J.-F. Balaudé et P. Wotling (dir.), «L’art de bien lire», Nietzsche et la philologie, Vrin, lu par Jérôme Jardry

Balaudé, J.-F. et Wotling, P. (sous la dir.), «L’art de bien lire», Nietzsche et la philologie, Vrin, Tradition de la pensée classique, 2013.

La citation de Nietzsche est souvent répétée, selon plusieurs formulations. La lecture (et l’écriture) constitue un souci constant dans la philosophie de Nietzsche et pourrait bien constituer une «unité» de sa pensée, ou un fil directeur, si tant est que ces termes puissent avoir une validité pour une pensée par nature multiple et intempestive. 

Les textes de jeunesse de Nietzsche traitent abondamment de philologie, dans ses méthodes et pour ses limites. Nietzsche rejette en effet un certain nombre des pratiques philologiques de son époque : les spécialistes de l'Antiquité de son temps ont l'obsession des notes en bas de page, et les mêmes sont ceux, comme Wilamowitz, qui avaient rejeté La Naissance de la tragédie au titre de travail philologique.

            «L'art de bien lire» renvoie à la philologie qui constitue un horizon ambivalent pour la philosophie de Nietzsche. Si la philologie a été l'école à laquelle a été formé Nietzsche, elle a été l'objet d'une critique parfois sévère de sa part. « Philosophie » et « philologie » sont bien souvent renvoyées dos à dos, dans leurs méthodes, dans leurs excès et dans leurs caricatures. Et pourtant, « on n'a pas été philologue en vain »: la philologie renvoie à cet art de bien lire, qui constitue toujours un impératif, pour la philosophie. Malgré ces distances de Nietzsche vis-à-vis de la philologie, cet art de lire peut-il être une « méthode » ? C'est au fond la question qui occupe ce recueil d'articles. À partir du constat que partageraient les auteurs, que la philosophie de Nietzsche ne se réduit pas à une doctrine systématique, les articles traitent de l'ambitieuse question de savoir si l'on ne pourrait pas trouver dans cet art de bien lire ce qui rendrait compte, pourtant, de toute la philosophie de Nietzsche.

            Il faut entendre par là l'horizon qui unifierait la philosophie de Nietzsche, par-delà le risque de prendre sa philosophie pour un système. Autrement dit, l'art de lire fait comprendre toute la philosophie de Nietzsche, tout en immunisant cette lecture de devenir systématisante et de prendre les termes mobilisés par Nietzsche pour des « concepts » ou des « vérités ». La « méthode » est effectivement un terme on ne peut plus paradoxal pour un lecteur averti de Nietzsche. Il faut entendre par là les exigences et les moyens sensibles d'orienter la lecture, et non pas le système de règles abstraites qui vaudraient pour tout objet (pour tout texte). Des lors, cette méthode, la philologie, est perpétuellement une mise à l'épreuve: d'elle-même, des textes, et du lecteur (cf. Céline Denat, p. 151-152). Si la philologie peut épuiser sa substance, les textes à établir et à traduire, « ce qui ne doit pas s'épuiser, c'est accommodation toujours nouvelle de chaque époque à l'Antiquité, le fait de se mesurer à elle » (F.P. C.In. III-IV, 3 [62], cité p. 247-248).

 

            Le recueil se compose de cinq parties :

1. « La Philologie face à la culture grecque », où G. Campioni et J.-F. Balaudé reviennent sur la figure de Socrate («Socrate monstrum») et sur la katharsis chez Aristote, relue par Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie.

2. La philologie s’articule également avec la « psychologie », redéterminée par Nietzsche, et avec en général l’analyse nietzschéenne de la morale. Ainsi la philologie a-t-elle, elle aussi, sa ou ses vertus, (« als problem »): intégrité, droiture, rectitude ou même loyauté.

3. S’il est difficile de parler d’une « méthodologie nietzschéenne », une troisième partie affronte tout de même le problème. Cette partie, au centre du recueil, affronte tout de même cette question: « La philosophie comme méthode ? ».

4. Une quatrième partie aborde les objets de la philologie, de l’opéra à la philosophie « préplatonicienne ».

5. La dernière partie: « Lire selon Nietzsche et lire Nietzsche » revient habilement sur une question qui a été un fil conducteur des autres articles : si Nietzsche est bien philologue et s’il a bien prôné la philologie comme pratique, voire comme méthode, quelle philologie peut-on alors exercer avec les textes de Nietzsche ? « texte », « lecture » et « traduction » sont, par exemple, autant de termes sur lesquels l’analyse philosophique doit se pencher attentivement, pour concevoir une philologie (il s’agit alors d’une réflexion critique sur les éléments d’une épistémologie d’une philologie des textes de Nietzsche). Il faut alors exercer ce regard philologue sur les textes eux-mêmes : les occurrences, les variations de formules, les réécritures sont autant d’indices pour une élaboration philosophique qui ne se contente ni de la singularité d’un texte isolé, si de la systématicité qu’on projette abusivement.

 

            Si tout est interprétation, tout n'est cependant pas « texte ». C’est l’une des clés pour comprendre ce que sont la philologie et l’interprétation. D’ailleurs, par « interprétation », il faudrait préciser : plusieurs termes en allemand se traduisent par ce qui est, pour nous, devenu un concept (comme le montre très clairement Patrick Wotling dans son article). Un « texte » conserve l’horizon d’un sens qu’il est possible de déterminer, du mieux qu’on peut en tout cas. Si c’est un texte de l’Antiquité, il nous met sous les yeux, si l’on veut bien, son caractère inactuel, sa puissance de décentrement. 

            Tous les articles du recueil sont en français mais sont, pour certains d’entre eux, des traductions. Les auteurs font, pour beaucoup d’entre eux, partie du Groupe International de Recherches sur Nietzsche (GIRN), et « L’art de bien lire » Nietzsche et la philologie est un état de la recherche actuelle sur Nietzsche.

            Ont contribué à ce recueil : J.-F. Balaudé, B. Benoît, É. Blondel, G. Campioni, C. Denat, M. Dixsaut, K. M. Higgins, S. Marton, G. Métayer, C. Piazzesi, C. Rapp, R. C. Salomon, W. Stegmaier, P. Wotling.

 

Jérôme Jardry