Alexis Legayet, Sidonie Tournesol, éditions L’Harmattan, 2014 Lu par Sophie Conte
Par Florence Benamou le 03 juillet 2015, 19:16 - Philosophie générale - Lien permanent
Alexis Legayet, Sidonie Tournesol, éditions L’Harmattan, 2014 Lu par Sophie Conte
L’ouvrage se présente comme une enquête philosophico-littéraire. Son objet premier est de rendre compte de l’existence de Sidonie Tournesol, sœur méconnue du professeur du même patronyme. Fort étrangement cependant, c’est en notre monde que, depuis la planète Tintin, Sidonie aurait été engendrée. Une telle idée pour le moins étrange posée, l’auteur se propose alors de mettre à jour les conditions de possibilité d’un tel passage de l’univers de la fiction à la réalité afin de déconstruire pas à pas les préjugés qui, par hypothèse ici, nous empêcheraient de le penser. C’est ainsi en un double voyage que nous sommes engagés. Voyage au sein du monde d’Hergé, d’un côté, en lequel Tournesol apparaîtra sous la figure masquée d’un sage singulier. Voyage, de l’autre et indissociablement, à travers les concepts opposant puis reliant la fiction au réel avec, à son bout, la folle promesse de l’engendrement d’un être réel, Sidonie, par la puissance génétique de la fiction Tryphon…
Le premier chapitre évoque les raisons circonstancielles ayant fait obstacle à la reconnaissance sociale de Sidonie Tournesol. Par delà un hypothétique complot de la maison Casterman, la négation de l’existence d’une sœur de la part du professeur Tournesol en personne, au cœur de Tintin et les Picaros, semble une raison suffisante pour éliminer Sidonie du champ de l’existence. L’auteur montre ici cependant l’insuffisance d’un tel argument confondant deux concepts hétérogènes de la sororité.
Le principal obstacle à la reconnaissance de l’existence de Sidonie, affirme l’auteur dans son second chapitre, réside toutefois dans la croyance unanimement partagée en l’altérité radicale du monde de la fiction à celui de la réalité. Comme Hergé lui-même n’a cessé de le dessiner, confondre ces deux ordres serait le fait même d’une folie. Ce qui explique suffisamment l’internement de Sidonie.
A travers une longue lecture de La rose pourpre du Caire de Woody Allen, le troisième chapitre entend épouser la logique propre de cette démence supposée. A l’instar de Cécilia, l’héroïne de ce dernier film, Sidonie, comme enivrée par la hauteur de l’art d’Hergé, aurait, au final, confondu le monde de son désir avec la platitude de la réalité. C’est Louis-Ferdinand Céline qui est alors convoqué, en théoricien circonstanciel de l’art, pour dévoiler la logique de notre immersion jouée au sein d’univers fictionnels, au sein desquels seuls, pourtant, nous nous sentons respirer. Et c’est la perte de ce jeu, de ce « croire sans y croire », qui signerait ici l’entrée dans la folie.
Par le biais d’une longue lecture de la scène du sacrifice au cœur du Temple du soleil, l’auteur entend cependant montrer, en un quatrième chapitre, l’insuffisance de cette opposition, si communément partagée, entre la fiction et la réalité. Une première lecture globalement spinoziste de cette dernière scène permet certes d’opposer assez classiquement l’ordre tintinien de la lucidité à celle, hallucinée, des peuples d’autrefois. Un second niveau de lecture, centré sur les paroles de Tryphon Tournesol, engage cependant à remanier tant l’ordre de nos concepts qu’à réviser le statut de distrait lunaire spontanément attribué au professeur. En appelant « cinéma » une telle scène jouée par les Incas dans le sérieux du sacrifice, Tournesol révélerait incidemment cette loi communément masquée de l’existence humaine selon laquelle exister c’est effectivement jouer un rôle dans le grand cinéma (ou pour reprendre le mot de Castoriadis, ici logiquement convoqué, l’institution imaginaire) d’un ordre du monde donné. A ce titre, montre ici l’auteur, aucun des civilisés pourtant bien dégrisés de l’ordre religieux de la croyance antique, de Haddock à Séraphin Lampion en passant par Rastapopoulos et Bianca Castafiore, n’échapperait à cette loi.
Le cinquième chapitre entend mettre à jour le statut d’exception de Tryphon Tournesol. En faisant l’exégèse de quelques papiers et paroles dits « perdus » de Sidonie, l’auteur pose ainsi que le professeur Tournesol aurait le statut d’un être étrangement connecté, par le savoir et le pouvoir, à la source créatrice d’où émergent les mondes, soit le grand cinéma de l’existence commune. Tournesol serait alors tout à la fois capable de percevoir ce qui se trame derrière le décor ordinaire et de bouleverser, par ce biais, le cours des aventures, allant donc, si nous comprenons bien, jusqu’à diriger la main même d’Hergé. On ne saurait saisir le sens d’une telle idée sans se rappeler qu’en son premier chapitre, l’auteur affirme que bien plutôt que d’être le maître de sa création, un bon auteur est au service des personnages qu’il a une fois créés et dont, à moins d’arbitraire et de contingence, il n’est que relativement libre des actions et propos. A l’instar des autres personnages, Tryphon Tournesol aurait donc une essence propre (se manifestant, par exemple, par l’impossibilité logique de lui attribuer un esprit de la blague ou de lubricité) et le génie d’Hergé aurait été d’en épouser la nécessité. Une telle essence, montre alors l’auteur, se révèle notamment dans le jeu des noms et prénoms du professeur. Tryphon renverrait ainsi au monstre mythologique Typhon, figure de ce chaos, qui, par hypothèse ici, bouillonnerait sous les mondes (comme, par exemple, tourbillonnent les images et les mots dans l’esprit du créateur avant de se figer sur le papier). Aussi bien Tryphon, montre alors l’auteur, est-il lui-même l’instigateur d’une foule de tourbillons au sein du monde d’Hergé. Au caractère potentiellement destructeur du tourbillon s’oppose cependant l’appel au sens et à la lumière porté par « Tournesol », le patronyme de Tryphon, imposant ainsi la tâche de canaliser les forces créatrices dans un sens convenable. Mais quel est donc ce sens ? Autrement posé, comment un être qui, seul parmi tous, connaîtrait sa contingence de créature élevée un instant au dessus du tourbillon tumultueux du réel pourrait-il bien ainsi s’orienter dans le monde ? L’auteur montre alors qu’il existe une « éthique en marche » de Tournesol, laquelle se dessinerait et se construirait à mesure des albums, consistant essentiellement, et pour finir, à prendre sa part belle au jeu créateur de hautes aventures.
Comment, depuis ce point, penser l’existence de Sidonie ? Dans son sixième et dernier chapitre, l’auteur entend synthétiser et élargir l’hypothèse d’un cinéma du réel pour montrer enfin comment ce dernier pourrait bien enfanter cette étrange Sidonie. Si, en effet, l’ordre de la fiction ne s’oppose pas tant au réel qu’à un imaginaire socialement constitué et institué en monde, il existerait alors, étonnamment, une forme d’engendrement du réel par l’imaginaire. Suivant une voie bergsonienne, l’auteur propose alors, tout d’abord, de tracer les lignes d’une philosophie de la nature capable de comprendre l’émergence des mondes vivants ainsi que de « véritables œuvres d’arts ». Si la forme de ces derniers est communément figée, l’humain, est-il traditionnellement rappelé, se caractérisait, quant à lui, par la conscience et la liberté soit la possibilité de comprendre sa propre nature créée pour lui-même, à son tour, se mettre à créer. Ainsi est-il notamment le seul être à produire des œuvres d’art (au sens plus restrictif d’une fiction jouée) au sein de son monde propre. Mais quel est donc le sens d’une telle création ? En se mettant à l’écoute des propositions esthétiques de Jean Duvignaud et de Romain Gary, l’auteur montre alors comment peut se penser une singulière dialectique engageant le devenir mutuel des mondes et des œuvres d’art. Si les mondes humains, pensés ici maintenant comme des œuvres d’art vivantes (du cinéma réel), engendrent en leur sein des œuvres d’art, au sens restrictif et commun (soit, grossièrement ici, de hautes fictions), ces dernières ne laissent pas nécessairement les mondes d’où elles émergent inchangés. Par l’élévation des désirs et des sensibilités qu’elles éveillent, elles peuvent, en effet, amener les hommes à transformer la dure réalité. Eduqués par la fiction, ces derniers échafauderaient alors une plus haute existence, soit ce que l’auteur dit être un cinéma-vivant de meilleure qualité… avant que d’autres fictions irréalisent à nouveau ce monde et lui ouvrent alors de tout autres horizon. Tel est précisément le mouvement dialectique que dans Pour Sganarelle, sa puissante esthétique, Romain Gary imagine être celui de notre Histoire. Pourquoi donc Sidonie émerge-t-elle alors de ce jeu dialectique ? L’irruption de cette dernière au sein du mouvement de la pensée a, semble-t-il ici, le statut équivoque et masqué d’une réduction à l’absurde faisant ainsi subitement vaciller l’édifice entier de la démonstration lequel, comprenons-nous et quoique la question ne soit jamais explicitement tranchée, n’était alors lui-même vraisemblablement qu’une fiction jouée. Selon l’auteur, en effet, en s’incarnant au cœur de notre cinéma-réel depuis les hauteurs propres de la fiction Tryphon, Sidonie Tournesol en « christ de notre temps », dégrisé des faux dieux mais ivre de la puissance retrouvée de l’imaginaire vivant, entendait révéler, par son corps tryphonesque, « l’évangile » ou la bonne nouvelle de « la puissance de réel sise au cœur des fictions » (telle que la dialectique de Romain Gary exposée ci-dessus permet de la penser). Au Christ incarnant un dieu dont il n’aurait pas eu conscience de l’irréalité, se substituerait ainsi la lucidité d’une Sidonie incarnant réellement ce que elle et nous savons cependant parfaitement n’être qu’une simple fiction. Où « la bonne nouvelle » pourrait, dès lors, bien apparaître comme une très mauvaise nouvelle, celle nous condamnant à rester empêtrés, dans l’angoisse et l’ennui, au cœur d’un réel sans autre porte de sortie que le jeu et ici, le joujou singulier, malgré tout enivrant, de la pensée. Vanité des vanités… A moins évidemment que, comme ne cesse de le clamer ludiquement l’auteur, Sidonie Tournesol ait vraiment existé. Qui le croirait pourtant ?
Par delà l’évidente pitrerie d’une fiction loufoque, à savoir l’existence supposée d’une sœur de Tournesol mystérieusement engendrée en notre monde depuis celui de la fiction, ce livre prend la forme d’une véritable démonstration philosophique. Un tel mélange des genres, alliant les jeux de mots et la fiction littéraire à la rigueur de l’analyse conceptuelle génère un singulier dépaysement. Si le lecteur est, d’un côté, tenté de prendre à la légère le propos, le travail serré du concept et de l’expérience éclairée semble, au contraire, le ramener au sérieux de véritables propositions philosophiques. Si, de l’autre côté et au contraire, il en venait, par aventure, à pleinement prendre au sérieux de telles propositions, c’est au sein de l’univers loufoque de la fiction littéraire qu’il serait à nouveau renvoyé. Comme en sa sulfureuse Métaphysique de l’astre noir (Sens et Tonka, 2012), Alexis Legayet nous donne alors à lire une forme singulière de délire rationnel où la raison se joue d’elle-même en évitant, peut-être et par-là même, de se momifier en un sérieux trop mortifère. Le lecteur de Tintin pourra, en tout cas, y découvrir une figure inédite et assez convaincante du professeur Tournesol. Si, par ailleurs, du côté philosophique, l’auteur ne fait, en somme, que reprendre à son compte des pensées désormais classiques, telle celle de Cornélius Castoriadis sur le rôle constitutif de l’imaginaire, le lecteur philosophe appréciera tant la mise en perspective de telles pensées que, plus particulièrement, la convocation des esthétiques respectives de Jean Duvignaud et, surtout, Romain Gary, trop couramment absentes de la scène philosophique.
Un grand plaisir à lire, par conséquent, pour qui ne rebute pas le mélange incongru de la démonstration philosophique, de la fiction et du loufoque.
Sophie Conte