Sénèque, Éloge de l'oisiveté, Mille et une Nuits, 2015 lu par Juliette Hallé

Sénèque, Éloge de l'oisiveté, édition établie par Cyril Morana, Mille et une Nuits, 2015.

Éloge de l'oisiveté : le titre sonne comme un paradoxe ou une provocation, tant le mot d' « oisiveté » dénote pour nous la paresse et l'inaction, double attitude qu'on est plus enclin à blâmer qu'à louer.

Dans notre monde moderne, c'est l'homme actif, celui qui travaille dur pour subvenir à ses besoins et contribuer au bon fonctionnement de la société, qui est digne de respect et de louange : il suffit de voir en quelle piètre estime on tient les chômeurs, facilement considérés comme des parasites. Mais cette disgrâce en laquelle est tombée l'oisiveté est certainement la meilleure raison de lire aujourd'hui ce texte de Sénèque, afin de prendre du recul sur nos habitudes de pensée, qui nous voilent la part de vanité que contient notre agitation quotidienne. Dans cette perspective, le recueil édité par Cyril Morana a l'intérêt et l'originalité de rassembler, aux côtés l'Éloge de l'oisiveté dont il ne nous reste malheureusement qu'un début, une sélection de Lettres à Lucillius sur le même thème, nous donnant l'occasion d'une méditation plus complète sur les raisons de prendre le temps de ne rien faire. Une postface et une brève biographie de Sénèque, enfin, permettent tout d'abord de clarifier en termes modernes le sens que prend ici la notion d' « oisiveté », puis de comprendre à quel point Sénèque, loin d'être un simple théoricien, a aussi su vivre et incarner sa philosophie.

            A la lecture du texte, il faut d'abord remarquer qu'il n'y a pas qu'à nous, modernes, que l'oisiveté pose problème : pour Sénèque lui-même, en faire l'éloge ne va pas entièrement de soi, car l'un des principesde la philosophie stoïcienne, dont il se réclame, est d'agir pour le bien de ses semblables, donc de s'engager activement dans la cité en participant à la vie politique. Ce programme ne semble pas laisser de place à l'oisiveté, et par contraste, la paisible retraite à l'écart de la société des hommes que prescrit l'Éloge a plutôt des allures de choix de vie épicurien. Notre philosophe doit donc se défendre d'appartenir à cette école concurrente, et tel est tout d'abord l'objet de son texte: montrer qu'on peut prôner l'oisiveté tout en restant fidèle à l'esprit stoïcien, ne serait-ce que parce que la meilleure contribution qu'on puisse apporter à sa cité est de lui fournir un citoyen vertueux, ce qui n'est possible qu'à condition de ne pas se laisser contaminer par les passions de la foule. La retraite solitaire est alors un moyen de se prémunir contre elles, et une condition essentielle pour travailler à faire de soi un sage.   

            Mais une telle justification de l'oisiveté semble assez loin de la problématique moderne. Notre souci à nous, contemporains, n'est pas de savoir si l'oisiveté est compatible avec les préceptes d'une école philosophique disparue, mais bien s'il est justifiable aujourd'hui, aux yeux de la morale, de ne rien faire. Il faut alors remarquer que le sens du mot « oisiveté » pour Sénèque n'est pas le même que le nôtre. Si l'oisiveté est la paresse et l'inaction, alors Sénèque lui-même la condamne. En témoigne la Lettre 55 à Lucillius sur la maison de Vatia : ce vieil homme retiré à la campagne après une carrière publique « […] ne sut que se cacher. Il ne sut pas vivre », écrit Sénèque (p. 32). C'est dire que la solitude de l'oisif n'est bonne qu'à condition qu'elle soit mise à profit pour se rendre meilleur, et non consacrée à « la plus honteuse vie : pour son ventre, pour le sommeil, pour la luxure » (p. 33). En un mot, l'oisiveté, ce n'est passe laisser aller à suivre mollement tous ses désirs, ce n'est pas l'apathie, ce n'est pas« ne rien faire ».

            C'est bien pour éviter cette confusion qu'il serait préférable, comme le précise utilement Cyril Morana, de traduire le mot latin otium non pas par « oisiveté », maispar « loisir » (p. 47). À condition toutefois de préciser à son tour le sens du mot « loisir » dans l'Antiquité : dans la Grèce du IVème siècle, Aristote le distingue rigoureusement du jeu ou du délassement. Le temps de loisir, en grec skholè, n'est pas consacré à se reposer ou à s'amuser, mais bien à une autre forme de travail, un travail sur soi, qui consiste essentiellement à pratiquer la contemplation philosophique. Par « contemplation », il faut entendre ici un exercice intellectuel, tourné vers la connaissance, à travers lequel nous pouvons accomplir pleinement notre essence d'être rationnel. Cet accomplissement lui-même est synonyme de bonheur. Tous ces éléments, judicieusement rappelés par la postface du recueil, permettent de comprendre que, de façon comparable, l'otium de Sénèque n'est ni un temps d'apathie ni le temps passé à s'amuser, mais le temps où, loin de nos occupations quotidiennes dont le sens, trop souvent, nous échappe, nous nous retrouvons avec nous-même pour réapprendre à vivre en accord avec ce que nous sommes, dans une recherche d'accomplissement de soi.

            Il faut s'arrêter sur la question de la contemplation, car chez Sénèque aussi elle se trouve au cœur des activités prescrites au sage en devenir. Contempler la nature, apprendre la connaître, telles sont les pratiques auxquelles doit se livrer le philosophe qui veut mettre à profit le temps de l'otium pour cheminer vers la vertu. Or, comment comprendre une telle prescription ? L'activité théorique n'est-elle pas trop éloignée de la vie ? On comprend qu'elle puisse nous rendre savant, mais sage ? Une telle question est sans doute plus moderne qu'antique. Notre société en quête de rendement économique s'interroge régulièrement sur l'intérêt de la science, quand elle ne trouve pas immédiatement d'application pratique. La quête de la connaissance pour la connaissance semble absurde, voire nuisible, précisément parce qu'elle apparaît comme une forme d'oisiveté. Le chercheur est un parasite ou un privilégié, qui profite de son statut sans réellement créer de richesses. D'où, une fois de plus, l'intérêt de lire Sénèque : quelles richesses, trop souvent dissimulées à nos yeux de modernes, recèle la connaissance de la nature ? 

            Les arguments de l'Éloge peuvent, au premier abord, laisser le lecteur contemporain dubitatif : le philosophe doit prendre le temps de contempler l'univers parce que, nous dit Sénèque, la nature nous a créés pour la comprendre. Justifier l'étude du cosmos par la nature humaine, voilà qui semble aujourd'hui désuet. Pourtant, souvenons-nous de l'idée qui se trouve au cœur de la philosophie stoïcienne : le sage est celui qui sait accepter ce qui ne dépend pas de lui, accueillir le destin avec bienveillance. Or, s'interroger sur l'univers dans lequel nous vivons, et se découvrir soi-même comme un être capable de le comprendre, n'est-ce pas méditer sur la place de l'homme dans le cosmos et, à travers cette méditation, acquérir une conscience plus aiguë de ce que nous sommes afin d'apprendre, en bon stoïcien, à l'accepter avec sagesse et avec joie ? Aujourd'hui que le progrès technique nous permet de contempler, avec nos yeux de chair cette fois, des galaxies lointaines, la fascination que ces images exercent sur nous et le vertige qu'elles peuvent provoquer n'est-elle pas le signe que la connaissance de l'univers peut nous transformer, ne serait-ce qu'en nous inspirant l'humilité qui convient à notre situation au milieu de cette immensité ?

            Le temps de loisir ou d'oisiveté que l'on consacre à la contemplation de la nature n'est donc pas l'oisiveté au sens moderne de paresse ou d'inaction, mais bien un temps consacré à la quête de la sagesse. C'est la nécessité de se souvenir des bienfaits d'une telle forme de loisir qui rend essentielle aujourd'hui la lecture de Sénèque, et qui fait de ce petit recueil sur l'otium édité par Cyril Morana un précieux petit ouvrage, suffisamment bref et accessible, en outre, pour qu'on puisse souhaiter le voir circuler entre toutes les mains.

 

 Juliette Hallé