Judith Revel, Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Vrin, 2015
Par Karim Oukaci le 10 juillet 2015, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Judith Revel publie deux études remarquables sur la pensée de l'événementialité chez Maurice Merleau-Ponty et chez Michel Foucault - des études passionnantes par la précision de leurs démonstrations, la clarté de leur exposition et l'originalité de leur méthode, l'auteure s'y saisissant de concepts issus des recherches historiques et de leurs formalisations les plus contemporaines (R. Koselleck, Fr. Hartog, etc.) pour mettre en évidence (même si celle-ci fut longtemps contestée) la dimension politique du dernier état de leur système respectif.
L'introduction (p. 7-17) articule les questions de la place de l'histoire dans l'œuvre de Foucault et, presque inversement, de la place de Foucault dans l'histoire de l'épistémè générale de son époque. Disons, afin de rendre un compte plus exact du propos, que, partant d'une contradiction manifeste dès l'Histoire de la folie (« une volonté d'historicisation radicale de la pensée » qui laisse l'histoire elle-même comme « une sorte de point aveugle », p. 8-9), l'auteure interroge l'action réciproque de la philosophie et de l'histoire l'une sur l'autre sous les formes successives de l'archéologie, de la généalogie et de la pensée de l'actualité. Ainsi caractérise-t-elle de façon très judicieuse cette manière singulière de penser l'histoire comme un chiasme (p. 12-13) qui joindrait « la passion du dehors » (comme l'appelle Blanchot) à « ce dedans sans dehors » que serait l'histoire (p. 14), la subjectivité à l'assujettissement, la possibilité de l'événement au monde clos des existences historiques. « Appliqu[ant] à Foucault ses propres procédures de recherche » (p. 13), l'auteure se propose alors d'esquisser la généalogie de cette singularité, de montrer comment, en rapport avec d'autres pensées, telle celle de Merleau-Ponty, elle s'inscrit dans « un réseau de différences tendues comme un arc autour du même problème », celui de l'événementialité (p. 16), à propos duquel pourrait s'écrire « une petite contre-histoire de la pensée française » du XXème siècle (p. 17) - une contre-histoire dont le lecteur, à la fin de cette entame brillante, ne peut que ressentir le désir impatient de voir l'achèvement.
La première étude (p. 21-109) pourra le contenter en partie, puisqu'elle est un chapitre de cette « autre histoire » et porte sur le dernier Foucault. Elle consiste tout entière en une explication de la fameuse phrase de Deleuze (1986) sur la méthode foucaldienne : « La pensée pense sa propre histoire (passé), mais pour se libérer de ce qu'elle pense (présent), et pouvoir enfin "penser autrement" (futur) ». Comme indices de cette résistance au présent, Judith Revel note des anachronismes, des digressions, d'étonnantes innovations de méthode dans le corpus des dernières années, que ce soit dans les cours donnés au Collège de France ou dans les commentaires que Foucault publia (1984) à l'occasion du bicentenaire d'un opuscule de Kant : penser l'actualité reviendrait en fait à penser « l'idée d'une différence, (...) d'une discontinuité possible au cœur du présent » (p. 42). C'est là ce qui correspond très expressément à une attitude éthique et politique (p. 64) qui, sans revenir sur le principe de l'historicisation, parviendrait à maintenir l'exigence de cette « différence possible » (p. 109) ou de ce que nous pourrions nommer avec certains historiens et de façon peut-être plus immédiatement limpide un « horizon d'attente ». - Notons que la lecture des textes de Foucault toujours claire, toujours stimulante, est sans cesse enrichie par la présentation de leurs contextes, avec des renvois détaillés aux interventions ou aux critiques de Derrida, de Paul Veyne, de Michel de Certeau, de Habermas et de ses élèves.
La seconde étude (p. 113-206) fait l'histoire de la rupture entre Sartre et Merleau-Ponty. Judith Revel montre que 1953 n'est que « le point d'aboutissement » (p. 126) d'un processus de séparation dont elle pose les jalons importants, des conférences et articles de la fin des années 1940 jusqu'aux lettres de l'été 1953 et aux réponses finales de Merleau-Ponty dans Les Aventures de la dialectique (1955) et dans l'ouvrage inachevé du Visible et l'invisible. Là encore, dans la controverse sur le rapport entre histoire et philosophie, existentialisme et marxisme, actualité(s) et présent, intellectuel et esthète, dialectique et hyperdialectique, négativité et ambiguïté, etc., il est question d'événementialité : comment un système de pensée propre à cette périodisation, selon toute une diversité de dispositifs conceptuels et de stratégies discursives, à effets très variés, peut-il rendre compossible et compatible avec le matérialisme la pensée d'une pratique qui se fonde sur « une ouverture de monde, une ouverture dans le monde » (p. 206) ? - Mentionnons au passage que l'auteure trouve que la réponse que Merleau-Ponty apporta à cette question ne méritait pas le blâme si sévère que Sartre lui infligea, bien que sur ce point le lecteur ait quelque peine à s'empêcher de prendre plaisir au génie du polémiste (l'expression de « rats visqueux » en 1952 désignait ainsi, sans que l'insulte ne vise encore Merleau-Ponty à cette date, « cette catégorie d'individus - hélas très répandus dans notre société : le coupable à qui l'on ne peut rien reprocher »).
La conclusion (p. 207-214) revient sur la figure du « chiasme de l'histoire » et élargit le problème aux questions d'historiographie de cette période, en particulier sur les limites de cette dernière en amont et en aval, son extension à des domaines d'études autres que français, son contenu, ses outils conceptuels, la relation entre philosophie, sociologie et anthropologie que ce régime d'historicité implique. Le résultat est assez admirable pour que nous puissions souhaiter vivement que se poursuive cette contre-histoire de l'événement, et que des penseurs comme Walter Benjamin, Blanchot, Lacan, etc., ne lui échappent beaucoup plus longtemps.
L'auteure a donc eu le projet de produire, par son travail, « une autre manière, en somme, de pratiquer la
"différence possible" » (p. 214). Telle est la grande réussite de ce livre.
K. Oukaci