Xavier Pavie, Exercices Spirituels. Leçons de la philosophie antique, Les Belles Lettres, 2012, lu par Cyril Morana

Xavier Pavie, Exercices Spirituels. Leçons de la philosophie antique, Paris, 2012. Les Belles Lettres, collection Romans, Essais, Poésie, Documents.

L'ouvrage de Xavier Pavie, enseignant à l'ESSEC et chercheur associé à l'IREPh (Institut de recherches philosophiques de Paris 10) , constitue la première partie d'une thèse de doctorat en philosophie soutenue l'an dernier à l'Université de Paris 10, sous la direction de Jean-François Balaudé. Son auteur s'y efforce de proposer une lecture de la philosophie antique, mais aussi plus largement de toute la philosophie, à travers le prisme de l'exercice spirituel.

This book by Xavier Pavie is an accessible essay on the importance of spiritual exercises not only in Classical Antiquity but also in the tradition of western philosophy. The author analyses how the notion of spiritual exercise associates both theory and practise in order to address the following question: how to live a better life? Rather than being considered a science of the self, philosophy is thus regarded as a way of taking care of the self.

Comment mieux vivre ? Telle serait la question fondamentale de la philosophie antique, philosophie qui n'aurait d'autre fin que d'aider l'homme à vivre bien. Les exercices spirituels se constituent ainsi dans l'antiquité comme un moyen à la fois de réponse théorique mais également pratique au problème du bien vivre. Xavier Pavie s'inscrit ici explicitement dans le sillage de Pierre Hadot et de Michel Foucault dont les travaux originaux sur les exercices spirituels ont aujourd'hui fait date. Deux axes ont été retenus par l'auteur pour traiter son sujet : l'axe antique d'une part, et l'axe contemporain d'autre part, lequel fera l'objet d'un deuxième tome à paraître.

Dans l'antiquité, l'exercice spirituel se présente comme un travail de l'âme en soi, sur soi et pour soi. Il associe aussi bien la theoria que la praxis : toutes les écoles philosophiques étudiées par Xavier Pavie articulent les deux axes. La vie, la personnalité et le comportement du philosophe sont envisagés alors comme une sorte d'accomplissement de la philosophie la plus complète. Hadot le disait notamment à propos de Socrate, le discours philosophique se comprend essentiellement dans la perspective du mode de vie : la philosophie est avant tout une manière de vivre.

Quel est l'enjeu des exercices spirituels ? Ils sont essentiellement des moyens en vue d'une fin : la liberté intérieure, un état dans lequel le moi ne dépend que de lui-même. Ce moi, qui est évolutif, connaît trois niveaux dont le premier est celui de la conscience sensible, le corps forme alors une seule et même entité avec la conscience. La conscience est, à ce niveau, écrasée par le corps, ce qui a pour conséquence un déni de l'esprit et une impossibilité d'oeuvrer à son élévation. Le second niveau du moi est le moment de la prise de conscience de notre capacité à la réflexion, mais également du fait que l'esprit est bien distinct du corps. C'est en vérité le niveau du premier contact entre soi, son esprit et son corps. Le dernier niveau est enfin celui de la conscience spirituelle : j'ai non seulement un corps, un esprit, mais j'ai alors également la conscience d'une transcendance au sein du moi qui rend possible le travail sur soi. L'articulation entre le corps, l'esprit et la transcendance peut être appelée « âme ». Pour qu'un travail sur soi soit effectivement possible, il faut que l'individu parvienne à cet ultime niveau de conscience. L'enjeu des exercices spirituels est donc d'acheminer à ce troisième niveau et ainsi d'élever l'individu à une certaine maturité spirituelle par laquelle il pourra enfin se réaliser.

Cette entreprise nécessite un accompagnement, donc un maître, dont le but est de faire sortir son disciple de la stultitia, cet état de transparence totale aux représentations imposées de l'extérieur par la séduction des informations changeantes et éphémères véhiculées par autrui, qu'analyse notamment Sénèque et qui implique que l'individu n'a pas le nécessaire souci de lui-même. Cet état précède le mouvement de conversion à la philosophie, laquelle ne vise pas tant, souligne Xavier Pavie, à se connaître soi-même qu'à prendre authentiquement soin de soi. Par là-même, l'auteur s'inscrit dans la perspective de Foucault, de Courcelle ou de Vernant : le souci de soi n'est pas une introspection, il s'agit plutôt de se constituer comme un sujet d'action face au monde. Il n'est donc pas question de se placer hors du monde, mais bien plutôt dans l'entreprise de l'action, une action assumée pleinement, ainsi que le réclame par exemple un Epictète. Le soin de soi n'est pas égoïste, loin s'en faut, puisqu'il constitue le moyen nécessaire du soin des autres : tant que je suis insensé (stultus), je ne puis guère être utile à autrui. Aussi, le travail sur soi vise l'universel.

La période hellénistique insiste particulièrement sur la nécessité d'une préparation-formation de l'individu : il s'agit effectivement de se préparer à tous les événements de la vie par une pratique et une méditation permanentes des principes de philosophie, quelle que soit l'école à laquelle on appartient. Xavier Pavie détaille ainsi notamment le contenu et les exigences des philosophies stoïcienne, épicurienne et cynique.

En pratique, l'apprenti-sage devra lire et relire ses maîtres, constamment. Il aura également comme exercice quotidien d'écrire, et ainsi, de s'adresser à soi-même autant qu'à autrui, à la manière d'un Marc-Aurèle par exemple, dans une sorte de correspondance qui est aussi correspondance à soi. Egalement, il convient d'inscrire dans des carnets « pense-bête » (hypomnemata) toutes les sages paroles qu'il faut retenir et méditer, afin de les emporter partout avec soi et de pouvoir pratiquer à tout instant, ainsi que Plutarque en atteste. Il faut que jamais ne cesse le dialogue avec soi-même, et de ce fait, il est nécessaire de le provoquer sans relâche. Enfin, l'exercice de l'ascèse s'impose et repose notamment sur un travail du corps et sur l'examen de conscience.

Ces exercices conduisent efficacement et proprement à une conversion à la sagesse : il s'agit de devenir quelqu'un d'autre, un individu qui se protège enfin de l'extériorité par la construction d'une « citadelle intérieure » imprenable, selon le mot de Piere Hadot à propos de Marc-Aurèle. Devenir philosophe, c'est être transformé en profondeur et durablement pour le meilleur, et c'est tout le bien que souhaite la philosophie antique à ses apprentis. Qu'en est-il, après elle, de cet idéal de sagesse et de vie ? Y a-t-il une postérité aux exercices spirituels antiques ?

Des Pères de l'Eglise jusqu'à Ignace de Loyola, le christianisme apparaît comme une récupération des exercices spirituels antiques : il va s'agir pour la religion chrétienne de destituer la philosophie antique en utilisant ses propres armes ; les philosophes anciens n'ont plus le monopole du bien vivre, mais leurs outils (les exercices spirituels) restent les plus efficaces en la matière. C'est notamment Justin qui va oeuvrer à la substitution : contre l'imparfaite car lacunaire philosophie des Anciens, il va proposer la seule et unique Philosophie véritable, le « discours vrai » de Jésus. Pour s'en pénétrer, il conviendra, comme le réclamaient les Anciens, de pratiquer les mêmes techniques, les mêmes exercices spirituels, ainsi qu'en atteste par exemple le monachisme chrétien et son style de vie. Il s'agit dans la Philosophie néo-testamentaire, servante de la religion, comme dans la philosophie antique, d'adopter un genre de vie. A la Renaissance, Montaigne reviendra à l'authentique philosophie des Anciens, c'est-à-dire à une authentique vie philosophique, construite sur des exercices quotidiens. Au XVIIème siècle, Xavier Pavie voit dans les méditations de Descartes, et en particulier l'exercice du doute, l'influence de la pratique antique. Mais le moment cartésien est aussi le moment d'un basculement : en lieu et place du soin de soi, on va alors privilégier la connaissance de soi, ainsi que Michel Foucault l'affirme. Par suite, Xavier Pavie propose l'examen des philosophies de Shaftesbury, le stoïcien moderne méconnu, de Kant et de Rousseau. Il y relève de nombreux points communs, notamment avec les stoïciens, et l'influence des exercices spirituels antiques.

Dès ses origines, la philosophie a été exercice spirituel, et son enjeu dominant a consisté à exercer son esprit pour vivre le mieux possible en affrontant les obstacles de l'existence. La mise en œuvre des exercices spirituels permet de prendre soin de l'âme, ceux-ci relèvent d'une véritable pharmacopée, une thérapeutique. Ces exercices sont communs à l'ensemble des écoles philosophiques de l'antiquité. Ils n'ont jamais cessé d'être réactivés dans l'histoire de la philosophie. L'exercice spirituel est un travail sur soi, mais il implique une relation à autrui, à commencer par celle avec un maître. Il conduit à une conversion, un passage irréversible d'un état à un autre, mais cette conversion n'est pas donnée à tous : si ces exercices sont simples en apparence, ils demeurent élitistes par leurs exigences et c'est ce qui en fait toute la valeur et la contemporanéité, en témoignent notamment les travaux de Foucault, d'Hadot et aujourd'hui de Xavier Pavie.

D'une lecture très accessible, l'ouvrage de Xavier Pavie a de nombreuses qualités, dont l'une des plus évidentes est son caractère pédagogique et fluide. On en peut recommander la lecture à un non-philosophe curieux, notamment, de philosophie antique, mais également inquiet d'un possible écart entre le discours philosophique et le réel. La vision de la philosophie proposée ici s'efforce au contraire de montrer le caractère indissociable de la réflexion philosophique et de la pratique, à commencer par la pratique de soi. A quoi servirait, en effet, de philosopher si l'on n'en pouvait rien retirer d'efficace dans notre existence concrète ? Cependant, la lecture de l'ouvrage de Xavier Pavie réactive un problème déjà rencontré à celle de Foucault et d'Hadot, dont il constitue à bien des égards une synthèse et un prolongement : est-il juste de parler de la philosophie antique comme s'il s'agissait d'une philosophie une ? L'exercice spirituel comme moyen et la vie bonne comme fin peuvent constituer des fils conducteurs très pratiques pour tenter d'embrasser l'ensemble de la philosophie antique, il n'en demeure pas moins que l'effort de synthèse entrepris alors est condamné à l'imperfection, en témoigne par exemple l'inégalité des références faites aux diverses écoles, aussi bien chez Foucault, Hadot que dans notre ouvrage. Platon ou Aristote sont sous-représentés au regard des philosophies stoïcienne, épicurienne ou cynique, par exemple. Disons que la thèse proposée par Xavier Pavie, à la suite de ses illustres prédécesseurs, nous semble tout à fait pertinente pour la philosophie hellénistique et son prolongement dans l'antiquité tardive, sans doute moins pour la période classique. Ce « défaut », qui n'est pas tant propre à l'ouvrage de Xavier Pavie qu'au courant d'histoire de la philosophie dans lequel il s'inscrit, ne doit pas pour autant occulter l'important travail de lecture proposé et l'effort de synthèse dont il témoigne. Le voyage à travers l'histoire de la philosophie auquel nous convie Xavier Pavie est aussi, pour son lecteur, un moment de méditation salutaire, aussi bien sur la philosophie des Anciens que sur soi-même, exercices ô combien nécessaires !

Cyril Morana