Berger, Anne Emmanuelle, Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », lu par Karim Oukaci
Par Jeanne Szpirglas le 27 juin 2013, 06:00 - Psychanalyse - Lien permanent
Berger, Anne Emmanuelle, Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Éditions Belin, Paris, 2013.
Il fallait être directrice de l'Institut du Genre (GIS du CNRS) pour oser porter sur le domaine mouvant et remuant des études de genre aux États-Unis un regard ne fût-ce qu'un peu englobant. Anne Berger propose dans cet ouvrage remarquable, paru en mars 2013, un exposé des éléments fondamentaux de l'histoire et de la théorie de ce courant de pensée qui a pour figure tutélaire, du moins dans sa réception française, Judith Butler.
Ce livre, composé de quatre essais, précédés d'une introduction générale, et enrichi d'un appareil de notes fort instructives, a pour objectif précis de saisir le sens de cette agrégation de théories plus ou moins divergentes qui se réunissent sur la centralité de la notion de genre ; et ce sens serait celui de la théâtralisation de l'identité (sexuelle), concept par lequel la théorie du genre croiserait à la fois la théorie de la performance et la théorie dite queer.
L'introduction, qui a pour titre « Parabase (Before the Act) », se divise en trois sections (p. 5-18). L'auteur commence par identifier le point de vue d'où elle développe ses analyses. Elle le caractérise comme hybride et disloqué, d'abord parce qu'elle a participé à l'implantation en France de théories qui, aux États-Unis, sont en train d'opérer leur propre déconstruction sous la forme du postféminisme, ensuite parce que, professeur à Cornell pendant vingt-trois ans avant de revenir enseigner à Paris VIII en 2007, elle fut le témoin des transferts et contre-transferts intellectuels franco-américains qui alimentèrent la Gender Theory dans les années 1980, son tournant queer la décennie suivante et leur établissement tardif en France. En deuxième lieu sont présentés les quatre objets dont les chapitres suivants feront l'examen : la théorie de la performance, la question de la visibilité, celle de la « différence sexuelle » et celle de la prostitution. Enfin, par souci de clarté, un bref glossaire anticipe la définition de trois notions ambiguës, largement employées dans la suite, « Amérique », Gender Theory / théorie(s) du genre, postféminisme / (post)féminisme.
Le premier essai, et le plus important, intitulé « (D)rôles de reines : le théâtre du genre en Amérique » (p. 19-116), porte sur la théorie de la performance. Cinq sections le composent. Le « Prologue » (p. 19-25) part du cas de la performeuse parisienne Wendy Delorme pour mettre au jour le modèle de la construction théâtrale du genre. « Camper le genre » (p. 25-68) fait l'histoire de cette notion : le psychologue John Money forge la notion de gender role dans le contexte du traitement médical de l'intersexualité ; l'anthropologue Esther Newton (Mother Camp en 1972 et Cherry Grove, Fire Island en 1993) thématise la féminité et le genre comme performance à partir de l'étude de la sous-culture gay et de sa jonction intrinsèque au théâtre ; Judith Butler (Gender Trouble en 1990, Bodies That Matter en 1993), mêlant l'influence d'Esther Newton et de la sociologie de l'interaction sociale à la French Theory, enrichit la performance théâtrale de la dimension linguistique de performativité, tout en pensant la possibilité d'un imperformable et d'un échec de la performance. La troisième section (p. 69-93), « Le drag et la drague : théâtre du genre et parade sexuelle », s'ouvre sur la figure lesbienne de la butch, analysée par E. Newton comme performance nécessaire à l'entrée sur la scène du désir lesbien de l'Entre-deux-guerres. Anne Berger souligne alors l'importance de la polémique apparue entre Gayle Rubin (« The Traffic in Women » en 1975 et surtout « Thinking Sex » en 1984) et Judith Butler : la première opère une cassure entre le sexe comme identité de genre et le sexe comme activité pour construire une théorie générale de l'oppression des dissidences sexuelles ; la seconde maintient la différence sexuelle au sein de la performance pour mieux relier le genre aux thèmes du travestissement (le drag de la dramaturgie élisabéthaine) et de la mascarade (thème hérité de Joan Rivière, « Womanliness as Masquerade » en 1929 et de Lacan, « La Signification du phallus », en 1958) : pas de drague sans drag, résume alors l'auteur. La quatrième section, « Pouvoir du genre et genres du pouvoir » (p. 93-106), s'interroge sur la nature du pouvoir visé par la performance : à partir de l'opposition entre pouvoir de domination et pouvoir d'action, deux logiques sont repérées, celle d'une performance qui contourne la domination imposée par le genre comme discipline sociale (Joan Scott, « Gender as a useful category of historical analysis » en 1986), et celle d'une performance comme refus de la distinction des genres (au sens de la comédie ordinaire de la mascarade décrite par Lacan, de la comédie hyperbolique des drag queens chez E. Newton et de la mélancolie hétérosexuelle chez J. Butler). La dernière section, « Épilogue » (p. 107-116), récapitule le contenu performatif du genre, la configuration commune à la Gender Theory et à la Queer Theory, celle du trouble du genre, et les contre-transferts culturels et intellectuels américains en France.
Le chapitre 3, « Paradoxes de la visibilité » (p. 117-150), montre que la formulation d'une rhétorique et d'une politique de la visibilité luttant contre l'invisibilité des femmes prend pour modèle la lutte pour la reconnaissance sociale de la communauté afro-américaine comme autre minorité symbolique - et cela, dans l'articulation avec la sociologie de l'interaction (Ervin Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, 1959 ; Gender Advertisements, 1979) qui lie l'identité à la reconnaissance visuelle.
Le chapitre 4, « Les fins d'un idiome ou la différence sexuelle en traduction » (p. 151-177), fait état de la difficulté qu'il y a à traduire la locution « différence sexuelle », tant les contextes d'emploi (chez Freud, Cixous, Derrida, Rubin et Butler) sont différents.
Le chapitre 5, « Le legs de Roxane. Féminisme et capitalisme » (p. 179-235), étudie la tension entre la critique néo-marxiste que la Gender Theory adresse à la Feminist Theory et la défense de la prostituée comme « travailleur du sexe » qui tire bénéfice du capitalisme. G. Rubin en appelle à une déstigmatisation de la prostituée ; et la formule de Marx : « La prostitution n'est qu'une expression particulière de la prostitution générale de l'ouvrier » est ainsi détournée. Si bien que Gail Pheterson (The Prostitution Prism, 1996) peut inscrire la prostitution dans la suite du projet moderne d'émancipation : « La prostituée, la femme cadre ou de profession libérale et la lesbienne représentent un modèle d'autonomie en ce qui concerne la sexualité, le travail et l'identité ». Même si l'émancipation de l'individu par la marchandise (dans le sens où en parle Simmel), peut être corrompue par le patriarcat moderne sous la forme du contrat (Carole Pateman, The Sexual Contract, 1988), la prostituée sera toujours plus libre que l'épouse. Le chapitre se clôt sur l'évocation de Roxane, héroïne du dernier roman de Defoe (1724), qui se prostitue, fait fortune et refuse un tel contrat du mariage.
La clarté du travail d'Anne Berger en fait une étude de référence sur la question de l'histoire intellectuelle et culturelle des théories du genre féministes et postféministes ; et, entre autres avantages, on tirera de cette lecture une compréhension plus complète des œuvres de Judith Butler, de leur contexte et de l'évolution de leur ligne directrice.
Karim Oukaci.