D. Lorenzini, A. Revel et A. Sforzini (dir.), Michel Foucault : éthique et vérité, lu par Jonathan Racine

D. Lorenzini, A. Revel et A. Sforzini (dir.), Michel Foucault : éthique et vérité. 1980-1984. Vrin, 2013

Ce recueil d’articles vise à faire le point sur l’ultime étape de la pensée de Foucault, au moment où la publication des cours aux Collège de France arrive à son terme1. On sait, en lisant les deux derniers volumes publiés de L’histoire de la sexualité, que cette dernière étape est marquée par un travail de lecture important des auteurs antiques, et par le déploiement du thème de l’éthique. Mais précisément, l’ouvrage que nous présentons vise à dépasser une vision trop simpliste qui réduirait le dernier Foucault à la seule notion de souci de soi, empruntée aux anciens.

Après une introduction générale, qui remet en contexte les cours au Collège de France et qui opère un premier repérage des problématiques nouvelles de Foucault dans les années 80, l’ouvrage est composé de trois parties : la première partie, « Le tournant des années 80 », approfondit ce qui n’est qu’esquissé dans l’introduction quant à la nouveauté des thèmes et des concepts de la pensée foucaldienne. La deuxième partie, « Foucault et la philosophie antique », se penche sur l’usage des références à l’Antiquité dans la pensée de Foucault. La troisième, « la parrêsia et l’attitude critique », s’intéresse à la dimension critique de ces textes des dernières années, en particulier à travers le thème du courage de la vérité. Enfin, la quatrième et dernière partie, « Usages du dernier Foucault », propose des prolongements, des usages possibles, des concepts mis en place et étudiés dans les parties précédentes

Introduction : « actualité du dernier Foucault »

L’introduction souligne d’abord l’importance des cours, dans la mesure où il s’agirait, notamment à partir de 1978, du « véritable laboratoire des expérimentations foucaldiennes ». A partir de cette date, les cours ne sont en effet plus seulement un compte-rendu public de ses recherches : « le temps de la recherche ne précède plus le temps de l’exposé oral, mais s’entrelace essentiellement à lui » (p. 11).

Puis les auteurs relèvent trois champs de notions qui traversent son projet philosophique de 1978 à 1980 : le premier axe à explorer est le déplacement du regard de Foucault vers l’Antiquité – pas seulement l’Antiquité gréco-latine, mais aussi et peut-être surtout le christianisme. Cette référence à l’Antiquité permet à Foucault de construire une nouvelle généalogie, la généalogie de la subjectivité occidentale – et c’est le deuxième axe. Cette question de la subjectivité est posée dans des termes nouveaux, notamment à partir du concept de gouvernement : « le concept de gouvernement permet de mieux rendre compte du caractère productif des régimes de savoir et pouvoir. Les relations de gouvernement ne se réduisent pas à leurs effets répressifs d’assujettissement, mais engendrent des formes spécifiques et multiples de discours, d’action, de rapport à soi, et constituent dès lors un champ ouvert où se joue la possibilité d’inventer et de construire des pratiques politiques inédites » (p. 15). La question des techniques de gouvernement de subjectivation est étroitement liée au thème d’une généalogie des pratiques de vérité (troisième axe) : le problème de la vérité est abordé en dehors de toute perspective épistémologique, mais en rapport avec le pouvoir : « la force du pouvoir n’est pas indépendante de quelque chose comme la manifestation du vrai, et bien au-delà de ce qui est simplement utile ou nécessaire pour bien gouverner » (Le gouvernement des vivants, p. 10) – manifestation du vrai ou aléthurgie. Cette problématique de l’aléthurgie est ensuite « reprise et approfondie à travers le concept de parrêsia, qui est au cœur des deux derniers cours » (p. 17). On peut alors constater une « intensification progressive des valeurs existentielles et pratiques de la vérité ».

Première partie : « Le ‘tournant’ 1980 »

Chapitre 1 : Le cours Du gouvernement des vivants dans la perspective de l’Histoire de la sexualité

Dans ce chapitre, M. Senellart rappelle l’objet de ce cours : non pas les mécanismes de contrôle et de régulation s’exerçant sur le corps-espèce (perspective biopolitique), mais le gouvernement des hommes par la vérité ; non pas la prise en charge par le pouvoir de la vie des populations, mais les actes de vérité propres au christianisme des premiers siècles. Quels rapports alors avec la problématique de L’histoire de la sexualité ? « L’analyse du ‘régime de vérité’ chrétien se présente-t-elle comme une contribution à l’histoire de l’éthique sexuelle chrétienne ? Peut-elle se lire comme la reprise du projet inauguré par La volonté de savoir ou le témoin du tournant conduisant aux Aveux de la chair ? » (p. 31). L’objet de ce chapitre est de mettre au jour un tel lien, qui n’a rien d’évident : la thèse est que ce cours constitue un volet essentiel de l’histoire de la sexualité.

Pour la défendre, l’auteur opère dans un premier temps de précieux rappels sur le contexte de rédaction du cours, à savoir les recherches de Foucault, à partir de 1977, sur les Pères de l’Eglise, dans la perspective de la rédaction des Aveux de la chair (qui devait constituer le second volume de l’Histoire de la sexualité). Il est ainsi en mesure de proposer des hypothèses sur la manière dont le livre en projet s’articule au cours. Ce qui apparaît essentiel, c’est la distinction d’un pôle de l’aveu et d’un pôle de la foi.

Dans un second temps, pour saisir l’originalité de la démarche de Foucault et de cette distinction fondamentale, il restitue le projet foucaldien dans le champ général de l’histoire de la sexualité.

Enfin, pour résoudre la question de l’articulation de l’aveu et de la chair, l’auteur rappelle l’importance de Tertullien dans l’analyse de Foucault et pourquoi il constitue un tournant décisif dans la pensée chrétienne.

Chapitre 2 : Vers l’éthique. La notion de ‘régime de vérité’ dans le cours Du gouvernement des vivants

On s’intéresse en particulier au déplacement qu’opère cette notion de ‘régime de vérité’ par rapport à la problématique ‘savoir / pouvoir’, un déplacement qui s’inscrit dans une réflexion éthique, dans la mesure où il « permet de remettre au cœur du comportement moral le problème du vrai » (p. 54). L’article souligne que ce qui s’élabore dans ce cours, avec ce concept, n’est pas une simple esquisse de l’éthique ultérieure. En effet, celle-ci tend peut-être à oublier cette question du rapport à la vérité pour insister sur le souci de soi.

Chapitre 3 : la fin de l’herméneutique de soi

Pourquoi Foucault entreprend-il de se consacrer à la philosophie antique à partir des années 80 ? L’auteur relève que « Foucault ne fut pas un antiquisant comme les autres, car il ne renonça jamais à son principe de partir toujours d’un problème dans les termes où il se pose actuellement et d’essayer d’en faire la généalogie » (p. 68). Quel est le problème en question ? Le fait que, du christianisme primitif jusqu’à la médecine et la psychiatrie contemporaine, la pratique de l’aveu a envahi notre vie. Or, cette pratique était étrangère à la philosophie antique, et la thèse de l’auteur est alors que Foucault « lit la philosophie antique pour faire émerger des alternatives au joug de l’herméneutique de soi, pour nous montrer qu’une alternative concrète a existé » (p. 73). En cela, les cours sur la philosophie antique rejoignent l’attitude critique telle qu’elle peut être développée dans la conférence Qu’est-ce que la critique ?

Deuxième partie : Foucault et la philosophie antique

Chapitre 4 : Subjectivité et vérité : quelques concepts inédits

Le cours Subjectivité et vérité contient de nombreuses analyses qui ont été reprises dans L’usage des plaisirs et Le souci de soi. Dans cet article, F. Gros se penche sur le cas du mariage romain, mariage dont les stoïciens font l’éloge, pour pointer deux concepts qui semblent absents de L’histoire de la sexualité : celui de ‘dédoublement du sexe’ en un sexe-statut et un sexe-affectif, et celui de redoublement de soi sur soi, c'est-à-dire l’idée d’un contrôle permanent de son désir (p. 85). C’est avec cette nouvelle structure, le couple stoïcien, romain, que la sexualité devient « une dimension permanente de la subjectivité ».

Chapitre 5 : Economie antique et souci de soi de Xenophon à Foucault

Cet article érudit de C. Natali n’est pas entièrement consacré aux analyses de Foucault : il s’agit plutôt d’une présentation du thème de l’oikonomia grecque et de sa réception (celle de Marx par exemple), ce qui permet de contextualiser la position de Foucault. L’article se termine sur une comparaison entre les traités ‘économiques’ grecs et les traités chinois.

Chapitre 6 : Foucault et sa vision du cynisme dans Le courage de la vérité

L’article commence par rappeler ce que Foucault a pu trouver dans le cynisme : un souci de soi-même hérité de Socrate, qui implique une mise à nu de soi, un dire-vrai, un courage de la vérité, un véritable mode de vie, ou encore une esthétique de l’existence. Dans un second temps, l’auteur, en s’appuyant sur ses propres travaux sur le cynisme (cf. par exemple M.-O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique), apporte quelques précisions sur ce courant, et rectifie quelques biais présents dans la lecture de Foucault. En effet, celle-ci reproduit parfois certains préjugés, notamment en ce qui concerne le bagage théorique des cyniques, la dimension soi-disant rudimentaire de leur pensée, ou encore à propos de deux formes de cynisme, un cynisme respectable, véritablement philosophique, et un cynisme scandaleux.

Troisième partie : La parrêsia et l’attitude critique

Chapitre 7 : Askêsis, êthos, parrêsia : pour une généalogie de l’attitude critique

L. Cremonesi relève que « c’est au même moment que Foucault a commencé à élaborer son idée de critique et sa lecture du monde antique » (p. 127). Il s’agit dès lors de « montrer que certains concepts et pratiques que Foucault repère dans l’Antiquité classique ont joué un rôle positif dans sa définition de la critique en tant que tâche de la philosophie »

Ainsi, la notion de critique est étroitement liée à celle de gouvernement, dans la mesure où la critique est définie comme une réponse à l’explosion des pratiques de gouvernement. Or, pour comprendre la notion de gouvernement, il faut prendre en compte l’inclusion des techniques de soi dans le domaine des relations de pouvoir, ce qui constitue un fil conducteur de l’analyse foucaldienne de l’Antiquité.

Après avoir précisé la notion de critique, la fin de l’article rapproche cette attitude du mode de vie cynique.

Chapitre 8 : Dramatiques de la vérité : la parrêsia à travers la tragédie attique

Dans cet article, A. Sforzini se concentre sur l’usage foucaldien des tragédies d’Euripide, considérées comme « lieu génétique de la notion de parrêsia ». Cela lui permet d’aborder le débat concernant les rapports entre tragédie et politique (des rapports pointés dans les années 70 notamment par Vernant et Vidal-Naquet). Le problème qui semble essentiel est celui de la place de la vérité par rapport au pouvoir, du dire-vrai en démocratie, et le rôle fondamental attribué par Foucault à la tragédie comme aléthurgie, manifestation de vérité.

Chapitre 9 : Promenades, petits excursus et régimes d’historicité

J. Revel s’intéresse dans cet article à deux excursus de Foucault, l’un concernant une histoire du cynisme depuis l’Antiquité jusqu’à nous (Le courage de la vérité, 1984), l’autre commentant le texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? (Le gouvernement de soi et des autres, 1983).

Le premier texte éveille la curiosité de l’auteur dans la mesure où l’idée d’un cynisme transhistorique semble impliquer une rupture dans l’analyse de Foucault, qui repose pourtant sur une périodisation rigoureuse. C’est le statut d’une telle trans-historicité qu’il s’agit de comprendre. L’auteur opère alors une confrontation avec l’attitude critique kantienne, qui semble bien manifester, dans l’analyse de Foucault, le même type de « décrochage radical par rapport au travail d’historicisation » (p. 171).

Quatrième partie : Usages du dernier Foucault

Chapitre 10 : Foucault, éthique et subjectivité

Selon l’auteur, notre culture morale, dans la mesure où elle est le lieu d’une confrontation entre tradition et modernité, manque d’un espace pour penser véritablement la vie humaine. La réponse apportée par des penseurs comme Singer à une conception de la vie humaine enracinée dans un arrière-plan théologique revient, selon lui, à détacher « entièrement le travail accompli par la réflexion morale du champ de l’expérience qui prend place dans les domaines de la vie humaines ; ils le détachent donc de toutes les circonstances, de toutes les attitudes et de tous les concepts humains qui font que donner la vie, être enceinte, mourir, sont quelque chose d’important et de marquant pour nous » (p. 181) ; le fait d’être humain, la forme de la vie humaine, serait insignifiant, moralement parlant.

Une telle réponse est, pour l’auteur, insatisfaisante : nous aurions obtenu la liberté, mais perdu le sens de ce que nous devrions faire avec elle (p. 183). Il pense que « nous avons besoin d’élaborer des voies à travers lesquelles notre subjectivité puisse s’exprimer », et c’est pourquoi il recourt à la pensée de Foucault, dans la mesure où celui-ci « nous invite à penser les pratiques qui rendent possible la constitution de la subjectivité ».

Chapitre 11 : Satyagraha : une aléthurgie décoloniale

Après un rappel sur les concepts de parrêsia et d’aléthurgie, sur l’attitude critique présente notamment dans le cynisme qui, comme on l’a vu précédemment peut se manifester sous une forme transhistorique, cet article s’interroge sur la possibilité de transposer ces analyses foucaldiennes en dehors du cadre occidental – plus précisément à propos de civilisations qui ont croisé les sociétés occidentale dans l’expérience du colonialisme ? Autrement dit, il s’agit de « vérifier si le questionnement que le cynisme analysé par Foucault véhicule peut faire apparaître des aspects inédits de la décolonisation » (p. 209). Cette problématique posée, l’auteur se penche sur la notion de satyagraha, introduite par Gandhi, et qui peut être traduite comme ‘force de vérité’. Il y aurait bien chez Gandhi « un travail d’élaboration éthique de soi en fonction de la résistance au pouvoir colonial », illustration d’une aléthurgie décoloniale.

Chapitre 12 : Anarchéologie du management

L’auteur part d’un lieu commun de la littérature managériale récente – l’insistance sur la préparation éthique à la fonction de dirigeant – pour s’interroger sur une éventuelle instrumentalisation de la pensée de Foucault par des chercheurs en sciences de la gestion. Après des rappels sur la notion de souci de soi, l’auteur aboutit à la question suivante : « on peut se demander si le parallèle avec l’Antiquité est légitime et n’aboutit pas à un anachronisme plutôt naïf consistant à reprendre des schémas de subjectivation anciens […] pour décrire, contrer ou dépasser les formes de subjectivation des sociétés contemporaines ». Cette question (que l’on est en droit de trouver elle-même un peu naïve) est l’occasion d’une analyse de la rationalité gouvernementale contemporaine qui refuse d’y voir un bloc homogène : « elle se caractérise par la présence simultanée de plusieurs rationalités divergentes, ayant des origines, des modes de développement, des temporalités différentes » (p. 225). L’auteur repère ainsi plusieurs paradigmes dans les théories contemporaines du management : un paradigme du management-gestion, qui « suit de près un mode de développement proche de celui d’un régime de vérité scientifique », et un paradigme du leadership, qui renverrait plutôt au régime de vérité de la direction de conscience chrétienne. Une telle rationalité fragmentée, conclut l’auteur, est « affectée par toute une série de contradictions […] qui sont autant de chances pour la construction de formes de riposte individuelles et collectives » (p. 237)

Chapitre 13 : Ethique et politique de nous-mêmes : à partir de Michel Foucault et Stanley Cavell

L’auteur s’intéresse au perfectionnisme moral, et pose la question suivante : comment faut-il concevoir le rapport entre dimension éthique et politique à l’intérieur d’une pensée qui considère le travail ‘spirituel’ de soi sur soi comme le cœur du travail philosophique ? (p. 240). Dans un premier temps, à partir de Cavell et de sa lecture de Platon, il explore l’hypothèse que la politique serait une expression de l’éthique. Dans un second temps, l’auteur revient sur la parrêsia, dont il a été si souvent question dans ce volume, en s’interrogeant sur sa place dans la démocratie athénienne : suite à la critique des élites à l’égard de la démocratie, la parrêsia perd son sens exclusivement politique, pour s’orienter vers l’êthos. Mais deux voies sont alors possibles : dans la tradition platonicienne issue de l’Alcibiade, la parrêsia est le signe extérieur d’une excellence éthique qui nous garantit l’accès à la vérité (p. 247) ; mais si on part du Lachès, on découvre une autre forme de parrêsia qui s’exprime notamment dans le cynisme en se faisant manière de vivre. Or, avec cette parrêsia cynique s’opère « une transfiguration radicale du sens même de ce qui est politique », dont l’auteur, dans un dernier temps, analyse les prolongements chez Thoreau et Emerson.

Commentaires

Un recueil d’articles suscite toujours un intérêt inégal selon la qualité des articles et selon ce que recherche le lecteur. Concernant la qualité, le lecteur trouvera toujours un contenu riche en informations. S’il cherche des analyses lui offrant une vue d’ensemble de ce qui s’opère dans la pensée de Foucault dans les cours des dernières années, c’est finalement l’introduction du volume qui lui sera le plus utile. Les analyses précises qu’offrent les trois premières parties constituent souvent une invitation stimulante à (re)-lire ces cours. Quant à la quatrième partie, le lecteur découvrira des perspectives originales en tant que prolongements de la pensée de Foucault.

1 Le cours de 1981, Subjectivité et vérité, vient de paraître. Quant aux autres cours qui nous intéressent ici, relevons le cours de 1980, Le gouvernement des vivants, paru en 2012 ; le cours de 1982, L’herméneutique du sujet, est paru en 2001 ; et les cours des deux dernières années, sur Le gouvernement de soi et des autres et Le courage de la vérité, sont parus en 2008 et 2009