Antoine Vidalin, L’éthique de la vie, Desclée de Brouwer 2017, lu par Damien Auvray
Par Romain Couderc le 12 décembre 2017, 06:00 - Éthique - Lien permanent
Antoine Vidalin, L’éthique de la vie, Ed. Desclée de Brouwer, 2017 (192 pages).
L’éthique de la vie n’est pas une nouvelle contribution à une réflexion bioéthique sur les problèmes moraux posés par l’avancée des biotechnologies, dont l’auteur remarque dans son introduction l’inflation et la perspective relativiste, mais tout au contraire la recherche d’un fondement à l’éthique, en l’enracinant dans le phénomène de la vie, ou, si l’on veut, une vie phénoménologique, si l’on entend par là la vie telle qu’elle est sentie et qui précède et porte la subjectivité.
Le projet s’inscrit donc dans la phénoménologie de la chair telle qu’elle est esquissée par Husserl, développée par Merleau-Ponty, et surtout, chez l’auteur, dans un prolongement explicite de la phénoménologie de Michel Henry, qui fait de la vie un donné antérieur à toute manifestation, à toute phénoménalité particulière, et pense le sujet comme « auto-affectation », capacité à éprouver la vie et se sentir soi-même. L’originalité de l’ouvrage d’Antoine Vidalin, sorti de l’École des Mines, mais aussi prêtre, philosophe et docteur en théologie, consiste à déduire une éthique de cette vie, à partir d’une réflexion sur l’agir. L’action est en effet manifestation de la vie, renvoyant à des réalités et à des puissances qui la précèdent, en particulier corporelles, de sorte qu’elle n’est pas (d’abord) un agir rationnel mais la mobilisation d’un « Je peux » dans le temps. L’éthique sera alors pensée comme ce qui permet le développement de la vie, non dans un vague appel à une plénitude d’être, mais en en tirant toutes les implications normatives, en se donnant donc comme une morale, pour utiliser une distinction que l’auteur ne mobilise pas.
Cette réflexion sur l’action passe d’abord par la détermination de son sol (chapitre 1), de ce qui la porte et la rend réelle, en montrant qu’il y a dans la subjectivité une passivité fondamentale, de sorte que le moi se découvre non comme origine de lui-même, mais « moi à l’accusatif », suivant l’expression de l’auteur, recevant l’existence, soumis au temps, défini par des besoins fondamentaux qui le relient au monde et le fait sensible, mobilisant des pouvoirs, sensoriels, moteurs, intellectuels, et finalisé par des désirs qui relancent sans cesse les besoins ; bref, un moi qui n’est actif que dans la mobilisation d’une vie qui le précède et le porte. C’est ici l’occasion d’analyses rapides, mais fines et profondes, sur ce qui constitue le soubassement de notre existence et de la vie qui se vit en nous.
S‘annonce déjà la dimension éthique de la vie, en ce que celle-ci suscite l’angoisse devant le vertige de l’action et de la liberté, « comme l’angoissante possibilité de pouvoir », suivant l’expression de Kierkegaard reprise par l’auteur. La liberté se trouve en effet dans une alternative qui fonde le choix éthique qui sera étudié dans le deuxième chapitre : le moi se pensera-t-il comme auto-fondé et autosuffisant, ou se pensera-t-il comme au service de la vie et de son épanouissement ? Ici la perspective phénoménologique croise une perspective théologique : le bien est la reconnaissance du don initial de la vie, à quoi il est fidélité ; le mal est l’autosuffisance, l’orgueil qui vient de l’idée que l’on est sa propre origine. Ma vie subjective est participation à la vie, alors nommée vie absolue, renvoyant au don de Dieu, sans d’ailleurs que l’auteur s’explique bien sur ce passage entre vie absolue et vie divine.
Ainsi la vie commande un choix de vie (chapitre 2). En effet, l’action implique des dynamismes qui la meuvent intérieurement et s’éprouvent comme plaisir ou déplaisir, mobilise mes pouvoirs, et se finalise par des motifs, qui posent des valeurs. L’éthique naît avec ces choix de vie, ou plutôt le choix de la vie. Le choix éthique consiste en effet dans la fidélité à la vie et à son accroissement, le mal étant l’infidélité à la bonté de la vie, une sorte de recroquevillement de l’existence sur elle-même, manque de générosité et de reconnaissance pour son don. L’accroissement d’être qu’implique la vie se donne sous la forme des trois transcendantaux que sont l’amour du bien comme générosité, l’amour du beau comme émerveillement et l’amour du vrai comme reconnaissance de ce qui est. Ainsi l’éthique n’est obligation que parce qu’elle est d’abord amour.
De là de belles analyses sur les formes de cette vie (chapitre 3 sur les actions bonnes), sur le corps, le temps, le travail, l’amitié et l’amour, dont l’auteur cherche à retrouver le sens originel, le sens vif, et qui font partie des pages les plus stimulantes de l’ouvrage. On regrettera peut-être que l’auteur tire de ses riches analyses des conclusions très normatives et peut-être restrictives, l’amenant par exemple à absolutiser le modèle familial classique ou à esquisser en filigrane un rôle politique de la religion et, de manière générale, à restreindre, par fidélité à cette vie pensée comme normative, la place de la volonté et du choix en ce que cela implique de transformation de la nature, aussi soucieux soit-on des dispositions de la vie. Le prêtre n’est jamais loin, et la vie tient un peu le rôle de la loi naturelle dans une certaine tradition chrétienne.
Réciproquement à l’analyse des actes bons, le chapitre 4 fait celle des actes mauvais, ce qui permet à l’auteur de redonner sens au décalogue mosaïque par une lecture phénoménologique des dix commandements. L’interdit y est pensé comme ce qui vient nommer la vie se dévoyant, se rétrécissant dans le mal conçu comme suffisance et orgueil. À cela, le chapitre 5 oppose la réjouissance du bien et montre, dans une perspective aristotélicienne, que la morale se stabilise en vertus ou en vices, et qu’à ce titre, elle n’est pas du ressort de la stricte raison, mais qu’elle est vie active, subjective, fondée sur des habitus, spontanée en cela. Ainsi se dessine un « chemin de vie (le court chapitre 6), où la bonté de l’acte, acte éprouvé d’abord comme effort, devient joie et partage. Le bien est aimable et agréable.
On voit l’intérêt de l’ouvrage : redonner sens (dimension phénoménologique) aux formes éthiques de la vie, en les replaçant dans une gratitude pour cette vie qui débouche sur une reconnaissance de l’absolu, de l’absolue bonté, de l’absolue beauté, de l’absolue vérité (dimension métaphysique) qui est alors de source divine (dimension théologique). L’analyse de ce fond vivant de la morale permet à l’auteur de rendre vives les formes de notre agir, comme l’amour ou le travail.
Cette perspective, aussi généreuse soit-elle, reste cependant austère et sévère : le livre est, on l’a dit, résolument normatif, et la vie est entendue dans le sens de l’Église catholique lorsque celle-ci parle du respect de la vie et l’oppose à l’idée de choix. On peut se demander si la vie n’est pas plus incertaine, plus indéterminée que les normes qu’en tire l’auteur.
Par ailleurs, l’ouvrage repose sur ce postulat fort, mais contestable, que la vie est en elle-même morale. D’abord on remarquera que d’autres penseurs sollicitent la même vie dans des perspectives très différentes (comme socle naturelle de la sociabilité et de la morale, expression de l’intérêt vital, sélection adaptative, expression de gènes « égoïstes », expression tragique de l’insignifiance, …) : la vie est décidément bien bavarde aujourd’hui, qui dit des choses si variées ! D’autre part, la reconnaissance d’un bien ontologique de la vie – vivre est bon, cela est certain, et l’on n’est guère pressé de mourir – implique-t-elle un bien moral ? L’expression de la vie, son épanouissement, sont-ils forcément moraux ? La vie est-elle une norme ? La vie donne-t-elle autre chose que des dispositions, certes très indicatives, mais qui n’obligent pas ? Globalement, la vie est-elle ce qui juge ou ce qui doit être jugée ?
Damien Auvray