Barbara Cassin, L'archipel des idées, Revues / Collections : L'archipel des idées Editions de la Maison des sciences de l'homme lu par Maryse Emel
Par Michel Cardin le 15 décembre 2014, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Barbara Cassin, L'archipel des idées, Revues / Collections : L'archipel des idées Editions de la Maison des sciences de l'homme.
Un vrai pari que de présenter cet ouvrage. Un archipel a de multiples entrées. J’en choisirai une : la figure d’Hélène de Troie.
L’Archipel des idées…la nouvelle collection de la Maison des sciences de l’Homme, présente l’Archipel des idées de Barbara Cassin.
« La démystification de la donation ontologique produit un décloisonnement des genres du logos » [i]
« « Tout coule » dans le monde des enrhumés comme dans celui des parlants » [ii]
Un vrai pari que de présenter cet ouvrage. Un archipel a de multiples entrées. J’en choisirai une : la figure d’Hélène de Troie.
A lire Barbara Cassin, il est clair que l’héritage des sophistes, c’est la performance créatrice des mots, qu’elle ne cesse de mettre en œuvre dans ce livre. Difficile alors de présenter l’archipel de ses idées, sans en réduire la portée, ou sans recourir à ce « genre » qu’elle refuse, même si elle pense un féminin de la sophistique. Contradiction ? Non. Il ne s’agit pas pour elle de penser dans le cadre des Catégories d’Aristote, mais plutôt à partir du Traité du non-être de Gorgias. Le langage n’est pas là pour parler de ou parler à…il s’agit de parler pour parler, et ainsi créer des performances discursives au sens austinien, redevable on le voit à la sophistique. Philosophe ? Elle se réclame plutôt de l’antiphilosophie. Cette négation, est désir de décloisonnement.
« Mais quand on me dira : « tu parles en tant que philosophe », je répondrai : « non, je parle en tant que femme ». [….] C’est ma manière de refuser une assignation d’essence : je n’accepte qu’une assignation de résistance. » [iii]
L’archipel de B.Cassin est un archipel de mots qui donnent existence et consistance aux objets. Ses livres sont cet archipel de mots. « Parlant, tantôt de la définition du guillemet qui ne surgit qu’en 1527 et qu’elle introduit soudain pour expliquer une rupture amoureuse, ou du crochet, qu’elle qualifie de « guillotine du mot »[iv], usant tantôt de certains termes volontairement provocateurs pour bousculer les habitudes universitaires, elle qu’on ne sait où classer, à la limite de la philosophie, sur la rive, sort le sophiste de cette image platonicienne de l’artefact du philosophe.
Son archipel :
- Sophistique, histoire sophistique de la philosophie
- Explication de texte
- Ontologie/Logologie
- Sens
- Barbare, barbariser
- Rhétorique, ou espace/temps
- Lacan
- Den
- Bouc-cerf ou de la littérature
- Copiste
- En tant que philologue
- Païen
- Hélène
- Jouir
- Performance, performatif
- Peuple arc-en-ciel
- Femme-philosophe
- Relativisme conséquent
- Consensus (les parties et le tout)
- Tögethér
- Intraduisibles
- Banalité du mal
L’archipel, au sens premier c’est la Mer Egée. La mer des voyages d’Ulysse, le voyage poétique, celui qu’écrit Homère. L’archipel est constitué d’îles et de récifs, mais à l’inverse, les îles et les récifs ne prennent sens que par ce tout qu’est l’archipel. C’est le tout qui donne sens à la partie. Ainsi il n’y a pas d’ordre chronologique pour lire ce livre de Barbara Cassin, il n’y a pas de début ou de fin, mais il y a un thème au sens musical qui organise l’ensemble. Ce thème c’est le refus de l’ontologie au profit de ce qu’elle nomme « logologie », le refus de la priorité de la vérité et la défense d’une sophistique et rhétorique créatrices de mots et du monde. Une pensée du passage, de la circulation, du voyage odysséen, du tissage textuel. Plus que de l’archipel des idées, c’est de l’archipel des mots, des mots d’Hélène, d’Ulysse à Nausicaa, dont il faudrait ici parler. Gorgias avait réhabilité Hélène dans son « Eloge ». Barbara Cassin la nomme « exemple qui fait fétiche ou paradigme »[v]. La Mer Egée est toujours là : avec la Guerre de Troie, Ulysse, Homère, les Hellènes…Hélène au cœur de ce livre, parce que figure de proue de Gorgias, peut-être aussi parce que figure de la jouissance du dire, renvoyant aux travaux d’un Lacan sophiste :
« l’homme rate et jouit en philosophe, la femme rate et jouit en sophiste ».[vi]
Pour Barbara Cassin, il s’agit de sortir du cloisonnement des genres en y résistant. Le féminisme dont elle se réclame n’est pas essentialiste, pas plus que Démocrite n’est un « matérialiste ». Plutôt un « motérialiste »[vii]. Jeu de mots, montrant que même les sciences de la nature se construisent dans les mots : « L’atome n’est pas d’abord un corps mais d’abord un signifiant ». Ainsi le « féminisme » est-il à ressaisir comme un mot avant que d’être une essence.
Cet archipel raconte les divers visages du sophiste, qui ne cesse jamais de ressurgir. Figure du mouvement qui ne se laisse enfermer dans aucune détermination. Le sophiste qu’il faut « envoyer dans les gencives d’un nouveau Platon »[viii] pour faire bouger la fixité ontologique de la philosophie. Figure du réveil. Serait-ce le taon de Socrate ? L’apparence de l’ironie ? Ne pas dire ce qui est mais faire être ce qui est dit, à l’image de la métamorphose d’Ulysse devant son fils Télémaque…c’est cela la parole du sophiste, une parole de la rencontre, quête du bonheur plutôt que de la morale.
« Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi, « je les admire » et je les « vénère » disait Kant. Mais voir la lumière et parler à quelqu’un, c’est déjà beaucoup plus près du bonheur » [ix]
L’ontologie parménidienne était devenue logologie sophistique, en régime aristotélicien, la logologie sophistique se retrouve assignée à la littérature. L’exemple du « bouc-cerf » dans De Interpretatione, reconnaît la possibilité de dire « le non-être », parce qu’on peut « dire » le non-être. Le roman est une réponse à l’ontologie : il refuse l’adéquation ontologique pour suivre sa démiurgie propre. Ceci aboutit dès lors au contrôle du regard de l’historien pour juger de l’exactitude des faits. L’historien remplace le philosophe. C’est la naissance des sciences humaines…et du roman.
Hélène, c’est la sophistique faite femme et la parole amoureuse. Son monde est décloisonné. Tous les genres communiquent pour en parler : peinture, musique, poésie, philosophie…Textes tissés des autres textes, musiques des autres musiques. Un monde qui n’oppose pas le sérieux et le superficiel. La beauté d’Hélène ? : « terriblement elle ressemble »[x]. Toute une cosmétique (robes, bijoux…) et une cosmologie qui se renvoient l’une à l’autre. La consistance d’Hélène est liée au langage : Hélène la ravie ravissante, explique Barbara Cassin, passant outre l’absence d’étymologie : « Cela dit il y en a pléthore, et auxquelles toute la Grèce a cru »[xi]. Hélène, avec deux « l » en anglais, Hellen, comme Hell, l’enfer, Hélène qui par assonance renvoie à Hellènes : « la « guerre pour Hélène est constitutive de l’identité grecque »…Hélène c’est aussi une voix. L’essence du désir c’est la voix qui appelle chaque homme par son nom. Le mot est plus réel que la chose, et en Hélène c’est le cas. Le personnage d’Hélène chez Euripide est double. La première Hélène, c’est Hélène, celle que tout le monde connaît. Pour la maintenir dans le rôle de parfaite épouse, la déesse Héra la transporte chez Protée, en Egypte, où elle attend que cela se passe. La deuxième Hélène c’est le nom d’Hélène, un eidôlon, un fantôme. Cette Hélène là c’est celle que Pâris a enlevée. C’est elle qui déclenche la guerre de Troie. Cette pièce, écrit Barbara Cassin, est la plus anti-platonicienne qui soit. Le nom a plus de réalité que la chose, car il produit plus d’effets.
« « L’absence d’Hélène dans sa distance vaut tout », dit Pâris dans La guerre de Troie n’aura pas lieu ».
Performance, « la sophistique est le paradigme d’un discours qui fait des choses avec des mots »[xii]. Ceci est d’autant plus juste que le mot « epideixis » qui sert chez Platon à désigner la parole sophistique, se traduit par « performance ». Ainsi la troisième dimension du langage n’est ni le « parler de » constatif, selon le régime du vrai et du faux, l’apodeixis de la philosophie, ni le « parler à « convaincant » selon le persuasif-non persuasif auquel la philosophie ne cesse d’assigner la sophistique, mais « le parler pour parler ». C’est l’énoncé qui passe au-devant de la scène. Disparition du sujet. Quand Ulysse dit à Nausicaa, « je te prends les genoux », il ne les prend pas, attirant ainsi l’attention sur la « substitution de l’acte de parole à l’acte réel », le salut ici qui se passe de saluer.
Le livre avait commencé par un récit de formation, puis les différents visages de la sophistique….il se poursuit pour finir avec les engagements politiques de Barbara Cassin, fidèle aux engagements sophistiques. La Cité surgit de la mise en commun des paroles et des actes. Citant Arendt qui préfère se nommer « professeur de théorie politique » plutôt que philosophe[xiii], elle met en valeur l’importance de la praxis chez Aristote dans son double lien à la diversité humaine et l’opinion. Elle montre un Aristote sophiste, à travers le concept de « prudence ». Le politique n’est rien d’autre que la compétition des logoi conclut Barbara Cassin, séparant par là-même Arendt de Heidegger. La vérité n’a pas sa place en politique. Mais allant encore plus loin dans l’analyse, et rejoignant la question de la « banalité du mal », de conclure avec Arendt : « Ce pour quoi la langue ne dispose d’un mot échappe à la pensée… » D’où le danger des « éléments de langage », nouvelle arme de communication créée à des fins de suppression de toute réelle communication (terme inventé en 2009 par Nicolas Sarkozy) et de pensée. Porte ouverte à la tyrannie…Le vrai danger, l’opposé de la philosophie et la sophistique. Résister, ainsi s’achève l’ouvrage. La sophistique est une école de résistance.