Philippe Fréchet (sous la direction de), Pierre Bayle et la liberté de conscience, Anacharsis, 2012 (lu par Alain Ricci)
Par Cyril Morana le 04 janvier 2013, 15:28 - Philosophie politique - Lien permanent
Philippe Fréchet (sous la direction de), Pierre Bayle et la liberté de conscience, Anacharsis, 2012
Pierre Bayle et la liberté de conscience, est un ouvrage rassemblant les actes du colloque d’octobre 2009 qui s’est tenu au Carla-Bayle, village natal de l’auteur, dans l’Ariège. Coordonné par Philippe Fréchet, le livre présente 16 communications qui ont toutes pour ambition de redécouvrir un Pierre Bayle qui était trop souvent associé à la seule idée de « tolérance » et au Dictionnaire historique et critique.
This book, under the direction of Philippe Fréchet, compiles various conferences on the works of Pierre Bayle, best known for his Historical and Critical Dictionary. The collected essays try to renew the thinker’s studies, which usually tend to focus on his famous plea for toleration in religious matters. The essays point out the various historical and religious backgrounds of Bayle’s miscellaneous works; they also underscore the influence of libertinism upon his thought. The essays thus highlight the Calvinist philosopher’s acquaintance with the metaphysical controversies of the 17th century. Exploring the genesis of Bayle’s idea of separation between faith and reason, the articles emphasise his heritage in relation to the Enlightenment.
Sans conteste, Pierre Bayle fut un observateur et un acteur avisé du Grand siècle, influencé par les philosophes de la Renaissance et la Réforme. Nous le découvrons dans ce livre au cœur des débats théologiques, prenant position dans son exil aux Pays-bas mais plus surprenant, il nous est dévoilé également comme un philosophe qui va s’inscrire dans les débats métaphysiques entre Spinoza, Leibniz, Descartes ou encore Malebranche. C’est sans doute ce dernier qui lui inspirera un certain rationalisme moral qu’il cherchera toujours à mettre en pratique, associé à l’idée naturelle d’équité, deux notions aux fondements de la « tolérance » qui sera le pilier de sa pensée et de son action.
Les cinq premières conférences ont pour thème « les précurseurs de Bayle au XVIème siècle ». La première d’entre elle, (Olivier Abel) retrace les liens entre le philosophe et ses origines calvinistes. Nous y découvrons un Bayle au cœur non seulement des guerres de religion et de l’intolérance mais également versé dans des débats et des controverses théologico-politiques. Malgré ses origines protestantes, Bayle ne renonce pas à sa liberté d’expression. La deuxième conférence, (Philippe de Robert) établit un dialogue entre le philosophe et la personne de Michel Servet. D’origine espagnole, ce personnage sulfureux aux multiples facettes, fut accusé d’hérésie, longtemps recherché, puis condamné au bûcher à Genève en 1553. Cette exécution d’un défenseur de la liberté de penser, contribua sans doute à l’éducation et à la rébellion de Bayle. La troisième conférence, (Luisa Simonutti) nous rappelle qui furent « les politiques ». Amis des huguenots, ce groupe de juristes et d’administrateurs n’en furent pas moins des serviteurs de la Couronne. Associés à Arnaud du Ferrier, Jean Bodin, ou à Paul de Foix, ils militèrent pour la paix sociale ainsi qu’en faveur d’un certain réalisme politique. Là encore, ces humanistes et diplomates de la première moitié du XVIème siècle, influencèrent Pierre Bayle. La quatrième de ces conférences, (Emmanuel Naya) s’applique à comparer Montaigne et Bayle. Points pas points, l’auteur examine les liens entre les deux penseurs concernant le scepticisme, la tolérance, la raison, la religion, ou encore la liberté de conscience.
Les intervenants examinent ensuite les influences de Bayle au XVIIème siècle. La cinquième conférences, (Didier Foucault) analyse Les pensées diverses sur la comète de Bayle qui traite principalement de la superstition. Cet ouvrage subversif, non signé, aborde les thèmes de l’athéisme et de l’idolâtrie. Bayle dénonce très clairement la vie chrétienne qu’il oppose à la vie vertueuse de certains athées et païens. Dans la sixième conférence, (Isabelle Moreau) le philosophe est comparé à La Mothe Le Vayer. Ce dernier a fait de l’intolérance de la religion, de la liberté de conscience ou du choix du culte, les fers de lance de son combat intellectuel et politique. Nous y découvrons un Bayle influencé autant par la Réforme que par le courant des « libertins ». C’est ce libertinage érudit que nous allons découvrir dans la septième conférence (Lorenzo Bianchi). Gabriel Naudé, représentant de l’expérience culturelle libertine, sera un penseur tourné vers la recherche de la vérité historique. Bayle nous apparaît fasciné par ce mouvement qui revendique la critique historique et la liberté d’esprit. La huitième conférence, (Jean-Pierre Cavaillé) traite encore des « libertins » mais cette fois-ci nous les voyons clairement mentionnés dans le Dictionnaire historique et critique où ils sont livrés à une analyse historique et érudite, qui n’est pas toujours très complaisante. La neuvième conférence, (Winfried Schröder) a pour thème l’athéisme. Bayle y est présenté en défenseur de cette liberté de conscience. Il décrit deux formes d’athéisme : celle de Mathias Knutzen et sa littérature clandestine et celle de Spinoza dont l’athéisme parfois s’avère très discutable selon lui. La dixième conférence, (Henri Pena-Ruiz) aborde à nouveau la figure de Spinoza pour le confronter cette fois-ci directement à Bayle. Les thèmes de la foi et de la raison y sont traités, tout comme ceux de la nature et de Dieu. Nous y découvrons un rapport complexe, où Bayle est à la fois attiré par Spinoza et son approche panthéiste mais également très réticent, voire toujours soucieux de conserver par-dessus tout sa liberté de penser.
La troisième partie du colloque se tournera vers les héritiers de Bayle. Dans la onzième conférence, (Victor Bedoya Ponte) aborde le thème de la puissance ou de la faiblesse de la raison. S’appuyant sur l’article « Manichéens » du Dictionnaire, il souligne l’impuissance de la raison pour construire un système. Pour lui, la raison doit plutôt avoir pour vocation de critiquer ou de réfuter, telles sont ses limites. Cette idée résume peut-être à elle seule l’œuvre et l’héritage de Bayle. Dans la douzième conférence, (Jean-Michel Gros), est abordé le thème de la banalisation de l’athéisme. Sans conteste Bayle a introduit une nouvelle manière de concevoir l’athéisme. Il léguera à la postérité cette idée d’un certain « goût » pour l’athéisme qui transcende tous les débats religieux sur cette question. La liberté de conscience c’est aussi cette envie qui peut nous prendre d’avoir une attirance ou de ne pas en avoir. La treizième conférence, (Antony Mc Kenna) oppose Pierre Bayle à Pierre Jurieu. Ce débat nous confronte à des problématiques politiques qui étaient celles de l’exil de Bayle. Nous voyons apparaître parmi les réfugiés huguenots des courants stratégiques qui s’opposent sur des points essentiels comme l’allégeance à Guillaume d’Orange ou encore la politique étrangère. Cette toute une partie méconnue de la vie de Bayle aux Pays-bas qui nous est présentée et notamment sans angoisse de ne pouvoir peut-être jamais pouvoir rentrer dans son pays natal.
Les dernières conférences traitent encore du thème de l’héritage mais cette fois-ci en lien avec les Lumières. La Quatorzième, (Eckart Birnstiel) détaille la connaissance qu’avait Frédéric II de l’œuvre de Bayle. Le philosophe de Sans-Souci connaissait très bien le Dictionnaire qu’il alla jusqu’à plagier. Ce dernier tenait en haute estime Bayle qu’il considérait plus que des philosophes comme Descartes ou Leibniz. Voltaire fut également un grand lecteur de Bayle. Cette influence de Bayle fut internationale comme le montre la quinzième conférence (John Petersen) qui établit un lien de filiation entre Bayle et Ludvig Holberg, figure majeure des Lumières danoises. Dans la seizième conférence, (Marie-Hélène Quéval) l’auteur nous rappelle que l’Allemagne fut elle aussi en proie aux guerres de religions, à la violence et aux divisions. L’influence de Bayle, celle du Dictionnaire et du Traité, fut bien réelle. Gottsched fut l’un de ceux dont la pensée et les combats puisèrent leur inspiration et leur force dans l’œuvre de Bayle. Pour clore le colloque, la conclusion apportée par Anthony Mc Kenna met l’accent sur un Bayle qui fut sans doute davantage un penseur des multiples crises des XVI ème et XVIIème siècles. Traversé par de très nombreuse influences, religieuses et humanistes, Bayle fut aussi ce philosophe qui s’est confronté à l’autorité des grands systèmes philosophiques. Soucieux de sa liberté et de celle des autres, il a témoigné d’une grande érudition et d’un savoir encyclopédique comme en témoigne le dictionnaire. Enfin, n’oublions pas que Bayle fut un penseur européen qui n’aura de cesse de tisser les liens de la pensée libre, au service de la tolérance et de la vérité.
Le projet de ce colloque fut annoncé comme souhaitant contribuer à l’émergence d’une image et d’une connaissance nouvelles de Pierre Bayle. De ce point de vue cela est réussi dans la mesure où au fil des interventions la complexité et la richesse du personnage se dévoile. Bayle nous est présenté dans son temps, mais aussi dans ses lieux, son village, la France, son exil, ses amis étrangers et l’aura de son œuvre un peu partout en Europe. A travers ces actes, il nous apparaît vraiment au cœur de la pensée et de l’histoire de son temps. Toutes ces interventions le présentent aux côtés de penseurs parfois oubliés, les « politiques », les « libertins », Michel Servet, Mathias Knutzen, des penseurs associés à la complexité des enjeux de l’époque et à tout un univers d’une richesse surprenante dans lesquels nous plongent ces lectures. On pourrait reprocher à ce colloque un manque d’homogénéité des interventions et même des intervenants mais c’est peut-être tout ce qui fait sa richesse. La vie de Bayle fut semblablement une vie à l’écart des systèmes, au services de multiples combats différents les uns des autres. Ainsi, le lecteur choisira ses conférences qui ont toutes un thème bien limité et précis ce qui autorise une lecture « libre », « désordonnée » au gré de l’intérêt et de la curiosité de chacun.
Alain Ricci