Catherine Malabou, Avant Demain. Epigenèse et rationalité, PUF, 2014, lu par Lucie Wezel
Par Cyril Morana le 13 novembre 2015, 01:08 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Catherine Malabou, Avant Demain. Epigenèse et rationalité, Paris, PUF, 2014
« Pourquoi
un livre de plus sur Kant ? » écrit Catherine Malabou dès
l’Avertissement de son dernier livre intitulé Avant Demain et consacré à
la postérité de la philosophie critique. Parce qu’il se prépare, dans
la philosophie continentale contemporaine, une rupture avec Kant. En
effet, trois remises en question majeures du kantisme ont émergé au sein
du paysage philosophique contemporain. La première, initiée par Hegel
et poursuivie par Heidegger, Derrida et Foucault, interroge le
transcendantal au nom de sa rigidité, de sa permanence et de son
prétendu caractère de condition sine qua non de la pensée. La deuxième
remise en question du transcendantal peut se lire dans la révolution
neurobiologique accomplie au tournant des années 1980 : les récentes
découvertes sur le fonctionnement du cerveau remettent en cause
l’invariabilité prétendue des lois de la pensée. Enfin, ce qu’on nomme
le « réalisme spéculatif » semble aujourd’hui asséner le coup de grâce
au transcendantal, mettant au jour son absence de fondement et nous
invitant à envisager un monde absolument contingent et indifférent à nos
structures de connaissance. « Abandonner le transcendantal, tel est
bien le nouveau mot d’ordre de la pensée post-critique » : demain se
fera sans Kant.
Malabou entreprend donc dans Avant Demain de retarder l’adieu à Kant : il s’agit, à travers ce qui se présente comme « une lecture des lectures de Kant », de « discuter et de mesurer les implications de l’immense provocation que représente le geste d’abandon du transcendantal ». Peut-on abandonner Kant ? Comment rester un philosophe européen en abandonnant le transcendantal ? Afin de répondre à ces questions, Malabou s’efforce de construire la réponse de Kant à sa postérité à partir du motif de l’épigenèse, qui désigne en biologie la croissance de l’embryon par différenciation progressive des cellules de base. Cette figure est développée dans la Critique de la Raison Pure pour désigner la gestation des catégories à l’occasion de la rencontre de l’expérience. L’enjeu principal de son travail est de montrer que l’épigenèse s’applique au transcendantal lui-même. Loin d’être une structure rigide et mal assurée avec laquelle il faudrait rompre, le transcendantal est un entre-deux plastique qui « croît, se développe, se transforme, évolue », et à l’aune duquel il convient de réinterroger la relation entre biologie et philosophie, épigenèse et rationalité.
• Kant instable : le paragraphe 27 de la Critique de la Raison Pure.
Dans la première partie de son ouvrage, consacrée à l’analyse serrée du paragraphe 27 de la Critique de la Raison Pure et aux lectures contradictoires qui en ont été faites, Malabou commence par présenter le problème initial, à savoir l’origine des catégories de l’entendement. Kant évoque en effet dans ce paragraphe 27 un « système d’une épigenèse de la raison » afin de figurer la co-implication originaire du sujet et de l’objet. « La question de départ doit donc bien être celle de la légitimation de l’accord a priori entre les catégories et les objets de l’expérience ». Mettant au jour chez Kant le recours à deux registres tropiques privilégiés, l’architecture et la génération, Malabou montre que l’analogie de l’épigenèse convoquée au paragraphe 27 doit permettre à Kant de prouver et d’expliquer que les catégories, lesquelles renferment les principes de la possibilité de toute expérience en général, s’appliquent a priori aux phénomènes, les rencontrent en effet, et en sont bel et bien la forme. « L’analogie doit donc fournir la représentation adéquate de leur référence objective », autrement dit, l’accord entre les catégories et les objets de l’expérience doit être pensé par analogie avec un embryon se développant par lui-même selon le processus d’une différenciation et d’une complexification cellulaires progressives. L’épigenèse permet ainsi à Kant d’échapper aux deux impasses de la génération équivoque et du préformationnisme, et de mettre au jour la force générative propre à la pensée.
Cependant, force est de constater que le recours de Kant au motif de l’épigenèse est pour le moins ambigu. En effet, comment penser sans contradiction une épigenèse du transcendantal, c’est-à-dire une mutabilité de ce dernier ? L’épigenèse n’est-elle pas incompatible avec l’idée même d’a priori ? Le problème est double : si d’une part les catégories se trouvent toutes « préparées » dans l’esprit, prêtes à servir à l’expérience, comment prouver qu’elles ne sont pas innées et que la véritable source de leur accord avec les objets n’est pas de l’ordre d’une préformation ? Si, d’autre part, les catégories se développent « à l’occasion de l’expérience », doit-on en conclure à une dérivation empirique de celles-ci ? La position kantienne semble ainsi immédiatement prise en tenaille par l’argument sceptique, quelle que soit la lecture adoptée du paragraphe 27. Oscillant entre innéisme et empirisme, le transcendantal exhibe sa souche inexorablement factuelle : la synthèse est un fait qui ne peut être démontré.
• La contingence du monde
Peut-on dès lors « abandonner le transcendantal » ? La formule provient d’Après la finitude de Quentin Meillassoux, qui semble être l’interlocuteur privilégié de l’auteur tout au long de son ouvrage, et dont elle restitue largement la pensée au chapitre 11 intitulé « Pas d’accord ». En effet, Après la Finitude se présente comme une tentative pour démanteler le paradigme transcendantal fixé par Kant dans la Critique de la Raison Pure, en dépassant ce que Meillassoux nomme la « corrélation », à savoir la synthèse a priori ou l’accord originaire entre le sujet et le monde, c’est-à-dire entre les catégories pures de l’entendement et les objets de l’expérience. Pointant le défaut de fondement du transcendantal, Meillassoux insiste sur la facticité et la contingence radicale de ce qui, chez Kant, garantissait la validité de la connaissance et la stabilité de la nature. Le philosophe entend ainsi abandonner le transcendantal, c’est-à-dire opérer la « rupture » et exposer la pensée au « Grand Dehors » de la contingence radicale, un dehors auquel elle ne peut plus se « corréler ».
Cette contingence radicale exige l’élaboration d’une philosophie nouvelle, qualifiée de « réalisme spéculatif », qui entreprend de penser l’antécédence, le préalable en deçà et au-delà de l’a priori, de cette synthèse qui voudrait imposer sa forme comme seule forme possible du monde. Cette antériorité non corrélationnelle se nomme chez Meillassoux « ancestralité », désignant par là un monde qui ne nous appartient pas, auquel nous ne sommes plus reliés a priori. Abandonner le transcendantal, c’est ainsi désapproprier la pensée, la rendre à son anonymat, et restituer au monde son indépendance et son antécédence sur la pensée. Le monde, pour avoir commencé bien avant nous, pourrait en effet être parfaitement indifférent à nous, à nos structures de connaissances et de pensée. Il pourrait du même coup être indifférent à sa propre nécessité et se révéler ainsi absolument contingent. Si le transcendantal constitue une censure à lever pour Meillassoux, c’est parce qu’il nous empêche de penser un autre monde possible, sans corrélation et sans nécessité, pouvant à tout moment devenir autre. Mais d’où vient alors la contingence ? La contingence irrécupérable du monde n’est pas liée à la finitude de l’esprit humain pour Meillassoux, mais au caractère transfini des possibles. Empruntant à Kantor sa définition du transfini comme pluralisation inclôturable des quantités finies, Meillassoux avance qu’il est impossible de totaliser les possibles, c’est-à-dire de réunir dans une idée ou un nombre la totalité des possibles. L’absence ultime de raison est une propriété ontologique absolue du monde et non un échec de notre savoir. Tout peut à tout instant s’effondrer sans crier gare : les astres, les lois physiques et logiques. Le monde, indifférent à lui-même, apparaît ainsi comme la possibilité même de son devenir autre.
Au chapitre suivant, intitulé « Dans l’impasse », Malabou émet un certain nombre de réserves à l’encontre du réalisme spéculatif. Tout en reconnaissant le mérite de Meillassoux d’avoir « crevé l’abcès » qui s’était lentement formé autour du kantisme et du statut ambigu du transcendantal, elle lui adresse deux critiques majeures. La première tient à la mathématisation de la philosophie : reprenant l’argument hégélien à l’encontre d’une philosophie qui chercherait à s’exprimer dans le langage formel des mathématiques, croyant trouver là la rationalité dont elle manque, Malabou affirme que le recours de Meillassoux au concept de transfini fait preuve d’une même naïveté. Les mathématiques ne sauraient donner à la philosophie le fondement qui lui fait défaut. La deuxième critique porte sur la contingence du monde elle-même : Malabou fait remarquer que Meillassoux ne parvient pas à donner d’exemples convaincants d’une telle absence de nécessité du monde. En effet, que tout puisse arriver ne signifie pas que n’importe quoi puisse arriver : la contingence radicale finit par coïncider avec la stabilité du monde. « Quel est cet ‘après’ de la finitude qui laisse toutes choses en l’état ? ». Autrement dit, en refusant le chaos, Meillassoux s’interdit par là toute ouverture sur la perspective d’une altérité réelle qu’il nous enjoint pourtant de penser. Le monde est absolument contingent mais rien ne change et rien n’arrive.
• L’épigenèse du transcendantal
Cependant, en dépit des objections adressées au réalisme spéculatif, Malabou ne renonce pas pour autant à la pensée de la contingence. Ce ne sont pas les mathématiques, mais la biologie qui doit fournir le modèle permettant de penser la contingence, à travers le concept d’épigenèse : « la biologie est seule susceptible de fournir à la raison un concept plausible de contingence des lois de la nature ». En effet, un des enjeux fondamentaux de la neurobiologie contemporaine est l’ « élucidation de la relation, encore fort mal comprise, entre génome humain et phénotype cérébral », c’est-à-dire entre programme et individuation. Cette relation ouvre l’espace de jeu de l’épigenèse, développement progressif et différencié qui tient le milieu entre déterminisme génétique et empreinte sélective de l’environnement sur l’individu. « Les processus mis en lumière par Darwin sont étudiés et vérifiés au niveau des populations de neurones. Le darwinisme neuronal transforme l’affirmation d’une contingence des lois de la nature et l’oriente vers la reconnaissance d’une mobilité sélective à l’oeuvre derrière la stabilité rigide des connexions et des formes objectives ». Dès lors, si contingence du monde il y a, elle doit être pensée en relation avec le fonctionnement épigénétique du cerveau : ce sont les variations synaptiques toujours nouvelles qui viennent changer la donne. Or cette contingence n’est pas seulement propre à la forme de l’esprit : la contingence de son épigenèse engage aussi celle du monde. Comme l’écrit l’auteur, « le développement épigénétique du cerveau affecte la totalité du réel ».
L’apport original de Malabou dans ce débat consiste à repenser les rapports du biologique et du transcendantal, en couplant ce dernier à l’épigénétique contre l’avis de Jean-Pierre Changeux. En effet, là où Changeux voyait dans le transcendantal kantien une structure rigide comparable à un programme et ne permettant pas de rendre compte du fonctionnement cérébral, Malabou voit dans l’essor du paradigme épigénétique la possibilité d’une lecture renouvelée du transcendantal kantien, en appliquant le concept d’épigenèse au transcendantal lui-même. L’enjeu est double : d’une part, si l’épigénétique étudie des modifications de surface, elle permet de congédier la question de la fondation mal assurée du transcendantal, en montrant que celui-ci n’a pas à s’enraciner dans un sol originaire lui faisant toujours défaut, mais doit au contraire se développer au contact même de l’expérience. D’autre part, l’application du concept d’épigenèse au transcendantal lui-même permet de penser l’évolution et la transformation de ce dernier dans la philosophie critique. Malabou propose en effet une lecture épigénétique de l’œuvre de Kant, et nous invite à voir, entre la première et la troisième Critique, une mutation du transcendantal à l’oeuvre lorsque la pensée se confronte à l’énigme de la vie, de ce qui s’organise sans elle. Preuve en est de la transformation de la catégorie de la nécessité qui s’opère dans la Critique de la Faculté de Juger, afin de rendre compte de la finalité à l’œuvre dans le vivant. Il s’agit ainsi d’envisager une architecture de la connaissance transformable : les catégories ne sont pas immuables. Le corpus kantien est le lieu même d’une épigenèse de la rationalité.
Après avoir pensé L’Avenir de Hegel, Malabou tente donc dans cet ouvrage d’envisager l’avenir de Kant à travers le prisme de la neurobiologie. Selon elle, « la critique, entendue ici comme pensée du cerveau, demeure nécessaire. La tâche d’élaborer une critique de la raison neurobiologique est urgente, qui apparaît comme un enjeu fondamental de la philosophie contemporaine ». Le concept de plasticité cérébrale, au cœur de ses précédents ouvrages, permet ici une relecture à la fois originale et forte de l’œuvre de Kant à travers la réflexion sur l’épigenèse du transcendantal, dont la présente recension ne saurait restituer ni la virtuosité ni l’entière complexité. La question de la dialectique, fer de lance des premiers écrits de la philosophe, semble toutefois ici en suspens, comme fondamentalement inapte à la pensée du vivant. Ne pourrait-on pas voir dans les travaux scientifiques récents sur la différenciation des cellules et la réversibilité de leur différence (lors du clonage thérapeutique par exemple) le lieu d’une possible réinterprétation de la dialectique appliquée à la vie elle-même ?
Lucie Wezel