Nicolas Piqué, Les Ordres de l'histoire : origine, discontinuité, nouveauté, lu par Arnaud Rosset
Par Jeanne Szpirglas le 21 mai 2013, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Nicolas Piqué, Les Ordres de l'histoire : origine, discontinuité, nouveauté, PUF/Cned, Paris, 2010, lu par Arnaud Rosset.
Dans cet ouvrage, l'auteur revisite les principaux courants de la philosophie de l'histoire et révèle une tendance commune à ignorer la singularité du temps historique (caractérisée par sa discontinuité) au profit d'une pensée abusivement unificatrice. Cette critique préalable permet alors de dégager les conditions d'une analyse de l'histoire réellement ouverte à la question des ruptures et au surgissement de la nouveauté.
In this book, the author revisits the main currents of the philosophy of history and reveals a common tendency among them to ignore the singularity of “historical time” (characterized by its discontinuity) in favor of an abusive unification. This critique is then used to identify the conditions necessary for an analysis that would take into account the issue of historical rupture and novelty.
À partir d'un dialogue avec les grands représentants de la philosophie de l'histoire, N. Piqué dévoile comment une partie de ces derniers a manqué la spécificité de son objet en s'acharnant à subsumer l'aspect chaotique du temps historique (les ruptures, la diversité factuelle des événements) sous la logique d'une dynamique continue et unitaire. Il s'agit donc de revenir sur cette homogénéisation abusive au sein de laquelle « l'histoire n'est pensée que pour être dépassée » et, à partir de ce regard critique, de mettre au jour les conditions d'une authentique pensée de la dimension singulière du temps historique.
En premier lieu, l'auteur se livre à une généalogie des différents systèmes de représentation de l'histoire humaine à partir du concept opératoire de « régime de temporalité ». Ce concept, inspiré par celui de « régime d'historicité » (emprunté à l'historien François Hartog), désigne en synthèse « un ordre du temps », c'est-à-dire la représentation qu'une époque ou qu'une société se fait du temps de l'histoire et donc de « l'articulation entre passé, présent et avenir ». Or, le tour de force de N. Piqué est d'utiliser cet angle d'attaque pour bousculer un découpage classique qui se bornerait à distinguer un régime mythique de temporalité (caractérisé par une « indexation du temps humain sur le temps naturel » donnant lieu à une vision cyclique), un régime traditionnel (celui des théologies chrétiennes de l'histoire qui soumet le temps des actes humains à un ordre divin) et un régime moderne (caractérisé par la prise en compte du progrès immanent). En effet, cette tripartition a pour défaut d'occulter une parenté insoupçonnée entre le régime traditionnel et les philosophies de l'histoire qui, à partir du xviiie siècle, ont prétendu le critiquer et s'en détacher. Non qu'il faille, selon Nicolas Piqué, céder au réductionnismede Karl Löwith qui considère, dans Histoire et salut, que toute la philosophie moderne de l'histoire représente un avatar sécularisé des théologies ; une telle hypothèse est en effet excessive, car la parenté évoquée ne tient pas tant à « une identité de structure » qu'à « la persistance de la réduction des faits, destinés à n'être que le lieu d'un dépassement de la temporalité » (p. 43). Cette « persistance », Nicolas Piqué la fait ressortir avec minutie : partant d'une analyse des écrits de Saint Augustin et Bossuet pour illustrer le régime traditionnel au sein duquel le postulat théologique d'une logique transcendante de l'origine subordonne l'histoire des peuples ou des âges à l'activité de la Providence, il montre ensuite comment les philosophes des Temps modernes (de Vico à Marx, en passant par Kant, Herder ou Hegel) reconduisent, en dépit de leurs traits incontestablement différenciés et originaux, un genre similaire de schème continuiste et unificateur.
Ce n'est donc pas dans ces pensées du progrès qu'il faut lire le dépassement du « régime traditionnel » et, en ce sens, la désignation générale d'un « régime moderne » est trop vague. Car, pour émerger, un « régime de temporalité proprement historique » réclamait à l'inverse une pleine reconnaissance de l'historicité radicale de chaque institution humaine et donc la prise de conscience de leur nouveauté irréductible à une évolution linéaire. Seule cette consécration d'une historicité authentique, qui n'advient réellement qu'à la fin du XIXe siècle, pouvait permettre de condamner par avance toute subsomption des discontinuités historiques sous un principe organisateur situé hors du temps de l'histoire : « Il y a bien une rupture entre la pensée de la temporalité des lumières et celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. […] Dans cette rupture advient donc une représentation nouvelle de la temporalité historique. L'articulation entre passé, présent et avenir ne se fait plus à partir d'un lieu (origine ou raison) censé pouvoir en rendre compte de manière anhistorique et unifiante » (p. 76 et p. 68). Deux auteurs en particulier témoignent selon Nicolas Piqué de cette rupture : Nietzsche tout d'abord, qui, comme l'a aperçu Foucault, déploie à travers sa généalogie des valeurs morales une lecture anti-continuiste et anti-téléologique de l'histoire qui met en exergue « les renversements, les processus et les transformations dont le présent n'est que la correction temporaire » (p. 73). Max Weber ensuite, dont le travail d'historien autour du lien entre éthique protestante et esprit du capitalisme témoigne d'une attention aux processus pluriels et contradictoires qui traversent l'intelligibilité des faits passés et interdisent de les transformer en « un champ de pérennité et de continuité » (p. 75).
Ces deux auteurs marquent donc un véritable renversement. En atteste l'apparition parallèle de la « querelle de l'historisme » dont les discussions peuvent précisément se lire comme le symptôme d'une période durant laquelle on prend conscience de ce que l'histoire ne peut plus être sans savoir ce qu'elle devrait devenir. Revenant sur cette querelle à travers les « échanges indirects » entre Ernst Troeltsch et Max Weber, Nicolas Piqué insiste sur les hésitations d'une communauté de penseurs qui, tout en renonçant aux grandes théodicées, se demande si l'analyse de l'histoire doit pour autant se borner à « enregistrer la succession des époques et des systèmes de représentation, avec comme seule ambition, à chaque fois, d'essayer d'en rendre compte de manière singulière et irréductible » (p. 82). Le système de Wilhelm Dilthey peut alors être perçu comme une tentative de réponse à ce questionnement dans la mesure où, tout en renonçant aux « logiques abstraites des philosophies de l'histoire », il se donne néanmoins la perspective d'un ensemble unificateur porteur d'un « savoir universellement valable » sur l'histoire ; cet ensemble s'enracinant non plus dans un principe transcendant, mais dans l'expérience vécue de l'historien qui doit parvenir à dégager, par le jeu de cercles herméneutiques progressifs, le sens global d'une période.
Mais, N. Piqué préfère de son côté retenir la leçon nietzschéenne et poursuivre sa mise en place des conditions d'une approche de l'histoire donnant véritablement sa place à « l'historicité fondamentale du monde humain ». Pour accomplir cette démarche, il se livre cette fois à une généalogie des « régimes de visibilité » qui vient compléter la première enquête sur les « régimes de temporalité ». En effet, toute analyse de l'histoire présuppose une reconnaissance des faits humains et, avec elle, une délimitation du « visible » et de « l'invisible », c'est-à-dire de la frontière entre les faits à considérer comme historiques et ceux à considérer comme relevant d'une action transcendante. De ce fait, tout système d'écriture de l'histoire renvoie à ce « partage du visible ». Ainsi est-on passé, nous dit l'auteur, du régime de visibilité inauguré par Hérodote (qui fonde l'histoire en reconnaissant les « affaires humaines » comme son objet privilégié), au régime chrétien qui a progressivement sécularisé le domaine des faits humains tout en oscillant, dans la diversité de ces représentants (de Luther à Pascal en passant par Bossuet), entre une mise en retrait radicale du divin et un subtil mélange entre l'ordre visible et l'ordre invisible. Enfin, il faut s'arrêter sur un troisième régime illustré par des historiens comme Auguste Thierry et Jules Michelet qui ont élargi le domaine du « visible » en promouvant la perspective d'une vision privilégiée et exhaustive de l'histoire fondée sur une attention aux faits « primitifs » jugés essentiels (la vie du peuple notamment). Or, ces trois « régimes de visibilité » restent, par-delà leurs oppositions, prisonniers d'un même mythe : celui de l'existence d'un « fait brut » en lui-même donateur de sens et garantissant la possibilité d'une lecture universalisante et objective de l'histoire.
Comment,
donc, s'extraire de cette illusion du « fait brut »,
complémentaire de celle des schémas continuistes et unificateurs ? Il
faut, dans une perspective explicitement foucaldienne, être attentif à la
dimension singulière de l'événement, à la rupture qu'il représente à chaque
fois, plutôt que de viser une collection des faits préorientée par un sens
global présupposé. Si
Merleau-Ponty fait selon Nicolas Piqué un pas vers ce type d'approche, en
ouvrant dans Le Visible et l'invisible sur une ontologie de
« l'Être brut ou l'Être sauvage » qui ne réduise plus le surgissement
de l'événement au résultat d'un procès cumulatif antérieur, il ne parvient pourtant
pas à cerner pleinement la question de la nouveauté.
C'est donc en définitive à Castoriadis
que cette étude donne le dernier mot, en vertu de son analyse de l'histoire
comme création absolue et permanente de significations imaginaires sociales
inédites, création au sein de laquelle « la succession des institutions de
sens » n'est « réglée par aucune logique unifiante induisant un schème
continuiste » (p. 125).
Que penser d'un tel cheminement ? Il est difficile de ne pas être impressionné par la capacité de Nicolas Piqué à revisiter les philosophies de l'histoire au prisme d'un fil conducteur original tout en sachant reconnaître par ailleurs à la fois les épisodes avant-gardistes (par exemple, Kant et son analyse du statut du présent dans Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ?) et les inclassables (notamment Ibn Khaldûn qui, bien avant les historiens de l'école des annales, a su montrer dans la Muqaddima que le fait brut ne signifiait rien en lui-même hors du contexte d'époque). De plus, la perspective d'une analyse de l'histoire articulée autour d'une pensée de la rupture et de la nouveauté radicale est convaincante. Seule nuance, on reste en attente de développement sur ce paradigme original qui ne se dévoile véritablement que dans les dernières pages et sans donner lieu à des illustrations suffisamment détaillées pour révéler toute sa portée heuristique.
Arnaud Rosset