Jean-Baptiste Échivard, La culture nous aide-t-elle à vivre ? Artège Editions, lu par Laetitia Vidal

Jean-Baptiste ÉCHIVARD, La culture nous aide-t-elle à vivre ? Artège Editions, Les essentiels de la philo, Perpignan, 2012.

Cet ouvrage ressemble de prime abord à un « manuel » de Terminale qui serait exclusivement consacré à la culture. Le langage, le travail et la technique, l’histoire, l’art et la religion y sont en effet traités successivement, de façon simple, claire, et convoquant nombre de textes connus. 


A bien y regarder néanmoins, ce parcours apparemment thématique construit pas à pas une vision très engagée de l’homme, où la finalité et la relation à Dieu s’affirment essentielles. L’ordre des chapitres relève ainsi d’une stratégie assumée, culminant dans la question religieuse,  "ciment des cultures", qui révèle pour l’auteur l’universalité de la quête de sens au "cœur de l’homme", par-delà les diversités. Le fil conducteur sous-jacent est ainsi la mise en relation —conformément à l’une des étymologies possibles du terme « religion »— des hommes entre eux, de l’homme et de la nature, de l’homme et du divin.

L’enracinement et l’aventure (p.7)

L’introduction présente un homme tiraillé entre des aspects apparemment antagonistes de la culture : contemplation et action, quête de gratuité et d’efficacité, mais aussi entre ce que sa communauté lui transmet et ce qu’il lui appartient d’inventer. Enracinement et aventure sont ainsi posés comme les deux faces du rapport à la culture, l’homme recevant toujours « un héritage qu’il a à faire fructifier selon son génie propre ». La culture, dans ses différentes dimensions, est ici présentée comme « l’incarnation obligée » de la nature de l’homme, c’est pourquoi l’auteur entend s’appuyer sur nos expériences communes pour en appréhender le sens. D’emblée, il apparaît que le rapport à Dieu en sera l’un  des constituants essentiels.

Ch. 1  Le langage (p.21)

Le premier chapitre pose d’abord de façon traditionnelle le rapport constitutif de l’homme au logos et l’entrelacement de la pensée et de la langue. Mais l’auteur s’intéresse surtout à la notion de signification et à notre aptitude à recevoir et interpréter des signes. La capacité de signifier est ici aussi bien celle du corps que de l’ensemble de la nature, posée de façon évidente comme une « réalité qui nous parle » et qui « a donc un sens ».  Le « langage » de la fleur par exemple dit la finalité, exalte une harmonie. Il nous appartient de chercher à le comprendre à l’instar de tous les signes qu’autrui m’envoie. Il y a là un mystère, un appel pour la connaissance, qui vaut pour l’ensemble du réel. Cette universalité du sens et de sa recherche, fil conducteur sous-jacent du chapitre, est illustrée par un rapprochement de proverbes tirés de multiples cultures. L’auteur entend montrer que la diversité linguistique ne contredit pas la notion de nature humaine : partout « le cœur de l’homme est à la recherche de ses assises ». La diversité de l’expression n’est que le signe de la vocation de l’homme pour la liberté, où s’enracine la richesse de sa parole : « d’une certaine manière, il fallait qu’il y ait une diversité culturelle pour manifester d’autant mieux l’extraordinaire richesse des paroles dont l’homme est capable ». Cette intensité existentielle du langage s’affirme dans la poésie bien sûr, mais aussi dans toute parole sincère d’engagement, de quête de vérité, dans le dialogue amical, autant de rencontres authentiques d’une individualité qui restera en même temps toujours pudiquement cachée et protégée par les paroles qui la manifestent.

Ch.2 Le travail et la technique (p.67)

Ce chapitre s’ouvre sur un appel à un retour à la "sagesse des Anciens", opposée au « Prométhée déchaîné » contemporain. Chiffres à l’appui, l’auteur expose les ravages de la toute-puissance technicienne. Il exhorte à se souvenir que « la nature ne fait rien en vain » et que c’est en elle que s’ancrent toutes nos compétences acquises, avant de dessiner le double visage du travail : entre souffrance et liberté, labeur et œuvre, et de souligner avec Marx l’exigence de dignité du travailleur. Insistant sur la dimension personnelle, familiale et sociale du travail,  J.-B. Échivard exalte « l’immense variété des actions des hommes qui procèdent du corps, du cœur et de l’intelligence ». Il s’agit ainsi pour l’homme, éternel apprenti, d’acquérir les habitus qui lui permettront de disposer au mieux de ses dons innés. Mais il n’est pas l’unique source de son travail : la nature qu’il n’a pas créée lui offre des matériaux propres à la transformation et il importe avant tout que l’homme prenne conscience de cette dépendance.

Ch.3 L’histoire (p.119)

L’auteur commence par poser la contingence, que ce soit celle de la nature et de son « désordre » ou celle des actes humains et de leur « liberté ». Toute vie humaine s’efforce tant bien que mal d’harmoniser liberté et déterminismes, qu’ils soient naturels ou culturels. Partant de là, l’auteur interroge l’enquête historique, qui ne peut prétendre au rang de science, faute de propositions universelles et nécessaires, sans toutefois exclure la possibilité d’un sens, d’une continuité, que ce soit dans l’histoire personnelle ou collective. Il rappelle la distinction entre philosophie et histoire avant de sonder très classiquement la tentation d’une philosophie de l’histoire, que ce soit chez Hegel ou Comte. Ce n’est que lorsqu’il s’intéresse à la théologie de l’histoire, chez Saint Augustin en particulier, que la spécificité de son approche s’affirme à nouveau. L’homme est libre, à l’image de Dieu, et le combat entre pêché et grâce durera « jusqu’à la fin ». Le sens de l’histoire est « l’histoire même du salut, par la relation que l’homme établit ou n’établit pas avec la mystérieuse volonté de Dieu, qu’il peut refuser ou même combattre ». L’auteur peut alors penser la philosophie de l’histoire comme compte-rendu de l’expérience morale et politique de l’humanité, où s’affirme aussi bien l’impact réel des décisions contingentes de chacun que celui des causes et des nécessités.

Ch. 4 L’art (p.169)

Ce quatrième chapitre s’ouvre sur une ode à l’amour de la vie, quelle que puisse être l’horreur de la situation vécue. Cet amour de la vie renvoie essentiellement pour l’auteur à une capacité à ressentir le "rayonnement" de la nature, à goûter la beauté du monde, son harmonie, à travers nos sens. Cette aptitude à contempler ne va pas de soi : il nous faut « apprendre à recevoir ». Ainsi l’émotion ressentie face à la beauté, dans la nature ou dans l’art sera « notre réponse à un don qui nous est fait ». Accueil, attention, vigilance, désir sont ici les maîtres-mots, même s’il faut distinguer la beauté de ce qui reste attaché à une finalité extérieure (dans l’architecture, le design) et celle qui renvoie à la gratuité d’un pur exercice spirituel (dans les beaux-arts). Nous retrouvons alors les thèmes traditionnels de l’imitation de la nature et de la transfiguration du réel. L’art élève l’homme à la dignité du créateur, libre, et l’affirme capable de se rendre indépendant du réel, même s’il l’imite. Mais cette autonomie de l’artiste, exaltée par Nietzsche en particulier, ne donne-t-elle pas lieu à une illusion de toute puissance ? Le poète ne se prend-il pas pour « le rival de Dieu », qui pourrait du moins « se passer de Lui, parce que par son art, il peut susciter le goût de l’invisible » ? J.-B. Échivard diagnostique ainsi comme « mal du siècle » cette tentation de « s’imaginer que l’art peut créer des valeurs ou qu’une vie humaine digne de ce nom peut être vécue comme une œuvre d’art […], sans d’autres règles qu’une œuvre à réaliser, sans d’autres moyens que ceux que l’on choisit librement […], sans d’autres valeurs que son choix individuel. »

Ch. 5 La religion (p.213)

Tous les jalons posés dans les chapitres précédents vont ici pouvoir trouver leur pleine expression. L’auteur entend en effet montrer que la religion n’est pas seulement un « fait culturel » descriptible « objectivement ». Il donne clairement une forme de priorité à l’attitude religieuse dans la vie de l’homme, qui « ouvre à d’autres hommes et force au respect de leur dignité » en leur donnant une valeur absolue. Piété, respect, mais aussi organisation du temps et de l’espace sont au cœur de la religion qui « féconde la culture ». Fidèle à sa méthode, J.B Échivard renvoie à l’expérience et part de la vie des mystiques pour poser l’importance de la prière, « relation effective du cœur de l’homme à ce Dieu qu’il cherche et qu’il invoque », qui l’aide à vivre l’expérience du mal et de la souffrance, lui livrant « les moyens effectifs d’un salut ». S’il interroge l’oubli du religieux, c’est pour mieux affirmer que l’être humain est fait pour connaître Dieu, qu’il choisisse ou non d’établir une relation avec Lui. Tentant de répondre à ceux qui déplorent les divisions que la religion induit, il reprend l’étymologie du terme pour souligner le lien qui s’y joue, et s’appuie sur la journée d’Assise du 27 octobre 1986 pour « prouver » que « la diversité peut être source de communion », puisque ce jour-là, des religieux de tous horizons ont choisi d’« être ensemble pour prier », au nom de toute l’humanité. Il importe de même de dépasser l’opposition entre philosophie et religion en assumant que les textes religieux peuvent être une « nourriture pour les méditations de l’intelligence philosophique ». L’interrogation métaphysique, qu’elle s’ancre par l’étonnement admiratif face aux capacités du cerveau ou de la fermeté extraordinaire d’un prêtre polonais face à ses bourreaux SS, doit être sans cesse relancée, nous forçant à « voir plus loin que le réel immédiat ». Le mystère de l’homme, du cosmos imposent réflexion et humilité. Il s’agit ainsi surtout d’accepter que « l’homme n’est pas la mesure de toute chose », et l’athéisme sous ses diverses formes n’est jamais pour l’auteur que le refus de ce questionnement troublant, l’évacuation a priori du mystère.

Conclusion (p.269)

            J.B. Échivard, à l’issue de ce parcours, rappelle la nécessité de se défier d’une réflexion philosophique qui dissocie ce qui dans le réel est toujours uni : il n’existe pas de nature sans caractéristiques culturelles, pas plus que culture sans « causes naturelles » qui la rendent possible. La culture révèle concrètement la nature humaine, source de possibilité de cette réalisation effective. La diversité dans ce cadre ne doit donc pas « occulter l’existence d’une nature humaine universelle », qui se dit dans notre commune disposition au langage, à la technique, à l’art, à la religion, et sans laquelle nous ne serions pas pleinement hommes. Or, toutes ces expériences sont essentiellement LIEN, de l’homme à autrui, à la nature, à Dieu. 

Il est toujours intéressant de voir une notion aussi générale être abordée sous un angle spécifique, courageux en l’occurrence, même si on pourra regretter que le parti pris très fort de l’auteur, pleinement assumé, ne soit pas davantage interrogé et discuté. Il faut donc accepter d’entrer sans trop de réserves dans sa « logique » pour pouvoir l’accompagner au fil de cette approche engagée, d’une belle sincérité, et s’ouvrir alors à une authentique rencontre.

 

 Laetitia Vidal