Philippe Descola, La composition des mondes, 2014, lu par Jean-Baptiste Chaumié

Philippe Descola, La composition des mondes, Paris, Flammarion, 2014, 377 pages.


Dans ce livre d’entretiens avec Pierre Charbonnier, l’anthropologue Philippe Descola revient sur les étapes de son parcours de chercheur, sur les principaux résultats de son travail,  ainsi que sur le regard que son expérience et ses connaissances lui font porter sur le monde contemporain.

L’auteur, qui définit l’anthropologue comme un « badaud professionnel »  dit trouver sa vocation dans une certaine distance assumée dès l’adolescence par rapport au cadre de l’existence ordinaire.  Élève à L’ENS Saint Cloud en philosophie, c’est la participation à un séminaire de Maurice Godelier qui l’oriente vers l’ethnologie dans les années 1970. Il revient dans un premier chapitre sur l’influence de  Claude Lévi-Strauss qui dirigea sa thèse sur les indiens  Achuar  en Amazonie. Le succès de ce premier livre lui permit de devenir  maître de conférence  à l’EHESS, puis professeur au collège de France à partir de 2000, avec l’exigence de « ne jamais enseigner des choses que je sais déjà »…

 

Au delà de cet aspect biographique, l’intérêt de ce livre d’entretien est de préciser et de revenir à plusieurs reprises sur la tâche et les limites de l’anthropologie dans son rapport aux autres sciences humaines. Il la définit par « l’ambition  d’offrir des modèles d’intelligibilité de la diversité des usages du monde ». Le travail anthropologique,  « au lieu de procéder par généralisation successives de cas particuliers, comme le fait l’ethnologie, part d’hypothèses quant à des dispositions de la nature humaine et explore comment ces dispositions sont actualisées dans des institutions très diverses ».  Le deuxième chapitre,  consacré au séjour amazonien chez les Achuar, société Jivaros d’Amazonie,  montre ainsi comment cette étude permet à  Philippe Descola de remettre en question le modèle du « déterminisme environnemental » établissant un lien strict entre les conditions du milieu et les mode de vie. «  Raisonner en termes d’adaptation à un écosystème me paraissait donc absurde parce que les Achuar n’étaient pas déterminés dans leur existence sociale  par des contraintes environnementales ou par des limitations techniques mais par un idéal d’existence culturellement défini, ce que l’on appelle dans leur langue shiir waras  , le « bien vivre ».  Sur les pas de Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, Descola s’interroge aussi  sur les dilemmes moraux de l’explorateur,   et les limites de « l’observation participante »  (face aux traitements subis par les femmes chez les Achuar par exemple), mais dont la responsabilité morale peut être ailleurs, notamment dans la défense des populations indigènes aujourd’hui menacées dans leur mode d’existence. L’objectivité de l’ethnographie, la question de sa scientificité est l’objet de pages éclairantes notamment sur le rôle de ce « deuxième livre »  (comme l’est par exemple Tristes tropiques) essentiel au travail de l’ethnologue et par lequel il revient sur son activité, intègre l’observateur au sujet observé, bref assume la part de subjectivité présente dans toute science humaine pour mieux s’approcher de son objet. On trouvera également d’intéressantes considérations sur le « retour » de l’explorateur, aux yeux duquel le pays d’origine prend une étrangeté nouvelle, faisant ressortir par exemple le « fétichisme de la marchandise »  occidental, mais aussi les différences radicales dans le rapport au temps entre ces différents mondes.

 

C’est dans le troisième chapitre que Descola rappelle avec beaucoup de clarté les thèses qui l’ont fait connaître en exposant la théorie qu’il a construite, consistant à distinguer trois modèles, ou invariants, dans le rapport entre « humains et non humains » (cette distinction conceptuelle se substituant à nature/culture, l’auteur revenant à plusieurs reprise sur les raisons qui lui font prendre de la distance vis-à-vis de la notion de culture, idée elle-même relative, et n’ayant pas de « validité universelle ») . Ce sont  trois façons de percevoir continuités et discontinuités entre humains et non humains. L’animisme attribue une intériorité à des non humains,  et ne voit de discontinuités  que  sur le plan physique. Le naturalisme à l’inverse attribue l’intériorité aux seuls humains, et trace une discontinuité morale et continuité physique entre les êtres.  Le totémisme, «  rapport de subsomption d’un groupe sous une qualité, laquelle désigne aussi bien les membres humains que non humains de ce groupe »,  trace quant à lui une continuité morale et physique à l’intérieur d’un ensemble d’humains et de non-humains, mais une discontinuité à une autre échelle, entre chacun de ces blocs d’humains et de non-humains qu’on appelle « groupes totémiques ». Il ajoute un modèle « analogique » sur l’exemple du « tona » au Mexique qui est une sorte de double animal de l’humain, entretenant avec lui une relation de correspondance de destin, sans aucune relation directe (mais qui permettrait aussi de rendre compte  des croyances astrologiques par exemple). Ces modèles sont pensés comme autant d’ « ontologies » permettant de « composer des mondes ». « Ces filtres ontologiques, écrit Philippe Descola, ce sont les systèmes d’inférences quant à la nature des êtres et à leurs propriétés que les modes d’identification autorisent. Un filtre ontologique naturaliste ne fera pas advenir un esprit du gibier tandis qu’un filtre ontologique animiste ne fera pas advenir un quark ».

 

Le dernier chapitre s’intitule « le monde contemporain »,  et porte en partie sur les rapports actuels entre ces différentes ontologies. Si le modèle naturaliste s’accompagne  de la conscience et de la critique de ses propres spécificités, il transforme dans le même temps tout système de don en échange marchand, et peine à concevoir la nature comme une donnée faisant partie intégrante du social. Philippe Descola regrette ainsi que le mouvement écologiste que nous connaissons soit tributaire d’une conception « naturaliste » de la nature, qui se limite à vouloir donner de la valeur à ce qui n’en avait pas, au lieu de s’intéresser et de défendre les liens humains / non humain sur le modèle élargi du fonctionnement des écosystèmes.  Enfin, c’est comme commissaire de l’exposition « La fabrique des images » au musée du Quai Branly que Pierre Charbonnier interroge Descola  qui n’hésite pas à affirmer la possibilité d’une continuité entre toutes les formes de représentation : « du point de vue de l’opération figurative que ces images mettent en œuvre aucune différence de nature ne peut être établie ».

 

On voit donc que ce livre apportera beaucoup à ceux qui veulent renouveler au regard de l’anthropologie leur réflexion sur la notion de culture, méditer  sur les difficultés qui naissent pour la philosophie morale du fait même de la relativité des mœurs, s’informer sur l’épistémologie des sciences humaines, ou s’interroger sur la place des représentations mentales et figurées dans toute société.

 

J.-B. Chaumié