Peter Garnsey, Penser la propriété, Les Belles Lettres, lu par Aurore Lierville

Peter Garnsey, Penser la propriété, Les Belles Lettres, Histoire, Traduction Alexandre Hasnaoui. 

Directeur de recherche à la Faculté d’Histoire de l’Université de Cambridge, Peter Garnsey retrace dans cet ouvrage l’histoire des grandes conceptions de la propriété, de l’Antiquité jusqu’au XIXème siècle. Croisant les grandes problématiques inhérentes à ce concept, telle la question de la légitimité de la propriété privée ou celle de l’opposition entre propriété et partage, il confronte entre eux des textes d’origines diverses, ainsi que leur réception au cours des siècles, afin d’expliquer l’émergence et les transformations de la notion de propriété.

[Sommaire de l’ouvrage]

L’ouvrage propose un parcours historique des diverses conceptions de la propriété. L’étude débute avec l’exposé de la théorie platonicienne et des déformations qu’elle a subies (chapitres I et II). Vient ensuite l’examen des textes bibliques et des controverses autour de la question de la pauvreté (chapitres III et IV). Le propos se concentre alors sur la manière dont l’émergence de la propriété signe le passage de l’état de nature à l’état civil, de l’Antiquité jusqu’à Hegel (chapitres V et VI), avant de s’attarder sur la question de la contribution de l’Antiquité à la théorie des droits (chapitre VII). Enfin, le dernier chapitre propose une comparaison du traitement de la propriété dans les déclarations des droits issues des révolutions américaine et française (chapitre VIII).

[Lecture du livre partie par partie]

L’ouvrage commence par l’examen de la doctrine platonicienne de la propriété privée, telle qu’elle est énoncée dans La République et dans Les Lois. L’auteur fait l’hypothèse que la cité idéale des Lois est une autre version de celle de la République. Il revient alors sur l’idée répandue d’un communisme platonicien, et distingue à ce propos les concepts de communisme et de « communité ». La « communité », selon lui, correspond mieux au texte platonicien, car elle désigne un régime de propriété qui implique une sorte de partage ou de détention en commun, tandis que le communisme prône une possession commune ou collective, ce que l’on ne trouve pas dans le texte de Platon.

L’auteur examine ensuite ce qui est advenu des idées de Platon dans les lectures qu’en ont faites Aristote, Proclus, le néoplatonisme de l’Antiquité tardive, Averroès, et divers humaniste chrétiens de la Renaissance. On constate alors que ses successeurs donnèrent à la communité platonicienne un sens que Platon n’avait pas envisagé. Platon décrit un régime de refus à la fois de la propriété privée et de la famille individuelle, mais cela a été interprété comme une mise en partage de la propriété et de la famille. Ce sont ces lectures qui ont conduit à parler à tort d’un « communisme » platonicien.

Afin de montrer l’émergence biblique du concept de propriété, l’auteur examine ensuite la nature de la première communauté chrétienne à Jérusalem, présentée dans les Actes des Apôtres. Le modèle de l’ecclesia primitiva est en effet celui d’une communauté des biens, et d’un renoncement à la propriété privée. L’auteur retrace l’histoire de ce modèle, et son utilisation dans le cadre de divers mouvements réformistes au sein de l’Église. Ces querelles autour de l’interprétation des textes ont donné naissance à une certaine ambivalence du christianisme au sujet de la propriété privée, entre rejet radical du monde et volonté de puissance temporelle. S’appuyant ensuite sur l’histoire du Christ, l’auteur montre l’importance de la question de la pauvreté et du renoncement à la propriété, et le fort impact de ce thème dans le contexte de la théorie des droits à la fin du Moyen-Age et celui de la dispute avec les franciscains.

Aux chapitres suivants, il évoque la destinée du mythe de l’Age d’or à partir d’Hésiode, et montre comment le thème de la propriété est lié à celui du passage de l’état de nature à l’état civil. Ce thème est examiné à la fois dans les écrits chrétiens de l’Antiquité tardive et du Moyen-Age, et dans les œuvres des philosophes et des juristes jusqu’au XIXe siècle. Cela permet à l’auteur de retracer l’histoire de deux grandes problématiques sur ce sujet : la question de la légitimité de la propriété privée, et celle de la première acquisition.

Au chapitre VII, l’auteur remet en cause l’idée que le monde antique n’apporta aucune contribution à la théorie des droits en ce qui concerne la propriété. Il montre au contraire, en étudiant le cas romain, que les droits comprenaient le droit de posséder des biens. Enfin, dans le dernier chapitre, par opposition à ces droits positifs, il esquisse une histoire des droits naturels ou droits de l’homme, du XIIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en insistant sur le droit de propriété. Il se concentre à ce propos sur la question de l’esclavage, et explique qu’il est ce qui a rendu impossible la conception de droits revenant aux individus en tant qu’êtres humains dans les sociétés antiques, en particulier les droits à la liberté et à la propriété.

 

[Commentaire personnel]

L’intérêt et l’originalité de cet ouvrage tiennent tout d’abord à l’important travail de compilation de textes que l’auteur a accompli. Il est ainsi possible de retrouver et comparer entre eux les travaux de philosophes classiques, ceux de commentateurs chrétiens, ou ceux des juristes antiques. C’est ainsi avec une attention scrupuleuse et soucieuse du respect de la lettre des textes que ceux-ci sont analysés, et c’est avec la même rigueur qu’est examinée leur réception au cours de l’histoire. En ce sens, l’ouvrage de Peter Garnsey se distingue par sa volonté ambitieuse de donner à ce concept le relief de l’histoire.

D’autre part, cet ouvrage a le mérite de réussir à mêler les problématiques relatives aux diverses disciplines qui y sont évoquées, et constitue ainsi une œuvre intéressante et riche, tant du point de vue de la philosophie que du droit, de la théologie ou de la littérature.

On y trouvera, entre autres analyses, un développement intéressant sur le fameux « communisme » platonicien, et une réflexion approfondie sur les reconstructions inventives de la société primitive et de la première acquisition, symbole de l’apparition de la propriété privée. Comment était-il possible de défendre moralement cette première acquisition, qui mettait fin à la communauté primitive ? Cette justification est alors donnée soit à travers le consentement de la communauté, comme chez Grotius, ou bien dans un droit naturel à la propriété qui passe par le travail de la terre, comme chez Locke.

 

Aurore Lierville