Jean Hyppolite, Entre structure et existence, sous la direction de Giuseppe Bianco Editions rue d’Ulm, 2013, lu par Didier Guimbail

Jean Hyppolite, Entre Structure et existence, sous la direction de Giuseppe Bianco, Editions rue d’Ulm. Collection Figures Normaliennes, 2013, 283 pages.

Cet ouvrage a pour but de « rendre sa visibilité au visage de J. Hyppolite, à celui qui fut un passeur, un professeur, un organisateur et un homme d’institution, un historien de la philosophie et un philosophe.[1] » La première partie est constituée par un ensemble de contributions qui cernent l’importance de J. Hyppolite et rendent hommage aux différentes facettes de son activité. On y relève la présence de certains de ses anciens élèves devenus des philosophes renommés. La deuxième partie rassemble des textes inédits, issus des archives Hyppolite de la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure, auxquels a été ajoutée la retranscription d’un entretien dans le cadre d’une émission télévisée à but pédagogique. Le lecteur trouvera en fin de volume une bibliographie complète des travaux de J. Hyppolite.


« Intellectuel constellation », selon l’image de G. Bianco[2], J. Hyppolite ne pouvait que susciter une diversité d’approches dont il est possible de dégager des traits fondamentaux. Si A. Badiou choisit d’évoquer des souvenirs personnels et réclame à cette fin le droit d’être superficiel, il souligne cependant « le rôle public, infiniment bénéfique [3]» auquel Hyppolite se consacra. Ici apparaît une première dimension ; celle d’un défenseur de l’institution dénué d’esprit de conservatisme. Hyppolite est, en un sens, le « modèle tout universitaire de l’historien de la philosophie[4] ». Son parcours en témoigne, de l’admission, en 1925, à l’Ecole normale supérieure (dont il fut aussi le directeur) à l’élection au Collège de France en 1963. Toutefois, il conçut ces différentes fonctions comme l’occasion de mettre la philosophie au contact du présent, fût-il tumultueux comme au moment de la guerre d’Algérie. Badiou admire cette pratique où il voit une forme de « hégélianisme supérieur, l’idée que le destin de l’institution n’est pas son immobilité, mais sa capacité de concentration de l’idée historique [5]».

A cet égard, l’engagement d’Hyppolite fut double. Il réforma l’organisation interne de l’Ecole en incitant aux échanges entre les disciplines et en créant notamment une section de sciences humaines ainsi que le centre des archives Husserl. Il redéfinit la structure du département de philosophie en collaboration avec R. Martin et L. Althusser. Vis-à-vis de l’extérieur, il multiplia les liens avec les universités étrangères et participa à de très nombreux colloques. Ce travail inlassable d’organisateur fait apparaître la figure d’un médiateur hors-pair. Selon Badiou, Hyppolite « a installé une sorte de médiation, tout à fait inusuelle, et du reste extrêmement fragile, entre le régime académique de la philosophie, à l’intérieur duquel il se tenait, y occupant une position importante, et son dehors. Il a été de ce point de vue en exception interne à l’appareillage académique de la philosophie française. [6]» De fait, son enseignement intégra sans cesse de nouveaux objets, psychanalyse, technologie, informatique, biologie, sans que jamais la philosophie n’y perde son autonomie. En témoignent ici le résumé de la dernière année de cours au Collège de France où il fut question des notions d’information et de communication. Hyppolite y manifeste son intérêt pour les sciences positives tout en se demandant quelles catégories philosophiques elles mobilisent et selon quels modes.

Il est difficile de ne pas relier ce talent de médiateur au philosophe de la médiation dont Hyppolite donna une traduction capitale pour le devenir des études philosophiques en France. P. Macherey souligne qu’Hyppolite concevait la Phénoménologie de l’Esprit comme une « conquête du concret [7]» et que sa version du texte a restitué à la pensée de Hegel la puissance que V. Cousin s’était employé à lui retirer : celle du travail du négatif. La richesse de cette « science de l’expérience de la conscience » rendait possible une mise en relation de la conceptualité philosophique avec ce que les hommes vivent sur des plans variés, - religieux, esthétiques, moraux, politiques, sociaux. Nous retrouvons ici le goût pour ce qui apparaît comme un dehors. La non-philosophie, entendons ce qui est originairement vécu sans être conceptualisé, doit être prise en compte et son sens explicité.

Avec la Phénoménologie nous touchons à une catégorie centrale de la pensée d’Hyppolite ; celle d’existence. Des raisons générationnelles sont à invoquer mais il faut remarquer que l’estime porté aux travaux de Sartre et de Merleau-Ponty n’empêcha pas une critique des présupposés de leur démarche au motif qu’elle reste prisonnière d’une conception inaccomplie de la subjectivité, celle de la conscience malheureuse, qui oscille en permanence entre la certitude formelle d’être libre et la constatation de son ancrage dans une facticité qu’elle ne peut dépasser[8]. La pensée hégélienne permit ainsi à Hyppolite de ne pas tomber dans ce que son élève, Michel Foucault, nomma « le cercle anthropologique ». La publication, en 1953, de Logique et Existence marque une étape importante dans la critique de toute forme de dualisme et fait apparaître l’originalité de cette pensée.

La question de l’existence conduit nécessairement à poser celle de l’homme, laquelle engage deux notions : l’anthropologie et l’humanisme. J. Lèbre montre comment le refus de concevoir une objectivation qui ne serait pas une aliénation interdit de fournir à l’existence humaine un quelconque refuge ou une réconciliation anéantissant le travail du négatif. Mais cette impossibilité ne signifie pas l’abandon de toute ontologie. L’homme est défini comme étant « la demeure du logos [9]». En ce sens, on peut dire que « le hégélianisme n’est pas un humanisme ». L’originalité d’Hyppolite consiste à articuler le plan phénoménologique et le plan logique, celui-ci étant la façon dont l’être se dit. Nous ne pouvons donc pas rester dans le cadre des philosophies de la subjectivité mais devons penser la conscience de soi comme un moment dans l’auto-réflexion de l’être. Comme l’écrit S. Geroulanos, il s’est agi de « fonder une position anthropologique sur l’ontologie du sujet humain. [10]» La pensée heideggérienne eut aussi un rôle important même s’il fut plus circonstancié. Hyppolite salue chez Heidegger le philosophe qui redonne sa pertinence à l’ontologie et permet ainsi à la philosophie de renaître non seulement face aux avancées de la pensée technico-scientifique mais aussi face à son propre risque d’enlisement dans une anthropologie.

 

Les écrits d’Hyppolite traitent différents sujets. Tout d’abord, l’enseignement en classe de philosophie. Deux textes en témoignent à trente années de distance. Hyppolite est soucieux de faire du travail sur les textes des expériences de pensée et il manifeste toujours ce souci du « dehors », dans la forme, par exemple, de la littérature et de l’histoire. L’identification du travail intellectuel à une quête rend la lecture de Platon irremplaçable car on trouve chez lui « une recherche et le chemin même de cette recherche.[11] » L’actualité de la philosophie donne lieu à des considérations sur la différence entre son histoire et celle des autres disciplines.

Le résumé de la totalité des cours donnés au Collège de France montre la diversité de cette pensée. La géométrie cartésienne, l’épistémologie et la poétique bachelardienne, la constitution du temps chez Husserl font l’objet d’analyses serrées. Husserl intéresse Hyppolite pour la façon dont les Recherches logiques permettent de saisir la genèse commune à l’analyse logique et à la description de l’expérience vécue. Chez Bergson, il s’agit d’étudier les rapports de l’être et du temps. Hyppolite est attentif au statut de l’intelligence où il voit « la part de négativité » à l’œuvre dans cette philosophie de la vie. Les moments de rupture, de scission sont essentiels dans la mesure où ils permettent l’émergence de l’action et ouvrent la voie à une compréhension de soi de la vie dans l’homme. Sans l’intelligence l’intuition ne serait qu’un « toucher aveugle.[12] » Enfin, Hyppolite relativise le reproche de quiétisme que sa génération fit à Bergson. La pensée bergsonienne parut souvent trop détachée de l’histoire humaine, trop soucieuse de trouver dans une mystique de la vie une sérénité inadaptée aux convulsions de l’époque, mais il se pourrait que ce jugement sous-estime le lien du vital au social. L’opposition entre les philosophies de la vie et de l’existence n’est donc pas irréconciliable. Un article consacré à « P. Valéry et la crise de la conscience » témoigne aussi de l’intérêt d’Hyppolite pour les racines de la pensée existentialiste dont un court texte de 1955 retrace brièvement l’histoire.

Un article dense sur Marx et le marxisme fait le point sur l’apport des travaux d’Althusser tout en interrogeant le lien de Marx à Hegel. Qu’est-ce qu’un matérialisme dialectique ? Comment l’articuler à un matérialisme historique ? Si la causalité est structurale entre des éléments en action réciproque, peut-on parler de dialectique sans le rôle de la  négativité ?

Il apparaît enfin que la pensée hégélienne fut la grande affaire de J. Hyppolite. Les années au Collège de France donnèrent naissance à la retraduction de la Préface de la Phénoménologie. Ce travail fut motivé par le désir de mieux penser l’articulation de cette œuvre avec la Science de la logique dont Hyppolite affirme qu’elle est à redécouvrir. Le lecteur de Logique et Existence reconnaîtra dans ces résumés de cours plusieurs grands thèmes hégéliens. La critique des différents types de formalisme et de toute pensée représentative, la mise en valeur de l’originalité de la proposition spéculative, et bien sûr la relation si difficile à penser entre l’intemporalité du logique et la temporalité du développement de l’esprit.

Il est à souhaiter que cet ouvrage fasse mieux connaître cette figure importante de la philosophie française qui marqua profondément la génération de Deleuze et de Foucault. La qualité des commentaires et la richesse de l’appareil de notes sont un appui précieux qu’il faut bien sûr relier aux articles des Figures de la pensée philosophique et à ceux de Logique et Existence. A la toute dernière page, Hyppolite dit à Badiou son admiration pour le texte de la République dans lequel Platon compare l’homme de son temps à quelqu’un qui « découvrirait un jour que les personnes qui l’élèvent ne sont pas ses parents véritables ». Dès lors « il faut chercher par la raison et par la raison seule comment faire pour se conduire[13] ». Cet appel à la raison mérite d’être médité.

Didier Guimbail




[1] p. 19

[2] P. 9.

[3] p. 142

[4] P. 9

[5] P. 140

[6] P. 133

[7] P. 33

[8] P. 122, 123

[9] P. 73

[10] P. 100

[11] P. 270

[12] pp. 236-238

[13] P. 270