Kostas Axelos, En quête de l’impensé, éditions Encre Marine, 2012, Lu par François Odam
Par Jeanne Szpirglas le 29 mai 2013, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Kostas Axelos, En quête de l’impensé, éditions Encre Marine, 2012, 96 pages.
L'ouvrage posthume de Kostas Axelos est celui d’un philosophe au crépuscule de sa vie proposant une expérience de pensée singulière, nous invitant à une méditation libre, à un voyage au coeur de ses propres interrogations métaphysiques, au côté de ses illustres prédécesseurs, Héraclite et Heidegger.
Mais comment présenter une démarche qui se refuse à tout résumé (lequel répondrait au désir de la raison toujours en quête de résultats), qui ne prétend ni répondre aux normes d’un discours logique, linéaire et démonstratif (« le secret est à scruter en cheminant, en suivant un chemin (hodos) et non pas en suivant une méthode (methodos) »), ni argumenter, ni exposer une thèse (« Qu’est-ce qui chemine ? » se demande le penseur, « Qu’est-ce qui suit son cours ? Ce n’est ni une force dite matérielle, ni une idée ou un idéal, ni une foi ou une croyance. Ni un projet élaboré. Alors... ») ? Comment traduire une pensée qui cherche ses mots, faisant nombre de fois le constat que « les mots nous manquent », prenant le risque par delà les catégories traditionnelles de la philosophie de s’installer au coeur des contraires (« outrepasser le monisme indifférencié et le dualisme fixateur ») au jeu contrasté qui menace de faire éclater l’unité du questionnement lui-même...
Tout d’abord il faut accepter de ne pas avoir toutes les clés et de se laisser porter par une parole qui ne cesse de revenir sur elle-même en s’approfondissant et ressaisit sans cesse les germes qu’elle a semés, éclairant par là ce qui la hante, l’in-quiète et la suscite... Il faut de plus affronter l’extrême concision d’un propos à l’apparence ésotérique et abstraite mais aux échos si concrets. L’auteur en effet aborde en filigrane aussi bien la réalité économique et sociale, à travers la question du management, la mondialisation, le recul du politique, la technoscience qui structure tout rapport au monde dans notre modernité (désignée comme ère nucléaire), l’Histoire à travers des noms à l’évocation obsédante, Goulag, Shoah, Hiroshima, que des questions existentielles d’une éternelle actualité, l’angoisse, le bavardage, le bonheur, c’est à dire la cruciale question du sens, que nous rencontrons sous des formes banales et populaires Comment traverses-tu cette vie ? Où va le monde ?...)Enfin le lecteur est appelé à s’engager soi-même dans ce voyage sans fin, cette exploration qui n’a pas vocation à se résoudre en fin de compte à une clairière donatrice de légèreté et de lumière, dispensatrice d’un absolu du sens –car pour nous autres hommes, l’absolu n’est pas donné...
Il ne s’agit donc pas pour l’auteur de viserune sérénité absolue qui renverrait à l’antique sagesse, productrice de systèmes rassurants, apportant la réconciliation désirée, dont les philosophes sont en quête depuis Platon jusqu’à Hegel... mais de proposerune pensée, nouvelle, foncièrement ouverte, aux prises avec ses propres fantômes (sources d’incurables blessures), confrontée à l’éclatement du sens et appelée à affronter de manière claire l’assombrissement qui guette toute clairière, à réouvrir en le questionnant le secret de notre rapport au monde, et qui la fait vibrer. Nous ne pouvons en sortir puisqu’il s’agit d’entrer plus profondément en elle (la question). La dernière phrase du texte loin de clore le cheminement nous y reconduit. Il s’agit en ce sens moins de répondre à une question qu’à s’enfoncer dans la question. Le mouvement du texte s’apparente ainsi à une spirale, nous aspirant au coeur de cet énigmatique impensé, qui donne son titre à l’oeuvre, etautour duquel la pensée ne cesse de tourner, de se confronter et de se construire.
L’impensé est plus et autre chose que le non pensé et surtout il n’est pas l’impensable mais ce qui interpelle l’homme. Il n’est donc pas ce qui excèderait le pouvoir de penser de l’homme (l’impensable), sorte de vérité transcendante inaccessible et indicible, ni même ce que l’homme oublierait de penser ou ne voudrait pas penser (non pensé),...mais plutôt peut-être ce qui reste en retrait de toute pensée, ce qui guette et in-quiète la pensée, c’est à dire aussi ce qui l’anime, sans que celle-ci n’en fasse explicitement son objet. Il s’agit ici pour la pensée d’affronter enfin ce qui la hante irréductiblement mais aussi la sauve (angoisse/sérénité) par le biais d’un cheminement à la fois rigoureux et sensible. Ainsi la singularité du propos tient en ce que le questionnement est à lui-même son propre objet remontant à sa source et se déployant à plusieurs niveaux de lecture et d’expérience.
Le plan, aux étapes non appelées à être résumées, ne suit donc pas une progression linéaire mais circulaire voire hélicoïdale ; les titres renvoyant au diverses modalités de l’expérience de l’impensé, comme autant de manière pour la pensée de se confronter à son propre questionnement.
I.Présupposés de la quête de l’impensé
II.En quête de l’impensé
III.L’impensé de la quête
IV.Le secrêt
V.Le besoin et les besoins de l’homme
VI.Angoisse et sérénité
VII.Le cheminement
VIII.L’ère nucléaire
IX.Le singulier
X.Le conflit
XI.Passer outre
En inaugurant de nouveaux Holzwege, Axelos nous invite à entrer plus profondément au coeur de la pensée, de ce qui nous interpelle et nous meut, et qu’il désigne sous ce terme énigmatique d’impensé... pour autant que c’est l’énigme même de la vie et du sens qui est interrogé. Loin d’être la pensée terminale d’un homme, elle entend maintenir ouvert le questionnement et par là même l’avenir, car la quête est infinie et appelée en chacun et en tout temps à être ressaisie.
Méditons pour finir les derniers mots d’un moraliste sur l’humaine condition : « Curieux « destin » singulier d’une humanité qui, sans cesser de se vautrer dans ce qui lui est le plus accessible, a le regard porté vers les étoiles. »
François Odam