Agir avec Aristote de Damien Clerget-Gurnaud, Paris, Eyrolles, coll. « Vivre en philosophie », 2012 (lu par Matthieu Guyot)
Par Cyril Morana le 02 janvier 2013, 15:20 - Éthique - Lien permanent
Agir avec Aristote de Damien Clerget-Gurnaud, Paris, Eyrolles, coll. « Vivre en philosophie », 2012, 186 p.
Sixième volume d’une collection destinée aux enseignants du secondaire et à leurs élèves, mais aussi au grand public, cet ouvrage paraît sous un titre qui peut être trompeur : il y est peu question, en effet, des dilemmes de la décision ou des incertitudes de l’action dans le champ moral ou politique mais bien plutôt du bonheur de l’individu, ce que se propose l’auteur étant de nous aider à atteindre à plus de bonheur en prenant conseil auprès de la pensée d’Aristote. Le titre retenu se justifie néanmoins dans la mesure où une des idées les plus saillantes de l’ouvrage est que le bonheur réside avant tout dans le plaisir d’exercer une activité, d’agir donc, mais dans un sens très large, qui n’implique nullement de changer le monde.
The book by Damien Clerget-Gurnaud explores
Aristotle’s ethical works in order to understand the domain of contingent and
relative human action. The essay falls into four parts: it first expounds the diagnostic
factors preventing human beings from finding happiness in their lives; it then
exposes that virtue (excellence of character) consists in performing moral
actions according to everyone’s skills. In the last two parts it shows how
ethical virtue operates as an intermediate activity between excessive passions
and vicious deficiency, enabling us to develop proper moral habits.
Dans la première, l’auteur cherche à définir, avec Aristote, « Les symptômes et le diagnostic ».
En l’occurrence, il s’agit de comprendre que nous ne sommes pas aussi heureux que nous pourrions l’être et de chercher pourquoi. Le problème, selon l’auteur et selon Aristote, viendrait non pas d’une faille de notre pensée mais des défauts de nos désirs : victimes de notre intempérance, qui alimente une insatisfaction perpétuellement renouvelée, nous désirons le plaisir pour lui-même, et en particulier le plaisir le plus grossier et le plus passif, ce qui va apparaître comme la manière la plus sûre de manquer le vrai plaisir.
Dans la deuxième partie (« Les clefs pour comprendre »), il s’agit d’ouvrir la voie d’une solution.
Pour la tracer, il faut distinguer les plaisirs qui s’adjoignent à notre vie sans en procéder et ceux qui émanent de cette vie même, c’est-à-dire des différentes activités en lesquelles se décline notre vie : au lieu de « vivre pour le plaisir » comme l’intempérant nous devrions « prendre plaisir à vivre ». Pour cela, il faut exercer les activités pour lesquelles nous sommes faits, et qui rencontrent le moins d’entraves en nous et hors de nous. Cette réalisation de nos capacités, c’est « l’excellence » (ou la vertu dans la traduction traditionnelle) qui apparaît donc comme la condition du bonheur.
L’homme vertueux l’est donc parce que c’est la vertu qui assure son bonheur, et en ce sens il est égoïste, mais cet égoïsme se révèle à l’analyse aussi bénéfique à moi qu’à autrui : ma relative indifférence aux autres les met en effet à l’abri de mes passions hostiles, comme elle les laisse plus libres dans les rapports d’amitié ou d’amour que je peux entretenir avec eux.
Dans la troisième partie (« Les moyens d’agir »), l’auteur montre que pour réaliser en nous cette excellence, nous devons travailler sur nos habitudes afin de les rectifier, éduquer notre sensibilité afin de la rendre plus fine et perfectionner notre jugement afin de faire, dans chaque occasion particulière, le meilleur choix possible, tout en acceptant une incertitude irréductible.
Dans la dernière partie enfin (« Une vision du sens de l’existence »), l’auteur montre que le juste milieu ou la mesure prônés par Aristote n’ont rien de tiède ou de médiocre. Après avoir fait voir en quel sens les vices peuvent être analysés comme des défauts ou des excès, l’auteur conclut cette partie plus convenue en montrant que l’idéal de mesure est un idéal de raison qui culmine dans le modèle de l’homme prudent.
L’ouvrage s’achève sur les « Éléments d’une vie » d’Aristote, qui constituent aussi un portrait du Philosophe, au style volontiers amusant – à propos de la minutie du Stagirite, l’auteur note ainsi qu’il y a « quelque chose du contrôleur fiscal chez Aristote » (p. 179) –, et par une brève bibliographie commentée, où l’auteur revendique au passage ce qu’il doit à l’ouvrage Après la vertu d’A. MacIntyre.
Refusant par ailleurs toute technicité, toute référence à la littérature secondaire et presque tout terme grec (toutes choses qui intimident plus qu’elles n’éclairent dans ce type d’ouvrages), le petit livre de Damien Clerget-Gurnaud se signale d’abord par son caractère remarquablement accessible et par une clarté qui n’exclut ni la précision ni l’élégance.
Une autre vertu de l’ouvrage est d’établir de bout en bout un dialogue avec son lecteur, lequel est régulièrement interpellé et invité à s’approprier les analyses du Stagirite. À cet égard, les sections intitulées « Questions vitales » et « Philo-action », qui concluent chaque section du livre, en constituent une partie très originale et bienvenue, aussi importante par le volume (une cinquantaine de pages au total) que par l’efficacité. Ainsi, quand il veut montrer que le savoir est souvent un instrument du désir et non son principe, l’auteur propose le test suivant : « Vous arrive-t-il de percevoir derrière certains de vos arguments un désir inavoué ? Quels sujets de conversation suscitent en vous une susceptibilité inhabituelle ? », et de noter : « Le désir contrarié est bien plus facile à débusquer que le désir que rien n’empêche. Là où réside votre colère gît aussi votre désir… » (p. 16). Le même souci d’impliquer son lecteur conduit l’auteur à choisir ses exemples dans le monde contemporain (les relations amoureuses, la télévision, le travail salarié…), où les concepts aristotéliciens se révèlent étonnamment éclairants.
S’il fallait adresser une critique à cet ouvrage elle porterait toutefois sur l’attribution à Aristote de toutes les analyses que développe l’auteur. Il arrive en effet que celles-ci s’éloignent à tout le moins de la lettre du Stagirite, ainsi quand l’auteur fait l’éloge des désirs et nous invite à les intensifier, dans un des passages intitulés « Questions vitales », par ailleurs intéressant, et dont nous citons aussi pour cette raison une partie : « Que répondez-vous le plus souvent à la question : “Qu’as-tu envie de faire ce soir ?” Si vous avez tendance à répondre la phrase rituelle : “Ce que tu veux !” c’est peut-être moins par politesse que par manque d’envie. Si cette attitude est chronique, il est temps de vous interroger : pourquoi avez-vous si peu de désirs ? Dire “je veux”, pour beaucoup d’entre nous, relève d’un véritable exploit. C’est que nous en avons longtemps été découragés » (p. 16). De même (et c’est peut-être plus gênant), les citations du corpus aristotélicien demeurent souvent obscures faute d’une explication un peu linéaire et littérale.
Mais c’est qu’il s’agit bien, comme le titre l’indique, non de nous apprendre quelque chose sur la philosophie d’Aristote, mais bien de philosopher avec Aristote, quitte à en infléchir certaines idées ou à en développer des notations embryonnaires. Et pour ce qui est de provoquer la réflexion, en particulier au sens d’un retour sur soi, cet ouvrage, incontestablement, atteint tout à fait son but.
Matthieu Guyot