François Jullien, Vivre de paysage ou l’impensé de la raison, Éditions Gallimard, collection Bibliothèque des idées, 2014, 258 p., lu par Thierry de Toffoli
Par Michel Cardin le 23 janvier 2015, 17:08 - Esthétique - Lien permanent
Tandis que se multiplient les ouvrages et les recherches sur le paysage, que l’on ouvre avec beaucoup de pertinence les questionnements sur l’origine et le devenir du paysage, de la pensée paysagère, que l’on comprend mieux le rapport du paysage à la peinture (Alain Roger) tout en cherchant ce que pouvait être un vécu du paysage avant son avènement par le nom (le mot « paysage » n’apparaît en Occident qu’au 15ème siècle), François Jullien, philosophe et sinologue, apporte un éclairage nouveau sur la question.
Ce n’est pas simplement parce que François Jullien nous rappelle que le paysage apparaît en Chine un millénaire plus tôt qu’en Europe, mais surtout parce qu’il nous fait découvrir une autre définition du paysage, une autre manière de le vivre, d’en vivre. A proprement parler, il faudrait dire que là où l’Occident a appris à regarder des paysages, la Chine a su penser l’expérience plus singulière d’un « vivre de paysage » (nous soulignons). La question sera posée de savoir si l’expérience dont il est fait état a pu ou pourrait être partagée par l’occidental. Quelques exemples nous seront donnés qui tendent à montrer que la chose est possible. Mais ce qui est plus important peut-être est de comprendre pourquoi cette expérience n’a pas été pensée en Occident, et pourquoi elle ne peut l’être tant que l’on ne prend pas conscience des obstacles qui se sont constitués dans le développement même de la pensée. La distinction sujet-objet, l’ontologie, la quête des essences, autant de figures qui disent notre histoire intellectuelle, orientée vers la maîtrise et la connaissance des choses, qui s’inscrivent dans nos langues, et qui nous masquent cet « impensé », ce qui se vit en amont de l’éveil de la conscience occidentale. La Chine n’ayant pas emprunté le même chemin, la pensée du paysage a pu s’y déployer, tandis qu’en retour, notre pensée du sujet, notre réflexion sur l’homme et sur la place qu’il occupe restent réfractaires à toute traduction exacte dans la pensée chinoise. L’une des qualités de l’ouvrage tient d’ailleurs à ce qu’il ne vise pas à disqualifier un discours au profit de l’autre. L’objet n’est pas de se désoler d’un destin encombrant pour l’Occident, chaque pensée « a son coût », aussi bien celle de la Chine, qui « a conçu des savoirs, non la Science ; a pensé le pouvoir, non la Cité », que celle de l’Occident qui, en enfermant le Sujet, l’a éloigné d’une « implication plus originaire dans le monde ». L’ouvrage comporte ainsi un enjeu qui dépasse de loin la seule question du paysage. Précisément parce qu’il nous ouvre à cet « impensé de la raison », par ce qu’il nous découvre et nous révèle une source à laquelle la vie, en nous, peut se nourrir et se singulariser, il nous montre que penser le paysage ne se limite pas à penser un objet particulier (que nous, occidentaux, nommons « paysage »), mais bien plutôt « notre rapport au monde » dans sa totalité.
Le livre s’ouvre par un Avertissement qui pose le problème en termes simples et clairs. Le paysage pourrait bien être autre chose qu’un « point de vue » à regarder, à juger esthétiquement. Nous pourrions, en renonçant au primat de la perception, nous laisser absorber par ses « mises sous tensions », tensions qu’exprime précisément le terme utilisé en chinois : « Montagne(s)-Eau(x) ». Alors peut-être, comme nous l’évoquions plus haut, pourrions-nous vivre « de » paysage, renouant ainsi avec une expérience affective capable de réconcilier sensible et spirituel. Huit chapitres suivent qui permettront, dans un style toujours clair et dans une progression rigoureuse, de définir en l’approfondissant cette rencontre singulière avec ce qui était déjà-là.
I/ Pays-Paysage.
Partant de la définition du Robert, le paysage est la « partie d’un pays que la nature présente à un observateur », l’auteur va tâcher de dégager les présupposés d’une telle définition, notamment en ce qu’elle implique en deçà même de son énonciation. Un paysage qui se forme à partir du pays suppose un rapport particulier à ce qui devient ainsi objet du regard. Le rapport de la partie au tout, le primat de la perception visuelle, le rapport sujet-objet, autant de partis pris qui sont analysés afin de nous montrer comment, dès lors, le paysage ne pouvait que rester extérieur au sujet. Le paysage perd alors sa « prégnance » pour ce regard qui cherche à décrire, connaître, maîtriser. Accéder au paysage impliquera une « conversion du regard », une réceptivité qui permette de se rendre présent aux « polarités » que la suite du texte va nous présenter.
II/ « Montagne(s)-Eau(x) ».
Nous entrons ici directement au cœur du paysage tel que la Chine a su le rencontrer. D’emblée, et par le nom, nous sommes en présence d’une polarité qui met en jeu une série d’opposés que, contre toute habitude intellectuelle, nous devons cesser de séparer. Car c’est « entre » que se joue la rencontre. Entre le vertical (montagnes) et l’horizontal (eaux), entre la forme et le sans forme, entre la permanence et la variance, etc. Le paysage cesse alors d’être une question spatiale, laquelle ne fait sens que pour un sujet séparé. Le paysage, en tant que « mise en tension », n’est plus cette partie d’un tout, mais une totalité à part entière qui s’individualise. Ici encore, la pensée occidentale est analysée en ce qu’elle obéit à une « logique compositionnelle », laquelle reste traversée par la dualité du sujet et de la chose, de l’être. Loin de là, la pensée chinoise obéit à une attitude d’ « appariement » où il s’agit d’habiter le paysage, de s’immerger et d’en vivre, comme le montrera la suite de l’ouvrage.
III/ D’un paysage à vivre.
Étranger à la pensée de la constitution des choses, de la chose, par une conscience, la pensée chinoise se révèle, dans son approche du paysage, comme un accès immédiatement phénoménal et non ontologique au monde. On le voit dans la manière même dont les peintres chinois s’emparent du paysage, non pour le représenter comme le firent les premiers paysagistes occidentaux, mais pour y faire vivre la vitalité qui met en tension, qui engendre les rapports des choses. Là où nous devrons attendre Cézanne, le peintre chinois a depuis longtemps formé le projet de nous conduire au cœur des tensions, au sein du souffle qui anime le sensible et nous offre à vivre les « formes-actualisations possibles ». C’est en effet à partir de la montagne que se déploient les « lointains », les perspectives (et non à partir d’un observateur, lequel, par sa position, s’interdit le paysage), que se saisissent, non pas les états affectifs bien connus des spectateurs européens, mais des corrélations, des modulations (des rochers aux nuages, une différence de « compacité ») qui nous ramènent à la vie elle-même, une vie pensée non pas comme une entité en soi, mais comme mise en tension toujours, comme binôme protéiforme et mouvant, générateur de tout ce qui apparaît. Ainsi se nourrit-on du paysage en ce qu’il nous offre « un milieu » dynamique animé de force antagonistes toujours liées, et non une représentation extérieure.
IV/ Quand le perceptif se révèle affectif.
Il faut ici être attentif à ne pas superposer aux analyses de l’auteur les concepts auxquels nous sommes habitués. Déjà mis en garde par les précédents chapitres, nous ne confondrons pas l’affectif avec le résidu pathétique de la coupure entre le moi et le monde, expression d’un manque qui s’exprime parfois dans un mauvais romantisme. Il s’agit ici, comme tout au long de ce travail, de nous amener à nous déprendre des coupures, des frontières, des dualités. Le dedans et le dehors, la physicalité et l’intériorité, le passif et l’actif ; les opposés se font poreux et, loin des catégories subjectives de plaisir ou d’agréable, je ressens cette tonalité affective (le texte parlera plus loin de cénesthésie) dont je m’imprègne. Ici, l’extériorité se laisse vivre au fond d’un soi « plus intérieur que soi ». Un autre couple vient éclairer notre parcours : « vent-lumière ». Le vent s’infiltre, se propage quand la lumière inonde et rend visible. Le paysage advient précisément quand en lieu et place d’une frontière (perceptif/affectif) une corrélation, une imprégnation de l’un dans l’autre nous permet de vivre indistinctement le paysage et l’émotion. Ici, on voit clairement qu’il ne s’agit plus d’un simple état d’âme subjectif ou psychologique, lequel d’ailleurs ne dure jamais, c’est le paysage lui-même, dans ce qu’il a de « duratif » qui, dans l’appariement, m’absorbe en même temps qu’il me nourrit, fait de moi un « répondant intime ». La rencontre du paysage, « à ras de l’inorganique », me fait donc sentir cette alchimie du physique et de l’esprit.
V/ Quand, du physique, se dégage de l’« esprit ».
Ici encore, nous devons savoir nous prémunir contre certains usages du terme « esprit » qui font de celui-ci une entité séparée, descendant d’un ciel incertain ou encore habitant un corps qui lui reste étranger. Il faut entendre plutôt ce qui émane de la chose et, ce faisant, « ne s’en sépare pas ». L’esprit du paysage, comme l’esprit d’un parfum, se dégage dans un processus qui tout à la fois permet au sensible de sortir de sa limite sans pour autant qu’une séparation s’opère d’avec ce qui s’en dégage, sans que le sensible, la physicalité, soient abandonnés ; les montagnes et les eaux sont toujours là et si l’on s’affranchit effectivement des limites physiques du monde, c’est au sens où cela même qui pouvait apparaître dans sa limitation se déplie, se déploie, non pour s’hypostasier en tant qu’Être, mais au contraire, dans un dépassement, un « dégagement » sans coupure, au sein même de la perception et du monde. La transcendance reste donc immanente au monde, au paysage, pour autant qu’on se laisse élever par ce jeu de corrélations et de tensions que nous explorons depuis le début. Il n’y a donc de paysage que dans cette abolition de la séparation entre physique et spirituel, « quand du spirituel se dégage du physique ». Le paysage est alors « révélation ». C’est « phénoménalement » que le paysage nous amène à vivre à même la source originaire de toute chose, « le fonds sans fonds, fonds de flux matriciel et matériel à la fois ». Nous parvenons alors à la limite où la raison pourrait, et pourra initier la coupure entre deux ordres, cette coupure qui traverse la pensée occidentale ; mais nous resterons, dans le paysage, en-deçà de cette limite (l’impensé de la raison), en-deçà de toute métaphysique, au sein de « l’entre », sans franchir les portes de « l’Être ». Vivre de paysage, c’est donc se déprendre de soi (entendu comme séparé du monde) pour s’apparier avec ce flux, ce souffle de tensions qui nous amène là précisément où la transcendance, l’absolu, se laissent vivre dans l’immanence, dans « l’immédiat du monde ».
VI/ Mise en tension.
Poursuivant son travail conceptuel, l’auteur revient sur le terme de paysage pour mieux nous permettre de nous défaire de nos catégories habituelles, le spectacle, le beau, l’harmonie et autres concepts de même ordre qui, pour satisfaire la perception n’en oublient pas moins l’essentiel, la « mise sous tension », l’introduction au vivre. Citant Rousseau La Nouvelle Héloïse, I, 23, ainsi que Stendhal, il nous montre comment certains textes ont su néanmoins nous faire proprement voyager au sein du paysage. La promotion du « pays » au « paysage » se fait par la mise sous tension, l’intensification ; on perd au contraire le paysage par « l’atonie », par la balafre du pylône qui vient rompre les tensions (tandis que si les pylônes se multiplient et créent une mise sous tension par leur corrélation avec l’existant - Mestre face à Venise - alors advient le paysage) ; autrement dit, le paysage ne supporte ni l’éparpillement qui dilue, ni la composition géométrique et neutre (le jardin à la française, très cartésien), il doit s’y concentrer qualitativement des forces, des vides et des pleins, de sorte qu’émerge un « environnement » comme monde « en petit » où chaque chose se tonifie, s’intensifie processuellement dans sa corrélation aux autres. Par cette densité le paysage advient comme « singularité », laquelle m’invite à demeurer et non plus simplement à traverser.
VII/ Singularisation, Variation, Lointain.
C’est Hegel qui sera (paradoxalement) convoqué pour nous aider à comprendre la singularité du paysage. L’individuation qui le fait se détacher de la monotonie des espaces anonymes et ennuyeux est en effet comme la singularité hégélienne, laquelle dépasse l’opposition entre un universel abstrait et anonyme et la particularité banale et insignifiante. Ainsi le paysage est à la fois un tout, mais un tout singulier qui s’est détaché du reste sans pour autant s’affaisser dans sa limite particulière, sa localité (la simple partie d’un tout que regarde l’occidental). L’expérience du paysage, du vivre de paysage est alors l’expérience qui nous rend à notre existence individuelle. Parce que la rencontre est singulière et effective, qu’il n’est question ni d’une construction subjective ni d’un abandon romantique, le sujet est ramené à son existence individuelle, non pas au sens solipsiste mais au contraire en émergeant de et par lui. Le paysage ne se laisse pas décrire, il s’affirme (et « exclut tous les autres ») dans sa singularité. Cette singularité tient aussi au fait qu’il advient non pas simplement par différence d’avec d’autres paysages mais d’une intensification au sein d’un milieu : du « même » émane « l’autre » et dans leur tension, dans « l’écart » et « l’entre », s’engendre un paysage (entre le haut de la montagne et le bas de l’eau, etc.). Il faudrait ici suivre avec beaucoup plus de précisions les distinctions conceptuelles auxquelles se livre l’auteur afin de donner une clarté suffisante aux termes employés, termes qui ne nous sont pas familiers, ou du moins qui ne sont pas d’un usage convenu en philosophie. Ainsi du lointain que nous regardons encore sous l’autorité de la limite, de l’horizon, fidèles à nos présupposés et à une perception instruite, le chinois dit « monter haut et aller à l’extrême de la vue ». C’est sur l’œil et non sur le territoire que repose le lointain. Ainsi l’affirmait le peintre Guo Xi, « le paysage s’en va en se dissipant », « on ne se lasse pas de cet éloignement » et « l’œil est ouvert à l’extrême de l’immensité ». Ainsi, ce « soi » auquel on revient, ce soi plus intérieur que soi avions nous noté, ce soi déborde de soi au lointain (on comprend donc bien que le retour au sentiment de l’existence ne soit pas un retour au sujet cartésien coupé du monde). C’est par effacement que s’ouvre le dépassement auquel invite le lointain, qui est ici encore à vivre et non pas à représenter ou à penser symboliquement. Loin des concepts de la raison, de l’ontologie, la pensée, mais aussi la peinture et la poésie chinoises nous entraînent ou plutôt nous ramènent effectivement, vers cet impensé de la raison, dans une expérience où ce qui semblait se donner hors de soi peut se vivre du dedans, dedans du paysage lui-même, dedans de nous-mêmes ; on le voit, cette frontière entre dedans et dehors s’abolit, tout comme s’abolit la distance entre les choses et ce qui les fait naître, précisément parce que nous nous situons dans cet « entre ». Le « séjour » dans ce repli qu’est le paysage appelle donc un nouveau concept qui fera mieux comprendre ce dont il s’agit : la « connivence ».
VIII/ Connivence.
Définir le terme est une gageure, tant il semble dépourvu de force conceptuelle. La chose s’explique si, dépouillant le terme de tout pathos, nous le comprenons comme l’autre de la connaissance, « que celle-ci a fini par enfouir, mais n’a pu pour autant abolir », bref, une « entente » « que nous ne pensons pas ». Antérieur et en-deçà de tout rapport de connaissance, il est ce qui précède la possession de soi par le sujet et, en ce sens, est su de tous mais dans une opacité que révèle enfin le paysage qui « me touche ». Alors, le « lieu » devient du « lien ». C’est au fond tout l’écart de la pensée occidentale à la pensée chinoise qui se montre ici. Comme le remarque l’auteur, il fallait, dans notre propre histoire, que le divorce soit rapidement consommé entre le sujet et l’objet, la connaissance, la science étaient en question. Il ne s’agit pas pour autant de verser dans une opposition à la raison, ce serait d’ailleurs manquer la chose que de vouloir ainsi renverser une opposition qui resterait opérante. La question est de savoir si nous sommes capables de nous extraire de la « motivation » qui nous a conduits sur ce chemin. Vivre de paysage implique que l’on renonce à chercher du sens, un quelconque message, que l’on cesse de chercher la connivence sous la connaissance, bref, que nous soyons à même de saisir cette « entente complice » qu’on peut lire dans l’idée (cf. Shitao) d’un « coenfantement du moi et du paysage ». Cette solidarité du moi et du monde, l’auteur en dénonce aussi les dérives idéologiques contemporaines, en Chine, à propos des droits de l’homme notamment. Il ne s’agit donc pas, encore une fois, de faire jouer la vérité d’une pensée sur une autre. Il y va simplement de notre rapport au monde, lequel gagnerait à sortir de l’opposition dessinée entre un monde réduit à l’état de chose et un monde simplement rêvé. Le chapitre s’achève sur la question des « kiosques » qui parsèment les paysages chinois. Il ne pouvait y avoir de meilleure conclusion s’il est vrai que le kiosque est précisément ce dedans-dehors où s’aboli toute séparation, exposé en même temps qu’abrité, ou advient la rencontre, hors du temps. Le kiosque est en somme à lui seul tout ce que nous venons de parcourir et il faudrait savoir au point où s’achève la lecture, « instaurer » un kiosque. Nous y parviendrons si nous savons retrouver suffisamment de disponibilité et nul doute qu’en se rendant disponible, dans notre lecture, l’auteur nous aura, en quelque sorte, offert un séjour dans un tel kiosque.
Pour le dire en peu de mots, l’ouvrage
que nous avons tenté de résumer, parvient réellement à nous rendre présents à
cette pensée du paysage à laquelle il nous invite, par la richesse de ses
références aux poètes, peintres et penseurs chinois, par sa pédagogie aussi,
dans la manière dont il construit, par retranchement, par nuances successives,
par précisions fines et parlantes, les concepts qui la rendent possible. Mieux,
il suscitera de nombreux questionnements. Les dialogues avec la philosophie
occidentale pourraient ainsi être repris à nouveaux frais. Il ne serait pas
sans intérêt de relire certains néoplatoniciens (Damascius par exemple, Des premiers principes, où l’on peut
voir non seulement une pensée qui n’est pas une ontologie mais une hénologie,
laquelle ne cesse de questionner ce qui est au-delà de l’Être, en-deçà de la
matière, qui s’interroge sur les conditions de possibilité d’un discours, d’un
logos, bref, qui s’interroge aussi sur un « impensé de la raison » et
qui a su, l’a-t-on oublié, emprunter un autre chemin que celui de l’ontologie
et des essences ?), de confronter la pensée chinoise à certaines pages de
Bergson. Il serait aussi intéressant de s’interroger plus avant sur le paysage
anglais. Celui-ci, influencé par le jardin chinois à partir des années 1740,
n’a sans doute pas suffisamment compris ce qui fait le fond de la pensée
paysagère chinoise. Il s’imposera d’ailleurs davantage par opposition au jardin
à la française, symbole d’une maîtrise de la nature et d’un pouvoir politique
omnipotent. Reste que, s’il peut parfois (à tort) être réduit au pittoresque ou
à une manière de compenser la présence d’un monde réduit à l’utile, il n’en
offre pas moins à sa manière une possibilité de rencontre nous permettant de
nous retirer des distinctions conceptuelles, de vivre aussi plus pleinement
notre rapport à la nature que ne le rendent possible les modes de vie modernes
ainsi que les structures urbaines ou touristiques qui les accompagnent. En ce
sens, il propose une expérience spécifique qui marque justement cette
difficulté européenne à laisser vivre cet impensé en s’affranchissant de ses
barrières culturelles (à ce titre, les anglais ont peut-être moins mal compris
le jardin chinois que ne le feront à leur tour les français). Mais c’est
justement le mérite de ce livre que d’ouvrir une réflexion nouvelle, de nous
questionner sur nos propre schémas conceptuels, et nul doute que par-delà
l’intérêt localisé pour les questions paysagères, la pensée occidentale puisse
gagner à s’emparer de cette question. S’il s’agit ici de paysage, disons-le
pour finir, c’est dire qu’il est en même temps question du vivre.
Thierry de Toffoli