’origine et le sens de ces idées reçues, et dans le même mouvement, saisir la difficulté du texte de Nietzsche et la clef qui ouvre une lecture plus juste. Les références (ainsi qu’une bibliographie en fin d’ouvrage) permettent de retourner au texte et de redresser bien des égarements, preuve s’il en est que la brièveté du propos n’interdit pas la précision.

Thierry de Toffoli