Hannah Arendt, Walter Benjamin 1892-1940, Allia, réédition 2014. Lu par Maryse Émel

Hannah Arendt, Walter Benjamin Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940, Allia, réédition 2014. Lu par Maryse Émel

Walter Benjamin 1892-1940 ou un nouveau plaidoyer en faveur de Heidegger… à travers le chemin inverse de Benjamin… Arendt raconte donc bien plus qu’une biographie... elle cherche encore à sauver Heidegger.

Les éditions Allia présentent le texte de Hannah Arendt « Walter Benjamin 1892-1940 », traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, une réédition de la traduction publiée en 2007 (106 p.). C’est en 1971 qu’Arendt écrit ce texte à la croisée de la littérature, de la philosophie et de l’action politique. Cette dernière retrace la vie de Benjamin, mais aussi la vie de sa pensée, qui telle une constellation ne saurait se laisser enfermer. Benjamin était un flâneur. Il n’allait ni avec le courant ni contre.

Walter Benjamin est inclassable selon elle. C’est à cela que tient sa  gloire posthume. Non pas au fait de la corruption d’un milieu littéraire ou à l’aveuglement du monde. Non pas parce qu’il devançait son temps « comme si l’histoire était une piste de course où certains concurrents passent si vite qu’ils n’ont le temps que de sortir du champ visuel du spectateur » (p. 8-9).  Son œuvre  ne s’ajuste pas à un ordre existant tout en ne créant aucun nouveau genre. Ce traducteur de Proust, de Saint John Perse, n’était ni poète ni philosophe : « il pensait poétiquement » (p. 12) écrit Arendt. L’ouvrage tend à montrer que Benjamin n’est nullement philosophe.

I. Le bossu…ou l’homme de lettres.

Le bossu, c’est un vieux poème allemand qui aurait accompagné Benjamin toute sa vie. C’est un « Monsieur Maladroit » qui est aux côtés des nombreuses catastrophes de l’enfance, raconte H. Arendt. La mère de Benjamin avait l’habitude de lui dire « avec les compliments de Monsieur Maladroit », comme la plupart des mères  allemandes, quand il commettait quelques maladresses. Ce bossu, comprit-il plus tard, c’était lui qui l’avait regardé et il portait pour nom « malchance ».  Cette malchance, écrit Arendt, qui lui vaudra de se suicider, alors qu’à un jour près il aurait pu y échapper, cette malchance qui lui fera écrire dans une de ses lettres « il se tient effaré devant un monceau de débris ». Benjamin n’est pas un homme d’action. Il est pour Arendt le paradigme de sa thèse qui rejoint celle d’Aristote sur la différence entre theoria et praxis. Son insistance sur le thème du « bossu » cherche, non pas une approche psychologique de Benjamin, mais à montrer que Benjamin est un flâneur, un contemplatif, un homme de l’écriture…et qu’on est bien loin du monde de l’action, d’un quelconque engagement communiste chez cet « homme de lettres » comme il se qualifiera lui-même, même si dans les années 20 il sera tenté. C’est plutôt « la précision et la hardiesse du regard » (p.25) qu’il développera, le goût pour l’infiniment petit, rejetant par là même tout esprit de système. Adorno constatera d’ailleurs à ce propos que l’intérêt de Benjamin pour Marx tenait en fait à une confusion entre infra et superstructure. Ce goût pour le minuscule (ainsi admira-t-il deux grains de blé sur lesquels était écrit : «  Shema Israël », donnant ainsi à voir l’essence du judaïsme ») donne une première compréhension de son goût pour les citations.

Flâner, c’est errer avec nonchalance. Et Adorno d’écrire : « On ne comprend correctement Benjamin que si l’on pressent derrière chacune de ses phrases la conversion d’une agitation extrême en quelque chose de statique. » (cité p. 31). C’est ainsi qu’il faut aussi comprendre l’Ange de l’histoire, ce dessin de Paul Klee, dont Benjamin ne se séparait pas : l’Ange ne progresse pas dialectiquement vers le futur mais il contemple le passé avec effroi, y voyant s’entasser les décombres. Nous, du présent n’avons pas cette vision. Cependant du Paradis souffle une tempête  qui le pousse irrésistiblement vers un avenir auquel il tourne le dos. « Ce que nous appelons le progrès est cette tempête » (p.31). Il en va de même du flâneur, bousculé par la foule… C’est pourquoi on ne trouve pas chez Benjamin d’énoncés apodictiques mais des énoncés métaphoriques.

Une écriture de la métaphore (par étymologie, du transport), qui appelle un lien sans nécessité d’interprétation, à la différence de l’allégorie. Ce jeu de correspondance dont le modèle est la poésie (Baudelaire, Brecht, Aragon) permet de comprendre son  refus du langage marxiste et les propos d’Adorno à propos de Benjamin, voyant dans son travail un usage « adialectique » des concepts marxistes. Tout ce qui ferme et encadre, il le rejette.

La métaphore serait peut-être un correctif à une impossible écriture. Kafka voyait dans l’allemand l’impossible langue ; mais faute de mieux, il fallait faire avec. Le choix du français par Benjamin ne relève pas du hasard. Il est l’homme du XIXème siècle français. Il traduit Proust, les Tableaux Parisiens de Baudelaire…

II. Les sombres temps

Les flâneries parisiennes sont une expérience décisive pour comprendre le rôle-clé de la figure du flâneur dans son œuvre. Lui-même homme de lettres n’avait pas les mêmes contraintes que les universitaires. « Il(s) pouvai(en)t se permettre cette souveraineté dans le dédain ».

C’est sa critique de l’œuvre de Gœthe Les affinités électives qui le fit connaître. Mais, si Hofmannstahl  fut transporté par l’ouvrage, dans le même temps, il perdait son habilitation qui lui aurait non pas permis de subvenir à ses besoins, c’est-à-dire d’avoir le soutien de son père en attendant un poste universitaire.  Pourquoi ? Parce que ce texte était dirigé contre le livre de F. Gundolf sur Gœthe, relayé par l’école de George,  et que la critique de Benjamin était sans appel. Benjamin n’aura jamais de destin universitaire.

Dans ce deuxième moment de l’ouvrage Arendt va s’attacher longuement à expliquer les origines juives de Benjamin. Il y a chez Benjamin, comme chez Kafka, une critique très acerbe du judaïsme et surtout de l’attitude petite-bourgeoise d’une grande partie des juifs qui ne voulaient pas reconnaître la montée de la haine antisémite. Pour les jeunes générations, le sionisme ou le communisme apparaissaient comme des solutions.  «  L’une et l’autre représentaient des moyens de quitter l’absence de réalité pour le monde, le mensonge et le leurre pour une existence honnête. Mais les choses ne présentent ce visage que rétrospectivement » (pp. 78-79)

C’est à ce moment que le livre d’Arendt bascule. Il y a cette phrase : « La lumière de la vie publique obscurcit tout (Heidegger) » (p. 76)

Cela nous conduit à la dernière partie du livre mais aussi à interroger Arendt sur la figure de Benjamin qu’elle construit.

III. Le pêcheur  de perles

Cette métaphore du pêcheur de perles, Hannah Arendt la reprend à Shakespeare…, mais pour ramener Benjamin à Heidegger. La fin du texte semble montrer un monde commun aux deux hommes. N’y a-t-il pas à la fin du livre, la volonté de déculpabiliser Heidegger, de son engagement aux côtés des nazis du fait des  contraintes universitaires, et de minimiser le poids de ses mots, en montrant qu’on le retrouve chez Benjamin, juif et homme de lettres libre ?

On peut, à la lecture de ce texte, se poser la question du sens que veut nous faire comprendre Arendt, de la mise à l’écart de Benjamin par les universités et la figure inversée de Heidegger, philosophe et universitaire. Elle explique que selon Benjamin ce n’était pas le don de parler qui était premier, mais « l’essence du monde dont procède le parler ». Et de rapprocher cette phrase de la position heideggérienne : « l’homme ne peut parler que dans la mesure où il est celui qui dit » ; il ne s’agit pas de comprendre la langue dans sa valeur d’usage, mais comme des «  créations linguistiques » « sans intention et communication d’une essence du monde ». Il comprendrait la langue à partir de la poésie. C’est ce qu’Hannah Arendt, appelle la pensée poétique. La pensée de Benjamin se construit à partir de citations : « citer est nommer, et c’est ce nommer, le nom et non la phrase qui portent au jour la vérité ». (p. 102). Retour à la tradition adamique, retrouvailles là encore avec Heidegger. Lisant une lettre de Benjamin, Arendt y lit des échos heideggériens :

«  La conviction qui me guide dans mes tentatives littéraires (…) est que toute vérité a sa maison, sa demeure ancestrale, dans la langue… » (p. 98)

Puis cette phrase : «  Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre doit se heurter finalement au problème de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé » (p. 103) Comment comprendre ?

Benjamin, une sorte de double de Heidegger mais juif ?

Polémique de Arendt…

Dans le fonds de la mer, « naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues invulnérables aux éléments, survivent et attendent seulement le pêcheur de perles » (p. 106).

Puis cette phrase : «  Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre doit se heurter finalement au problème de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé » (p. 103). Comment comprendre ?

Benjamin, une sorte de double de Heidegger mais juif ?

Polémique de Arendt…

Walter Benjamin 1892-1940 ou un nouveau plaidoyer en faveur de Heidegger… à travers le chemin inverse de Benjamin… Arendt raconte donc bien plus qu’une biographie... elle cherche encore à sauver Heidegger.

Maryse Émel.