Isabel Matos Dias, Merleau-Ponty une poïétique du sensible, lu par Jean-Yves Mercury
Par Jeanne Szpirglas le 02 octobre 2013, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Isabel Matos Dias, Merleau-Ponty une poïétique du sensible, Presses Universitaires du Mirail.
Si l’on se réfère au retour sur la scène des préoccupations philosophiques de l’œuvre de Merleau-Ponty (après un assez long purgatoire) et des études merleau-pontiennes, qui eut lieu dans les années 1990, l’on peut dire que le travail de madame Isabel Matos Dias s’inscrit au sein d’une telle mouvance.
Elle a, en effet,
participé en octobre 1995 au colloque international de la Sorbonne (« Les
figures du sensible »), organisé par Renaud Barbaras (qui est d’ailleurs
le traducteur de son livre) où elle a présenté une communication qui ébauchait
les axes majeurs de sa thèse, publiée par les P.U.M . en 2001. Son travail
reprend pour l’essentiel la démarche de Merleau-Ponty, depuis les premières
jusqu’aux dernières œuvres, afin de mettre en évidence l’orientation de sa
philosophie vers une « ontologie nouvelle » qui n’est autre qu’une « poïétique
du sensible ».
La démarche de Merleau-Ponty, et nombre de commentateurs l’ont remarqué, se caractérise par un « double refus » qui le conduit à écarter, dès la Structure du comportement[i] l’empirisme, puis dans la Phénoménologie de la perception, la philosophie idéaliste ou réflexive comme versants d’un même échec. Ces deux traditions philosophiques constituent en fait une ontologie objective, incapable de décrire notre enracinement perceptif ainsi que le statut du corps. Ce dernier n’est jamais pensé que comme un objet parmi d’autres ou, variante symétrique, un objet pour une conscience. Or, I.M. Dias rappelle que le point central du travail de Merleau-Ponty l’amène à récuser toute forme de dualisme. Il reste à savoir si, philosophiquement, on peut dépasser le dualisme, aller au-delà de lui en abandonnant les catégories qu’il a construites et qui structurent le mouvement même de l’histoire de la philosophie occidentale. I.M. Dias va donc s’engager dans une lecture de l’œuvre de Merleau-Ponty pour tenter de dégager les tenants et aboutissants d’une « nouvelle philosophie » qui va s’avérer une « ontologie nouvelle ».
Elle revient donc à « la découverte du corps-propre » dans la P.P. c’est-à-dire d’un corps qui n’est pas un simple objet parmi d’autres, ni non plus un objet pour un je pense. C’est lui qui va permettre de s’interroger sur le fond originaire de notre incarnation à savoir : « la perception comme expérience originaire » M.P.d.P.S. p.27. Il faut donc passer de la phénoménologie à l’ontologie, ce qui est l’objet du chapitre I du livre, et Merleau-Ponty a indiqué lui-même que c’est par la notion de chair, chair du corps, Chair du monde, Chair du Sensible qu’il est possible d’y parvenir. I.M. Dias montre bien qu’il s’agit d’une tentative pour rendre compte, par la description, de l’expérience sensible et primitive, sans pour autant pouvoir parvenir à la transparence de la pensée frontale qui reste donc en ce sens un « pur fantasme ». Il demeure une obscurité inexpugnable parce qu’elle est constitutive de l’ouverture corporelle au sensible.
Cette nouvelle ontologie exige et pose comme fondement une véritable réhabilitation ontologique des sens et du sensible en général. Un tel projet avait déjà été engagé par les descriptions de la P.P. mais il n’était pas parvenu à son terme pour les raisons que I.M. Dias répertorie. Pour simplifier, disons que la phénoménologie ne parvenait pas à rompre avec les modèles et structures héritées de la tradition philosophique. Le « corps-propre » même qualifié de « sujet-objet » ne permettait pas de s’affranchir des structures dualistes. Ce sont les analyses du V.I. qui finiront par y parvenir notamment par l’attention toute particulière qui va être portée à la vision.
Car c’est bien la vision qui va devenir un « modèle », une expérience privilégiée pour nous amener à comprendre la réversibilité des sens et plus encore celle du corps en général. I.M. Dias rappelle alors que Merleau-Ponty reprend sa « méthode » en analysant et critiquant la conception cartésienne de la vision. S’il finit par la désavouer c’est bien parce qu’elle n’est pas une « opération de la pensée » et, si tel était le cas, nous en ferions une construction ou pire encore, « une possession intellectuelle » nous interdisant de comprendre qu’elle est originairement une expérience de notre inhérence au monde.
Encore une fois Cézanne est l’initiateur d’un traitement de l’espace qui n’obéit pas, plus, aux seules règles de la perspective et aux combinatoires de l’espace géométrique euclidien dont nous savons qu’il est « objectif et idéal ». Cézanne et toute sa peinture avec lui se risque à exprimer l’espace originaire, primordial, celui qui se rencontre dans l’acte même de voir et qui brouille nos catégories. Cet espace là n’est plus l’illusion d’une profondeur construite, il est dialogue avec la profondeur comme dimension même du Sensible. C’est bien selon Merleau-Ponty ce que la peinture moderne ouvre comme interrogation et expression, celles d’un espace de « transcendance, d’incompossibilités, d’éclatement et de déshiscence. » Bref, la peinture moderne est ouverture à « L’Être de profondeur » (O.E. p.42.) cité p.162 in M.P.P.d.S. Cela conduit I.M. Dias à qualifier la nouvelle philosophie de Merleau-Ponty « de poïétique ontologique »ou encore « poïétique du sensible ». Or précise-t-elle, cette nouvelle philosophie appelle bien sûr un nouveau vocabulaire, c’est-à-dire de nouveaux moyens d’expression qui doivent échapper aux structures fermées, aux dichotomies, et aux impasses qui ont nourri la tradition. Cette exigence est appelée par le travail philosophique même parce qu’il est travail d’interrogation et d’ouverture au Sensible, à la matrice même l’Être du monde. L’Être est le Sensible mais en plis, creux…Autant dire que ce sont des métaphores qui vont devenir des ouvertures et des moyens d’expression pour cette nouvelle philosophie, ce sur quoi ne manque pas d’insister I.M. Dias.
Nous le disions en ouverture, ce travail s’inscrit dans un renouveau des études merleau-pontiennes dont il faut reconnaître à certains philosophes d’en avoir été les précurseurs. Nous pensons notamment à Renaud Barbaras, à Mauro Carbone et aux plus jeunes encore comme Etienne Bimbenet, Fabrice Colonna.
Il reste une difficulté à laquelle presque tous les « commentateurs » sont confrontés, la puissance du style et du verbe de Merleau-Ponty qui est très difficilement dépassable et qui oblige, faute de mieux, aux citations, parce qu’elles sont quasi indépassables.
Jean Yves Mercury, Riyad, septembre 2013.
Les abréviations usuelles pour les œuvres de Merleau-Ponty sont les suivantes :
S.C. : Structure du comportement.
P.P : Phénoménologie de la perception.
S.N.S. Sens et non-sens.
N.C : Notes de cours.
P.M. :La prose du monde.
O.E. : L’œil et l’esprit.
S. : Signes.
V.I. : Le visible et l’invisible.
L’ouvrage de Mme Isabel Matos Dias sera abrégé par le sigle suivant : M.P.P.d.S.
[i] Les abréviations usuelles pour les œuvres de Merleau-Ponty sont les suivantes :
S.C. : Structure du comportement.
P.P : Phénoménologie de la perception.
S.N.S. Sens et non-sens.
N.C : Notes de cours.
P.M. :La prose du monde.
O.E. : L’œil et l’esprit.
S. : Signes.
V.I. : Le visible et l’invisible.
L’ouvrage de Mme Isabel Matos Dias sera abrégé par le sigle suivant : M.P.P.d.S.