Antonin Wiser : Vers une langue sans terre. Adorno et l’utopie de la littérature. Editions MSH, collection Philia, 2014 lu par Maryse Emel

Le danger est la lutte pour la domination idéologique des discours, qui se traduit par l’uniformisation, l’équivalence, et le règne des principes d’identité et de non-contradiction au sein du discours. Ainsi la langue est-elle bridée par la langue des maîtres. Procédé de désertification qui assèche la terre. Il faut donc déserter cette désertification que crée la domination. Aller vers une « langue sans terre », la libérer de ses racines : c’est cela le projet de l’utopie...


« Il faut être absolument moderne » Rimbaud

 

« L’utopie habite le regard qui, au sein du monde, distingue les fissures dans les choses – ce regard, capable au plus haut point de différenciation, qu’Adorno nommera expérience. » p.32

Si ce texte est en dialogue avec Marx du fait d’un ensemble de désaccords théoriques, esthétiques et politiques, sur le rejet par ce dernier de l’utopie, il rejette en revanche complètement la position de Heidegger en montrant le contresens de ce dernier à propos d’Hölderlin et de la poésie. De la même façon que cette recherche sur l’utopie ne peut que se démarquer de la rationalité d’Habermas.  Le « moderne » auquel en appelle Adorno, se rapprocherait plutôt de ce qu’Agamben nomme « contemporain ». Vers une langue sans terre est la présentation par Antonin Wiser de l’ensemble des ouvrages qu’Adorno a consacré à la question du langage, comme pensée d’une utopie qui ne soit pas figée dans une ontologie du sujet et de la raison, mais au contraire ouverte à la façon d’une constellation, référence à Walter Benjamin, avec pour Adorno le souci de s’en démarquer. Habermas ne se retrouvera pas dans cette pensée qui s’avère, même si cela n’est pas flagrant, entièrement politique. La thèse de cet ouvrage très riche en analyses et références, à la recherche d’une écriture qui ne trahisse pas cette quête « d’une langue sans terre », est que l’utopie contemporaine ne doit pas perdre de vue « une critique sans compromis des formes de l’existence traversée par la domination. »(p.334). A ce titre la littérature et la politique se rejoignent, dans cette pensée de la réconciliation propre à Adorno.


·       Du rejet au retour de l’utopie…

Marx et Engels rejetèrent le mot d’Utopie pour cause de son peu de scientificité, sa non conceptualité, et un rapport à l’imagination opposé au matérialisme de la doctrine. Adorno tentera de retrouver l’utopie dans un espace qui n’est pas directement l’espace du politique et encore moins l’espace de la science et du concept. S’il n’est pas en accord avec le rejet de Marx et Engels, il en retient néanmoins de ce refus les difficultés de la formulation d’une utopie. La littérature utopiste aurait manqué le réel et sa vérité parce qu’elle était intempestive selon Marx et Engels.  L’affirmation du matérialisme historique soumet le futur aux forces actuellement agissantes, c’est-à-dire la lutte des classes, et relègue le fantasme à l’impuissance. Cela,  parce qu’ils privilégiaient un travail du concept, lent mais certain, en opposition aux chimères de l’utopie sensées se projeter dans un avenir incertain et soumises à une imagination débordante.

Ce n’est pas le temps qui poserait problème dans la mesure où ce temps de l’utopie ne se projetterait nullement en avant mais dans un temps plutôt préscientifique désigné par Horkheimer de saut « par-dessus le temps » (p.24)… relevant du passé, le passé du discours. L’utopie s’écrit au passé. Toute la difficulté va plutôt consister à trouver le ton et le style du discours. Le danger est la lutte pour la domination idéologique des discours, qui se traduit par l’uniformisation, l’équivalence, et le règne des principes d’identité et de non-contradiction au sein du discours. Ainsi la langue est-elle bridée par la langue des maîtres. Procédé de désertification qui assèche la terre. Il faut donc déserter cette désertification que crée la domination. Aller vers une « langue sans terre », la libérer de ses racines : c’est cela le projet de l’utopie.

« Le pays que ces poteaux enclavaient et que jouant avec moi-même, j’occupais, était un no man’s land (Niemandsland). Plus tard pendant la guerre, le mot fit son apparition pour désigner l’espace déserté (..) devant les deux fronts. C’est cependant la traduction exacte de ce mot grec – d‘Aristophane - qu’autrefois je comprenais d’autant mieux que je l’ignorais : l’utopie. » ( p.17) Adorno, Amorbach.

C’est après la révolution russe que réapparaît le mot utopie, dans la première version de L’esprit de l’utopie écrit, en 1918, par Ernst Bloch. Adorno le découvre en 1921 ainsi que la Théorie du roman de Lukacs.  Avec Bloch il découvre d’abord la liberté d’une écriture, indispensable à l’expression d’une idée. Cependant la séparation d’avec Marx et Bloch se fait sur deux points, dont le second  renvoie à Nietzsche :

-        Refus de l’image, non parce que trop éloignée du réel – Marx- mais parce qu’elle ne l’est pas assez.

Refus d’un temps continuiste.  Dimension intempestive et inactuelle de l’utopie.

Ce que doit être le monde à venir on ne peut le poser à partir du monde existant…qui est faux. L’imagination, contre ce qu’en dit Marx n’est pas détachée du réel, mais au contraire ne l’est pas assez. Impossible de mettre en place une transition progressive entre ce monde ci et l’autre. La situation serait insupportable pour les citoyens. «  Le présent (avec son histoire) et l’utopie ne forment pas une totalité historique. » (p.29). Le rapport entre l’existant et l’utopie est donc dialectique et non historique. A-chronos et a-topos.

-       Différence : réconciliation - dépassement de l’identité et de la contradiction. Pour une paix sans domination dans  laquelle les différences communiquent : le communisme de Adorno, qui ne rejette pas entièrement Marx. En reprenant ses propos sa pensée est réconciliation, sans être identité, avec celle de Marx.

La difficulté avec le langage, c’est qu’il ramène à la stabilité et à l’identité, ce qui est fluant et pas seulement existant et permanent. C’est toute la limite du concept qui ne sait que construire l’identité. Cependant il ne s’agit pas de jeter le concept avec l’eau de l’identité. Il s’agit de mettre à jour le non conceptuel au moyen du conceptuel. « C’est à l’instant où une pluralité de concepts entreront « en constellation » qu’ils pourront jeter un peu de lumière sur la singularité du non conceptuel. » ( p.38 ) Dans son travail d’habilitation sur Kierkegaard en 1931, le terme de « constellation » apparait déjà, comme présentation de l’ontologie kierkegaardienne, reprise de la constellation de Benjamin qu’il définit ainsi: « les idées sont aux choses ce que les constellations sont aux étoiles ». Cette constellation était une réponse de Benjamin à la rigueur du concept marxien. Or si Adorno reprend la notion de Benjamin, il ne rejette pas entièrement les concepts marxiens, comme par exemple sa définition de l’idéologie, «  inversion rétinienne à partir de la camera obscura ».  « L’image inversée du monde rejoint l’image du monde inversé » (P47)

·       « Faire aujourd’hui des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont » (p.79)

            C’est l’analyse de la musique postsérielle, dis-location de la forme ouvrant le lieu utopique, qui ouvre une nouvelle compréhension de l’Utopie. Son écriture doit surprendre l’auditeur mais aussi le compositeur. Elle se tient ainsi à l’écart de tout désir de sécurité. Les beaux livres, disait Proust, sont écrits dans une langue étrangère…L’écriture doit sortir des sillons du langage, se libérer de la succession chronologique et de la logique. C’est à ce titre qu’on la définira comme fiction. Pour échapper à la menace du silence, il faut déterritorialiser le langage, « vers une langue sans terre ».

 

·       Comprendre à partir du fragment plutôt qu’à partir du tout.

Adorno lecteur, c’est d’abord le refus de toute théorie littéraire, ce qui découle de ce qui a été établi précédemment. Ainsi va-t-il,  par ces notes disséminées sur la littérature, insister sur le fait que la constellation ne pouvait surgir que de la lecture, qui rassemble les points comme dans ces jeux d’enfants où il s’agit de les relier pour qu’apparaisse la forme. Il en va de même dans l’acte de lecture ou lire (legere) rejoint relier (legere). C’est ainsi que la lecture du Procès  de Kafka se fait à partir d’une phrase : «  Aussitôt K ferma la porte de toutes ses forces et la frappa des poings comme si elle devait ainsi rester mieux fermée » (p.121) … qui rejoindra d’autres phrases dans un exercice de recomposition. On retrouve chez Adorno le même attrait que Benjamin pour le minuscule, les fragments, les citations. Adorno a lui aussi ses affinités électives. Ce travail de construction  qui produit des « étincelles dialectiques », comme par exemple « la métaphysique après Auschwitz »,  nourrie entièrement des scories de Beckett et Kafka. 

·       Vers une autre langue…porteuse d’un nouveau sujet.

La littérature a vu son monde englouti après la Seconde guerre mondiale et la Shoa.         

Kafka , Beckett et Célan , sont les poètes de l’après catastrophe. Ils font s’exprimer la souffrance. La poésie lyrique et romantique (Goethe, Hölderlin, par exemple) qui s’est fixée sur la revendication du droit à l’expression individuelle ne peut aider à comprendre ce qui s’est passé. Même la poésie surréaliste n’a pas su comprendre, ce qui sépare là encore, Adorno de Benjamin. C’est sa rencontre avec Proust, en qui il voit l’auteur de textes d’ »un monde englouti » qui lui permet de penser l’utopie, d’un « après » à partir du temps de A la Recherche...

Dans le chapitre « Les sauvetages de la poésie » (pp.159-242) l’auteur montre que certains poètes-critiques, Valéry par exemple, pensant se mettre à l’écart de la culture bourgeoise, soit par leur critique, soit par une production qui se tient à l’écart, entretiennent par cette distanciation, la légitimité de cette culture. La mise à l’écart entretient une certaine complicité : les œuvres deviennent des musées. Ce n’est pas ainsi que l’on parviendra dès lors à voir surgir un nouveau langage.  Il s’agit, en effet,  de renoncer à habiter le monde, c’est-à-dire mettre hors de soi les figures de l’identité, l’ipséité et de la propriété. Revenir à la figure du vagabond. La poésie en tant qu’elle oscille dans un non-lieu peut se définir, en reprenant les propos de Didi Hubermann, comme un fragile suspens entre deux états de la disparition. Suspens, cela explique le rejet de toute ontologie et de toute substantialisation du sujet. Refus de l’authenticité qui là encore en appelle à un sujet extérieur à sa langue, par sa distanciation. .

L’image, dit Adorno, « est la tentative paradoxale de capter ce qu’il y a de plus éphémère » (p.187). Par ce travail la poésie est qualifiée par Adorno de travail de « désobstruction de la langue », lieu de possibilité « d’une innovation à venir », d’où l’insistance sur ce thème de la nostalgie de l’avenir. Le sujet ? il ne peut être soi que s’il s’oublie dans le langage. Ainsi se libère-t-il de l’ontologie du sujet…et de l’ontologie.

Quel est ce langage ? « Le bruit des flots du langage s’entend à l’instant où s’estompe la parole signifiante du poète » (p.197). Il faut oublier le « flux de la parole contrôlée et maîtrisée » et laisser advenir « le bégaiement » (p.198). Romance sans paroles, c’est ainsi que Mendelssohn nommera un ensemble de pièces pour piano, composées entre 1830 et 1847. Puissance du chant selon Adorno qui y voit le murmure que font les mots en s’écoulant. Murmure qu’il retrouve dans la poésie d’Eichendorff radicalement dissociée d’une poésie du sujet et d’un chez soi – contre la germanité revendiquée par Heidegger. La lecture d’Hölderlin par Adorno se séparera de son appropriation par Heidegger, voulant en faire le chantre de cette germanité.

La syncope tel est le procédé qui conduit à l’ « interruption du continuum logico-ontologique dans la figure du sujet identique » (p.226). Qu’est-ce que cela signifie ? Laisser entendre  le murmure des « voix désormais éteintes », laisser des marges blanches pour « laisser revenir [les spectres des vaincus] comme la possibilité même d’un avenir » (p.227). C’est ce « hiatus », cette « epoche », cette « suspension » qui est le moment de l’utopie, l’ouverture sur un autre possible.

·       Pour une inutilité de la littérature.

C’est dans son inutilité que la littérature adopte l’utopie comme destination, dans sa sortie de la loi de la valeur et de l’échange. L’art est inutile et impuissant face aux catastrophes. Cependant Adorno d’écrire : « Dans son impuissance, l’art anticipe un esprit qui ne pourrait apparaître qu’à ce moment. » (p.338). Puissance du négatif contre l’existence actuelle. La langue sans terre c’est, conclut Antonin Wiser, le point de départ, l’ouverture de la perspective. La réflexion est à poursuivre…

Maryse Emel