Les
contradictions de la doxa contemporaine à l’égard de la
philosophie – celle-ci serait aussi bien nécessaire et
irremplaçable que stérile, aussi bien omniprésente et capable de
parler de tout que réservée à une élite et éloignée du monde –
sont pour Guillaume Carron un signe que le lien entre philosophie et
réel a perdu de sa consistance, et invitent ainsi à réinterroger
ce lien. Là où il pourrait sembler que cette interrogation a
toujours déjà été le sens-même de la philosophie et de toute
l’histoire de l’ontologie, Guillaume Carron insiste sur
l’historicité du terme « le réel », en soulignant la
rareté et la caractère tardif de son occurrence dans le vocable
philosophique et ce jusqu’au 20e siècle, où il prendra
au contraire une place prépondérante. Il faut alors remonter à son
apparition dans la pensée hégélienne pour comprendre pourquoi nous
avons tendance à avoir une foi spontanée dans la rationalité du
réel et à occulter la résistance du réel au concept. L’enjeu
revendiqué de l’ouvrage est de montrer la place particulière que
tient la pensée de Merleau-Ponty dans l’histoire de la
philosophie, dans la mesure où elle se confronte explicitement à
cette résistance du réel et au bouleversement méthodologique
qu’elle exige. Consciente des impasses de toute « pensée
objective », qu’elle soit réaliste ou idéaliste, la
philosophie qui interroge le réel et en accepte dès lors l’énigme
devra se déployer hors des concepts rationalistes traditionnels et
se faire « philosophie concrète (…) qui s’applique,
chaque instant, à garder le contact avec l’expérience du réel ».
Aussi l’ouvrage de Guillaume Carron insiste-t-il sur les dimensions
critique et éthique de la philosophie de Merleau-Ponty, en ce que
celle-ci montre les failles du réalisme et de l’intellectualisme,
au fond deux manifestations d’une même incapacité à s’étonner
devant le réel, à s’interroger sur la possibilité de son
évidence, et à remettre en question le critère de l’évidence
comme fondement premier du réel et de la vérité. Mais il s’agit
également pour l’auteur de souligner l’apport philosophique de
Merleau-Ponty par sa convocation du corps, de l’imaginaire et de la
structure pour appréhender de manière inédite l’expérience de
réel. A la faveur de l’exploration de la notion de réel, on suit
l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty, confrontée à
diverses influences et forgeant peu à peu un nouveau type de
discours philosophique. Ainsi sa « philosophie concrète »
abordera d’abord le réel comme ce qui résiste à toute tentative
d’arraisonnement : ni donné brut ni stricte construction
subjective, il est une dimension originelle de l’expérience,
« plénitude insurpassable ». Puis l’exploration de la
possibilité de l’illusion l’amènera à réenvisager le réel et
à reconnaître son rapport chiasmatique avec l’imaginaire, et
enfin à l’inscrire « dans la structure charnelle si
particulière de la réversibilité ».