Victor Brochard, Le Dieu de Spinoza, éditions Manucius, 2012, lu par Damien Auvray

Victor Brochard, Le Dieu de Spinoza, éditions Manucius, 2012.

Les éditions Manucius ont eu la bonne idée de rééditer deux études du grand historien de la philosophie Victor Brochard, consacrées à Spinoza et parues en 1912 dans un ouvrage  intitulé Etudes de philosophie ancienne et moderne. La première porte sur la conception de Dieu chez Spinoza et la seconde, plus brève, sur l’éternité des âmes dans sa philosophie

Ces deux textes sont étonnants, tant ils vont à l’encontre de la lecture dominante de Spinoza, puisque le premier cherche à montrer que le Dieu de Spinoza est un Dieu personnel, proche de celui de la tradition judéo-chrétienne, quand le second cherche à établir que l’éternité des âmes est également individuelle. On voit donc que ces brèves pages portent sur le sens même du spinozisme. Comme le dit presque ingénument l’auteur, « indépendamment de l’intérêt qu’elle présente en elle-même, une telle recherche nous donnera l’occasion de mettre en lumière un aspect du système de Spinoza quelquefois méconnu, oublié ou laissé dans l’ombre ». C’est le moins que l’on puisse dire, à  propos d’un penseur qu’on a souvent dit athée ou concevant Dieu comme puissance infinie anonyme.

La première étude, la plus longue, commence par un problème de cohérence : comment concilier le Dieu du Traité théologico-politique, qui est le Dieu judéo-chrétien, s’adressant aux hommes par la Révélation, et celui de l’Ethique, qui conçoit Dieu comme immuable et impassible, alors que les deux textes sont de la même période (respectivement 1670 et 1676) ? Le but de l’étude est de montrer qu’il n’y a pas contradiction et qu’il y a même une unité qui inscrit Spinoza dans la tradition des philosophes juifs hellénisés, comme Philon.

Le texte procède en trois temps : une analyse du T.T.P. pour montrer comment la foi est conciliée avec la raison, puis une étude de l’Ethique pour montrer en quoi celle-ci ne s’oppose pas au T.T.P., pour enfin en tirer la place que Spinoza occupe dans l’histoire de la philosophie.

Dans un premier temps donc, Brochard montre que le T.T.P., tout en ayant pour but d’assurer l’autonomie de la philosophie, est aussi une reconnaissance de la valeur de la religion. En effet, les deux visent, par des voies radicalement différentes, une tâche commune : le salut et la béatitude, assurés par la conduite sage de la vie, l’exercice de la charité et de la justice.  Certes, la voie la plus vraie est celle de la raison et de la philosophie. Mais la plupart des hommes sont faibles et ils ont besoin du secours de la religion. Il y a en effet deux certitudes, l’une rationnelle, l’autre morale, fondée sur l’obéissance, qui expriment, certes de manière différente, les mêmes vérités nécessaires au salut de l’homme : ainsi les vérités éternelles conçues par la raison sont pensées comme décrets de Dieu par la religion. Mais il s’agit bien d’une même exigence éthique. La religion s’est exprimée par les prophètes, en particulier par Moïse, et enfin par le Christ qui occupe une place éminente dans la Révélation, puisque « c’est d’âme à âme que Jésus communiquait avec Dieu » (T.T.P., chapitre I) et qu’il instaure la religion vraiment catholique, la religion universelle. Ce qui fait dire à Brochard que, si l’on entend par chrétien le fait de croire en la divinité du Christ et à sa venue pour le salut des hommes, Spinoza est chrétien, même s’il n’est pas croyant puisque la foi est au-dessous de la raison !  Il ne faut pas non plus considérer la religion comme une œuvre humaine, inventée par les politiques, mais bien comme résultant de la volonté de Dieu, dont on peut dire ainsi qu’il est un Dieu personnel, avec une volonté bienveillante pour les hommes. L’originalité de Spinoza aurait donc été d’avoir résolu le problème du rapport entre la raison et la foi en les séparant radicalement, ce qui rend possible leur conciliation, puisque les deux tendent à la même fin, mais par des voies autonomes, même si la voie de la raison est bien sûr plus vraie.

La deuxième partie se demande si l’Ethique, si différente du T.T.P dans son approche puisque posant Dieu à partir de la raison, ne rentre pas en conflit avec lui, et va chercher à montrer qu’il n’en est rien. Brochard commence par montrer que les attributs du Dieu de l’Ethique sont conciliables avec celui du T.T.P. Dieu est en effet une substance qui n’est pas anonyme, mais individuelle, concrète si l’on peut dire. C’est un être conscient de lui-même (« se ipsum intelligit » Ethique. Partie II proposition III, scolie), doté d’intelligence et de volonté libre, même si en lui intelligence et volonté s’identifient. Son identification avec la nature étendue n’en fait pas pour autant un Dieu impersonnel, puisqu’il se distingue de la nature comme la nature naturante de la nature naturée ou la cause de ses effets. De plus, à ces attributs métaphysiques, l’Ethique ne répugne pas à joindre des attributs moraux qui justifient une conception de la religion identique à celle du T.T.P. : le rôle des prophètes y est réaffirmé (par exemple, scolie I de la proposition LXVIII de la IVe partie) et même les passions d’humilité et de repentir, tout comme l’espérance et la crainte, sont posées comme utiles pour la foule (scolie de la prop. LIV). Et l’Ethique s’achève dans son avant-dernière proposition par un rappel de la nécessité de la religion. En réalité, c’est l’exigence morale qui fait l’unité de l’oeuvre de Spinoza, au-delà de la religion mais aussi de la philosophie, ou plutôt à travers les deux, exigence qui trouve sa forme la plus haute dans l’amour intellectuel de Dieu, mais qui peut se donner aussi à travers les simples œuvres de justice et de charité. Le panthéisme attribué à Spinoza doit lui-même être interprété à partir de l’exigence de Dieu sur le monde dont il est la cause, qui le rapproche du Dieu tout puissant et omniprésent du judaïsme.

La troisième partie tire les conséquences de cette conception de Dieu pour penser la place de Spinoza dans l’histoire de la philosophie. Brochard veut montrer que, si originale que soit sa philosophie, elle n’en fait pas un penseur isolé, mais qu’elle opère une synthèse entre la philosophie ancienne des Alexandrins et la philosophie moderne d’un  Descartes.

L’originalité de Spinoza ne tient pas à la doctrine de l’immanence de Dieu ni à la nécessité de son action, qu’on trouve chez les Stoïciens. C’est la critique de la finalité qui en constitue l’élément saillant. Or cette idée vient d’une rupture avec la philosophie grecque qu’on voit s’opérer avec Plotin. Celui-ci en effet introduit l’infini dans la conception de Dieu. Chez les anciens Grecs, Dieu est conçu comme intelligence qui organise une matière préexistante pour la parfaire. L’infini est dans la matière que Dieu définit en fonction d’un idéal de perfection. Pour Spinoza, on le sait, la perfection n’est plus un modèle idéal finalisant les êtres, c’est la réalité elle-même. Or on peut trouver l’origine de cette idée chez Plotin, qui conçoit Dieu comme une puissance infinie dont la réalité est l’émanation. Non plus donc un être divin qui perfectionne une matière infinie  (indéfinie), mais un Dieu dont la puissance infinie engendre la réalité. Une deuxième conception relie Spinoza à Plotin : celle de l’éternité des âmes. Chez Plotin en effet, si les âmes procèdent de l’âme universelle, c’est individuellement qu’elles font partie de la pensée divine, tout comme, chez Spinoza, c’est l’âme individuelle et consciente qui fait l’expérience de l’éternité ; et l’on peut rapprocher la connaissance du troisième genre de la participation au monde intelligible qui divinise l’âme, conception que Plotin reprend de la philosophie grecque. 

La conception de Dieu de Spinoza est donc celle d’une puissance infinie mais personnelle, dont la réalité n’est pas le projet providentiel, mais le déploiement. Cette conception n’est d’ailleurs pas aussi éloignée de celle de Descartes, pour qui le monde est aussi radicalement suspendu à Dieu par sa création continuée. Ainsi, Spinoza fait le lien entre la philosophie de Plotin et la philosophie moderne, mais, en deçà même de Plotin, reprend l’apport des philosophes juifs hellénisés, en particulier de Philon, dont il reprend l’idée propre à la pensée juive d’un Dieu tout puissant et infini. Comme le dit drôlement Brochard, « le Dieu de Spinoza est un Jéhovah très amélioré ».

La deuxième étude, très brève, revient sur la question de l’éternité des âmes chez Spinoza en montrant que cette éternité est celle d’âmes individuelles. L’éternité est attribuée à l’essence de l’âme qui se distingue de l’existence temporelle, mais cette essence est personnelle et consciente, comme le montre le fait que l’idée de béatitude éternelle est introduite dans la continuité de l’analyse du bonheur de l’individu, la notion de béatitude n’ayant d’ailleurs de sens qu’individuellement; et qu’elle est établie par la connaissance du troisième genre qui porte toujours sur des réalités individuelles.

Là encore, c’est chez Plotin, en particulier dans la cinquième Ennéade, qu’on trouve l’origine de l’idée d’âmes individuelles comprises dans l’âme universelle, comme c’est lui qui introduit l’idée d’un infini positif, à la différence de la philosophie grecque classique pour qui l’infini est négatif et pour qui notre divinisation est une participation à une âme impersonnelle. Plotin lui-même peut être relié au philosophe alexandrin Philon et à la pensée juive qui introduit l’idée de Dieu comme puissance infinie. Il y a donc un parcours possible entre la philosophe juive hellénisée et Spinoza, via la philosophie de Plotin, telle que celle-ci avait pu lui être transmise indirectement par les philosophes juifs que Spinoza avait lus, comme Hasdaï Crescas ou encore Léon l’Hébreux.

Il reste que la philosophie de Spinoza va modifier cette orientation, en transformant l’idée l’âme, qui n’est plus la forme du corps et sa cause motrice, mais une âme dont la nature est de penser, continuant en ce sens la conception de Descartes.

C’est donc l’idée d’une éternité individuelle, personnelle, pensante, consciente, qu’aurait défendue Spinoza, de même  que son Dieu serait une personne infinie, dotée d’une volonté, même si elle coïncide avec son intelligence, signe justement de son infinie puissance qui ne se soumet à rien.

On n'évaluera pas ici la pertinence de cette lecture de la conception de Dieu chez Spinoza. Ce qui est sûr, c'est qu'on a là une lecture profonde et éclairante de son oeuvre. Et l'on ne pourra qu'être admiratif devant la densité et la clarté de ces deux études, véritables petits bijoux d'histoire de la philosophie, qui montrent comment, en quelques pages, l'historien peut aller au coeur d'une oeuvre et restituer ses enjeux.

Damien Auvray