Céline Jouin, Le retour de la guerre juste Droit international, épistémologie et idéologie chez Carl Schmitt, éditions Vrin, 2013, lu par Marie-Christine Ibgui

Céline Jouin Le retour de la guerre juste Droit international, épistémologie et idéologie chez Carl Schmitt éditions Vrin 2013 Lu par Marie-Christine Ibgui

Cet ouvrage paru en 2013 est destiné à présenter le parcours intellectuel qui a conduit C.Schmitt à dénoncer le retour d'une théorie de la guerre juste au XXème siècle, pour masquer des rapports de force sur la scène internationale, en leur donnant un semblant de moralité. Dès l'introduction cependant, C.Jouin montre que la pensée internationaliste de Schmitt ne peut être analysée sans que soit compris son rapport au marxisme.  Ce rapprochement des extrêmes contribue à éclairer la pensée du juriste conservateur sous un jour inattendu, qui a néanmoins le mérite de rendre compte non seulement de l'originalité des positions de Schmitt par rapport à ceux de son propre camp, mais aussi des tensions et des contradictions de sa propre pensée. En effet, partant du fait que la pensée juridique de C.Schmitt se développe dans le contexte de l'opposition au traité de Versailles et au libéralisme, le parti pris de Céline Jouin est de travailler sur l'épistémologie du juriste, qualifié de « décisionniste », pour montrer que ses rapports à la dialectique hégélienne ou marxiste sont pour le moins complexes et nuancés. Car si C.Schmitt s'oppose à la dialectique « idéaliste » ou « téléologique » qu'il attribue indifféremment à Marx et à Hegel, sans reconnaître ce qui les distingue, il se  réclame bien selon l'auteure, d'une dialectique « matérialiste », c'est-à-dire non téléologique, qui assimile le concret à la contradiction sociale radicale et la politique à la violence. En ce sens, on peut découvrir chez Schmitt une filiation matérialiste, ou ce qu' E.Balibar a appelé un « matérialisme de la politique », qui prend acte de la contingence de la praxis.

  Dans la première partie de son ouvrage, consacrée à la discipline du droit international, C.Jouin  situe Schmitt parmi ses contemporains, comme faisant partie des juristes « décisionnistes » et antikelseniens, influencés par la sociologie de M.Weber, et opposés au matérialisme marxiste. Le droit international, entre les deux guerres, est une discipline universitaire nouvelle vers laquelle se tournent les conservateurs, hostiles au traité de Versailles. La plupart étaient d'anciens professeurs de droit public, presque tous nationalistes et bellicistes, qui ne voient pas de rupture entre le droit international du XXème siècle et l'ancien droit des gens, qu'ils considèrent par ailleurs comme en déclin. Ils nient donc paradoxalement la nouveauté d'une discipline qui était en fait l’œuvre de l'optimisme libéral et pacifiste, tout en cherchant à en capter l'héritage. A cette contradiction, s'ajoute le fait que les juristes conservateurs refusent de considérer le Droit international comme une science universelle et restent convaincus que les conceptions du droit international sont nationales et reflètent l'opposition entre le concept anglo-saxon  de la guerre « totale » ou économique, n'épargnant pas les civils et le concept continental de guerre politique et « limitée » aux seules forces armées. Ils voient pour cette raison dans la SDN la victoire de la conception anglo-saxonne et, dans le Droit international, le résultat des machinations des vainqueurs. Mais l'originalité du combat de Schmitt contre la conception libérale du droit international tient à une lecture marxiste qui lui permet de dénoncer aussi les contradictions entre l'abolition de l'esclavage au nom d'un prétendu droit naturel et la justification du projet colonial. Dans sa critique du cosmopolitisme libéral, Schmitt est d'abord influencé par les historiens comme Ranke, pour lesquels  l'histoire est plutôt dominée par le système d'équilibre européen des États. Cette influence le conduit à définir le droit international comme une « somme de règles reconnues par coutume et convention pour les relations de coexistence entre les États ». Ce n'est que dans le Nomos de la Terre de 1950, que Schmitt rompra avec l'idée d'équilibre mondial des néorankiens, lorsqu'il ne  reconnaîtra plus, dans le prétendu génie d'une l'Europe pluraliste,  l'origine de l'ordre mondial, mais de la rapine et de la violence des projets coloniaux.
  Céline Jouin explique que cette hostilité des juristes souverainistes allemands au droit international remonte à celle de Hegel contre les traités de Westphalie, fondant l'ordre européen sur la faiblesse de l'Allemagne. A l'instar de ce dernier, ils sont persuadés que l'affirmation de soi de l’État allemand ne peut reposer sur la distinction entre conquête et défense, c'est-à-dire sur la démilitarisation de l'Allemagne,  imposée par le pacte Briand Kellog. Au contraire, Schmitt souscrit, dans le sillage de F. Naumann, à l'idée que la société industrielle doit conduire l’État allemand à une politique extérieure expansionniste, tournée vers la  Mitteleuropa, et à concevoir le monde comme divisé en « grands espaces » distincts et homogènes. Le sentiment que les traités sur les minorités, à la suite du démembrement de l'Autriche-Hongrie, aient en réalité favorisé la domination des puissances de l'Ouest n'a fait que renforcer les visées hégémoniques de l'Allemagne sur l'Europe centrale.  Mais  si Schmitt défend l'idée d'espace homogène sur le plan confessionnel ou linguistique, ce n'est pas au nom d'un prétendu droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais bien au nom de l'ancien principe politique et non juridique d'autodétermination de l' État-Nation, pouvant conduire à l'expulsion ou à l'élimination d'une population étrangère, comme à son assimilation pacifique et progressive par la nation dominante.

  Après avoir apporté ces éléments de clarification historique concernant la discipline du droit international, Céline Jouin s'attache à mettre au jour l'épistémologie silencieuse ou masquée de Schmitt et avance la thèse que son anti-matérialisme n'est qu'apparent.
  L'auteure relève pourtant tout d'abord, dans le contexte de l'entre-deux guerres,  l'influence d'O.Spengler et de F.Lassalle dans la conception d'un socialisme allemand, antimatérialiste et opposé  à l'antipatriotisme du marxisme. Mais elle montre également que les critiques adressées à l'époque au matérialisme marxiste reposent sur une assimilation restrictive de ce dernier avec le scientisme, l'économisme ou l'anthropologie utilitariste. En revanche, C.Jouin affirme que la critique de Schmitt témoigne d'une  connaissance plus juste de Marx et que sa méthode d'observation des faits doit beaucoup au matérialisme historique. Même s'il n'adhère pas à une vision du monde communiste, ce n'est pas au nom d'une philosophie des valeurs qu'il met en cause le marxisme auquel certains de ses contemporains reprochent un prétendu relativisme ou agnosticisme. Il ne le confond pas, en effet avec le scientisme, et ne se réclame pas, comme d'autres conservateurs, du Droit naturel ou de la Morale contre la science. Au contraire, sur ce point Schmitt se réfère plutôt à la critique hégélienne du Droit Naturel auquel il reproche d'être trop idéaliste, c'est-à-dire coupé de la réalité historique et politique. C'est plutôt dans le nominalisme, que Schmitt a découvert dans la tradition allemande d'interprétation de l’œuvre d'Occam ainsi que dans sa propre lecture de Pascal, qu'il faut chercher l'origine de son matérialisme non révolutionnaire. Sa théorie de la vérité, comme production et non plus comme adéquation à une réalité extérieure lui permettra en effet de développer « un matérialisme sans matière ». C'est au nom de cette théorie de la vérité comme « ce qui est dicté et non dans la chose » que Schmitt associe la notion de nominalisme à celle dictature. Celle-ci octroie à l'exception la priorité sur la norme universelle, c'est-à-dire à la décision le rôle de définir la justesse du droit, ou encore l'adéquation des moyens aux fins dans un contexte historico-politique donné.
  Céline Jouin s'attache de surcroît à démontrer,  contre JF.Kervégan, que le décisionnisme de K Schmitt n'est ni antidialectique, ni irrationaliste. Si en effet Schmitt valorise la décision autoritaire par rapport au parlementarisme libéral, ce n'est pas en raison d'un parti-pris anti-dialectique, opposé à la discussion, mais plutôt parce que, d'après lui, la discussion n'est plus la vérité du parlementarisme, en réalité dominé par le lobbyisme et les forces du marché. De même la notion de dictature est moins opposée au rationalisme et à la dialectique qu'elle n'est liée à un « matérialisme de la politique », non téléologique, puisqu'il prend acte du caractère irréductible de la violence et des conflits d'intérêts qu'aucun parlementarisme ne saurait transformer en  une volonté neutre. Mais la neutralité ou la rationalité de la décision ne doit pas venir non plus d'un idéal technocratique ou d'un savoir objectif. Autrement dit la neutralité de l'arbitrage politique qui doit mettre fin à la discussion ne peut pas être « apolitique » ; elle se définit comme « justesse », ou encore comme recherche d'une exception concrète, non formalisable, mais non irrationnelle.
  Après avoir dégagé les caractéristiques de la théorie schmittienne de la vérité, C.jouin propose une lecture du Nomos de la terre, ouvrage d'histoire du droit, à la lumière de cette épistémologie silencieuse et notamment d'un nominalisme de type hobbesien, d'après lequel la vérité est instituée et la souveraineté consiste à usurper le pouvoir, en codifiant le juste et l'injuste, qui ne sont en réalité que des effets de pouvoir. Dans l'argumentation même du Nomos de la Terre, C.Jouin note l'importance que Schmitt accorde aux noms des œuvres et des auteurs, plus qu'à la description interne des doctrines, dans la mesure où ils opèrent comme des symboles et semblent fonder l'autorité de certains systèmes juridiques, eux-mêmes parfois réduits à quelques formules. La vérité ou la fausseté de ces dernières n'a rien à voir avec celle d'un énoncé théorique, mais tient à sa valeur pratique qui n'est pas édictée par la science du droit. La vérité des concepts juridiques tient moins à la cohérence des systèmes qui les engendrent ou à une théorie générale du droit  qu'à leur usage essentiellement polémique et idéologique dans l'histoire du droit international. La théorie de la guerre juste de Vitoria est ainsi interprétée par Schmitt comme un mythe de l'entre-deux guerres, réactivé par La SDN. Le matérialisme de Schmitt affleurerait donc encore une fois à travers son historisation dialectique et anti-métaphysique du droit et de la vérité, son refus de séparer la science du droit et l'étude des systèmes doctrinaux des juristes de l'idéologie, et enfin par l'usage qu'il fait des concepts juridiques, pris comme signes arbitraires. Pourtant, C.Jouin reconnaît que, dans le contexte anti-marxiste de l'entre-deux guerres, Schmitt, en tant que juriste conservateur et catholique,  ne pouvait se revendiquer de ce matérialisme nominaliste et dialectique.

  La troisième partie de l'ouvrage que C.Jouin consacre à Schmitt défend l'idée que ce dernier aborde le droit international à travers une théorie de l'impérialisme qui diffère d'une conception de la Machtstaat, largement défendue par les historiens et juristes allemands de l'entre-deux guerres. Car  l'impérialisme, d'abord étudié par les Anglais et par les marxistes, résulte plutôt de l'inadaptation de l’État-Nation au nouveau cadre de l'économie mondiale que d'une expansion de la souveraineté nationale. Mais alors que la théorie de l'impérialisme est critique chez les marxistes révolutionnaires, l'impérialisme devient une réalité indépassable selon Schmitt. Après Engels qui fut un des premiers à s'intéresser aux rapports entre l'économie et la guerre, C.Jouin signale l'influence sur Schmitt de Lorenz von Stein, auteur de Wissenschaft des Heerwesens, et  premier juriste à élaborer une description du complexe militaro-industriel et à montrer la dépendance entre la guerre et l'économie dans son ensemble, tout en faisant de la guerre l'horizon de toute politique. Elle évoque également la lecture par Schmitt de  Geschichte der Kriegskunst  de Delbrück, autre pionnier dans le rapprochement de la guerre avec l'économie et dans la critique d'une conception anhistorique et apolitique de la stratégie par les officiers de l'entre-deux guerres. Elle montre que Schmitt s'inscrit dans le sillage de Delbrück, lorsqu'il s'agit de faire de Clausewitz, non pas le théoricien d'une guerre d'anéantissement ou de destruction totale de l'ennemi, prônée par l'Etat major allemand lors de la première guerre mondiale, mais de la guerre « absolue », pensée sur le modèle de la guerre napoléonienne. Mais c'est plutôt par le terme de   guerre « totale », qu'il définit comme extension de la lutte hors des secteurs militaires, que Schmitt choisit de désigner l'impérialisme militaro-industriel. Céline Jouin remarque également que le terme de guerre totale (ou économique) n'apparaît dans la pensée du juriste internationaliste qu'à partir de 1937 et qu'il remplace justement celui d'impérialisme qu'il critique, tout en cherchant à effacer ses sources marxistes, après avoir davantage visé de 1924 à 1937 le pacifisme et le cosmopolitisme du libéralisme. Mais, si c'est d'abord au nom de la souveraineté de l'Etat-Nation que Schmitt dénonce l'impérialisme, il en cherchera plutôt la rationalité à partir des textes de 1939, avec la théorie des grands espaces qui lui permet de sortir du cadre de l'Etat-Nation, tout en habillant ses influences marxistes d'un vocabulaire géographique ou géopolitique Alors il reprochera surtout à la guerre totale d' avoir perdu toute noblesse ou tout sens de l'héroïsme, en y jetant les masses. Mais c'est seulement après la défaite de 45 que l'expression de guerre juste apparaîtra pour remplacer celui de guerre totale.
  Après avoir montré comment les sources de gauche sont cryptées dans la pensée du juriste, C.Jouin note que la position de Schmitt  à l'égard du libéralisme a aussi évolué entre 1939 et 1943, l’entraînant ainsi loin de son décisionnisme,  dans la mesure où il reconnaît aux penseurs libéraux,  comme H.Lauterpacht par exemple, et contrairement à ceux de son camp, la capacité à penser le changement d'époque, caractérisé par l'effacement du dualisme entre le droit international et le droit interne, dont le fondement est le droit privé, qui s'enracine dans l'acte d'échange et qui a été imposé par le constitutionnalisme libéral et démocratique. De même l'influence libérale du juriste français G.Scelle, conduit Schmitt à ne plus se focaliser à partir de 1939, sur la critique d'un droit international s'imposant au droit allemand. Enfin C.Jouin conclut que sans se convertir au libéralisme, Schmitt doit aux libéraux et à l'influence de Gierke en particulier, d'avoir compris à partir de sa théorie des grands espaces, la dimension mondiale et non plus étatique de la politique internationale et l'imbrication de l'ordre interétatique et de l'ordre économique global.
  Néanmoins Schmitt ne cessera de critiquer l'internationalisme libéral auquel il reproche dans les années 20 de défendre l'égalitarisme entre les États et contre lequel il se tourne, à partir des années 30, parce que son humanisme, prétendument universaliste, lui semble justifier au lieu de la condamner, l'entreprise coloniale, au nom de la fiction juridique d'un prétendu droit d'occupation, distinct du droit de conquête, et justifiant en  fait un impérialisme meurtrier.  Schmitt dénonce ainsi dans Le nomos de la Terre cette tentative de légitimation  de « la prise de terre » coloniale, par les juristes libéraux, qui ont cherché à faire de l'occupation effective par le travail, et non de la seule prise de possession, le fondement du droit de propriété. En réalité Schmitt montre que ce que les libéraux appellent « occupation effective » reste une occupation fictive et que la prise de terre résulte surtout d'un accord fragile entre les puissances européennes dominantes et non avec les populations occupées. Schmitt souscrit ainsi à la critique marxiste du droit international qui masque, derrière un contractualisme affiché, des rapports de force et d'exploitation entre colonisateurs et colonisés. Mais il convient d'après lui d'assumer sans mauvaise conscience la violence de la prise de terre que le droit ne peut résorber.
  Céline Jouin note toutefois qu'à partir de 1937, c'est moins la Realpolitik de l'impérialisme anglais que vise Schmitt que l'idéalisme  de la justice des Américains sous l'égide desquels le droit international va devenir interventionniste, avec le retour de « la guerre juste », dont ils cherchent l'origine chez le théologien espagnol Vitoria. Schmitt considère en effet que ce dernier n'est pas le père de la SDN ou du droit interétatique moderne, comme les Américains le prétendent, pour la bonne raison que la théorie de Vitoria ne vaut que pour la Chrétienté et pas pour l'humanité tout entière. Il affirme même que Vitoria serait le justificateur de la prise violente des Amériques et procède ainsi à une lecture marxiste et léniniste de Vitoria,  comme artisan d'une christianisation  au service du commerce espagnol. Ce faisant , Vitoria aurait été inconsciemment l'apôtre d'une guerre juste que Schmitt confond avec la guerre totale. Mais Schmitt interprète ainsi Vitoria, à partir de ses réutilisations par les Américains et à la lumière de la lecture léniniste qu'il fait de l'actualité de la guerre impérialiste moderne, comme « guerre de conquête, de pillage et de brigandage ». De même, C.Jouin montre que Schmitt remet en cause la lecture que font les libéraux pacifistes de Kant, en prétendant qu'il est beaucoup plus réaliste qu'ils ne le pensent, dans la mesure où son cosmopolitisme est limité. En effet, dans son projet de paix perpétuelle, il ne porte pas atteinte à la souveraineté et à l'indépendance des États, en cherchant à les soumettre à l'autorité d'un appareil de Droit international ou au verdict d'un tribunal. D'autre part, Kant resterait réaliste dans la mesure où il refuse tout rétablissement de la paix par une guerre punitive ou préventive. Autrement dit, Kant ne peut être le défenseur de cette guerre juste dont les Américains cherchent à imposer le concept, à partir de la discrimination morale entre un agressé et un agresseur, qu'il faut combattre au nom des  droits de l'humanité dans une guerre totale.

  Dans la dernière partie de son ouvrage, C.Jouin montre que la conséquence de ce changement de structure du droit international, caractérisé par la fin du principe de non intervention dans les affaires intérieures des États, conduit Schmitt à développer le concept de « guerre civile mondiale » qu'il oppose à la guerre « civilisée » du droit international classique, entre des États définis comme ennemis légitimes. En effet, l'interventionnisme américain, parce qu'il légitime la guerre juste (la guerre contre la guerre),  étend la guerre civile à l'échelle de la planète, alors que le droit public européen avait condamné toutes les guerres civiles. Schmitt note que c'est au dix-huitième siècle et avec la révolution française que la guerre civile est réhabilitée comme une guerre juste et utile au progrès de l'histoire. La SDN aurait continué à agir en faveur des parties non étatiques aux conflits en défendant le principe d'autodétermination des peuples. Plus tard, grâce à la convention de Genève de 1949, ce sont les droits des individus eux-mêmes, combattants irréguliers, dans des conflits non internationaux qui sont protégés, au nom du droit humanitaire qui remplace progressivement le jus ad bellum classique. Céline Jouin précise néanmoins que sur cette question de la guerre civile, la pensée de Schmitt connaît une évolution. Jusqu'en 1937, en effet il ne considère pas la guerre civile comme une guerre à part entière, mais comme la manifestation du pluralisme démocratique qu'il condamne et auquel il oppose la souveraineté de l’État hobbésien. Mais à partir de 1937, Schmitt prend conscience que la guerre civile est devenue mondiale et que l’État ne peut plus s'y opposer. De 1945 à 1953, il dénonce le droit international d'exception que les Alliés oppose aux crimes de guerre nazis, alors que les juristes allemands de l'entre deux-guerres avaient réclamé pour l’État souverain ce droit à l'exception (c'est-à-dire d'apporter des réserves  aux traités) pour contrer toute menace intérieure ou extérieure. Autrement dit, parce qu'il refuse la capitulation sans condition  de l'Allemagne,  Schmitt ne peut plus utiliser le concept de guerre civile mondiale, sans risquer de donner raison aux Alliés, tentés de qualifier ainsi la seconde guerre  mondiale pour se soustraire au droit de la guerre traditionnel. De 1953 à 1978, Schmitt a de nouveau recours au concept de guerre civile mondiale, face à la prolifération de conflits liés notamment à la décolonisation, pour désigner ce que le droit international a du mal à penser et les États à contenir. Lors des procès de Nuremberg, Schmitt invoque encore néanmoins les règles du droit de la guerre classique, suffisants d'après lui, pour juger des crimes liés à la guerre d'agression menée par Hitler. Seuls les crimes contre l'humanité , les atrocities de l'holocauste, commises par le régime nazi, méritent d'être condamnées par un tribunal international exceptionnel, s'autorisant à juger y compris des crimes commis par des Allemands contre d'autres Allemands.
  Schmitt repère également les difficultés du droit international à réglementer la guerre civile comme forme moderne de la guerre mondiale, dans les textes concernant la théorie du partisan et dans les échanges avec J.Freund sur la distinction entre partisan et terroriste. En effet, si le droit international donne en 1977 ses lettres de noblesse au partisan des guerres de libération nationale, considérées comme justes, il dénie ce même droit aux adversaires d'un régime politique et échoue donc à contenir les États-Nations dans leur criminalisation de l'ennemi intérieur. D'autre part, si ce même droit international reconnaît au partisan le statut de combattant régulier, en revanche, il le refuse au terroriste, considéré comme un brigand, dont le combat est apolitique et contre lequel ce serait au droit pénal et non au droit international de lutter, de façon à réduire la violence des guerres civiles. Schmitt pense en fait que cette distinction entre partisan et terroriste est fluctuante et vise à discriminer l'adversaire au nom d'un jus ad bellum, davantage politique que juridique .
   C.Jouin  achève son étude sur la guerre civile mondiale, en analysant la façon dont Schmitt, dans le nomos de la terre,  se réclame de Hobbes, comme théoricien de la guerre de tous contre tous en raison des querelles théologiques de son temps,  plus que par anticipation des effets du capitalisme comme le pensait F .Tönnies, lorsqu' il identifie le droit international à l' état de nature, interdisant ainsi de penser toute forme de guerre ou de paix légales. Toutefois elle note, en faisant référence à Gierke contre Schmitt, le paradoxe qu'il y a à faire de Hobbes une référence en matière de droit international, alors qu'il en nie plutôt l'existence, puisque la guerre, qui règne entre les États, exclut tout droit. Si un droit interétatique, un jus inter gentes,  a vu le jour néanmoins, sous la forme d'un droit des gens européen, Schmitt en nie l'universalité et en considère les traités comme visant seulement à limiter, par des règles communes, la violence des guerres qu'il assimile à des duels entre  des États libres et égaux, comparés à de « grands individus ». En revanche, ce n'est pas en invoquant la guerre juste médiévale, que l'on peut d'après lui, parvenir à limiter la guerre. En assimilant cette dernière,  aux Croisades qu'il disqualifie, parce qu'elles n'opposent pas des États territoriaux, mais des personnes privées, Schmitt s'avère en fait incapable à partir du concept d’État moderne, selon C.Jouin, de penser le jus gentium médiéval et la guerre au Moyen-Age, autrement que comme guerre civile confessionnelle. Si le droit international ne peut concerner que les relations entre des États selon Schmitt,  ce dernier  refuse donc de considérer, contrairement au libéral anglais Figgis, qu'il puisse être le résultat du pluralisme religieux. Enfin C.Jouin met également en lumière l' européocentrisme du droit international tel que le décrit Schmitt, qui a tendance à naturaliser la domination européenne et à ne rendre compte que des relations entre Européens et non de la  variété  des relations juridiques des Européens avec les autres continents.
  En guise de conclusion, Céline Jouin revient sur la confusion intentionnelle opérée par Schmitt entre la théorie de la  guerre juste médiévale, censée limiter la violence, et la guerre sainte menée lors des Croisades conte le Mal absolu. De même, Schmitt parlera « du retour de la guerre juste » au XXème siècle comme de la justification d'une « guerre totale », puisqu'elle s'arroge le droit d'enfreindre la légalité du droit international au nom de la justice. Il vise ainsi les Wilsoniens et les Alliés qui avec la SDN ont dépossédé les États de leur pouvoir de défendre leurs intérêts vitaux. Cette neutralisation de la souveraineté des États n'est pas neutre selon Schmitt ; elle sert l'impérialisme et ouvre la voie à une violence illimitée.  C.Jouin rappelle également  l'importance des emprunts que Schmitt fait au marxisme, au matérialisme et au nominalisme pour critiquer le libéralisme, à l'origine d'un droit international responsable à ses yeux d'une guerre totale. Mais c'est aussi parce qu'il a masqué ces emprunts que sa pensée présente une « structure dissociée »,  à la fois  conservatrice, mais possédant aussi une puissance corrosive qui reste d'actualité, notamment en ce qui concerne l'interventionnisme du droit international dans les nombreux conflits contemporains.

 L'ouvrage que Céline Jouin consacre à Carl Schmitt dans  le retour de la guerre juste  vise à éclairer la contribution de ce dernier à la réflexion sur le droit international, comme science nouvelle au XXème  siècle, mais aussi à en faire ressortir l'originalité.  Elle tient à ce qu'elle appelle l'épistémologie « silencieuse » de Schmitt.  En effet, à la différence des juristes conservateurs de l'entre-deux guerres, Schmitt est influencé, dans son approche du droit international et dans sa critique de l'impérialisme, par le matérialisme et par le marxisme, sans pourtant vouloir le reconnaître. Malgré ce déni et les contradictions auxquels ils le conduisent, C.Jouin  présente ce parti pris matérialiste, comme une constante sur le plan épistémologique de la pensée de Schmitt, qui tranche avec l'évolution de ses positions sur le plan idéologique, notamment en ce qui concerne la souveraineté de l’État-Nation, le décisionnisme ou le libéralisme. Le mérite de l'ouvrage de C.Jouin consiste donc bien à nous faire prendre la mesure de la complexité et des paradoxes de la pensée du juriste conservateur, qui culminent dans  son opposition à « la guerre juste », développée dans la dernière partie de l'ouvrage. Contrairement aux Américains qui  l'ont réintroduite dans le droit international, Schmitt pense que loin de limiter la guerre, elle la rend « totale », alors qu'il n'a jamais parlé de la guerre, menée par le régime nazi, comme d'une guerre totale. Ici encore affleure le nominalisme de Schmitt, qui lui permet de produire une vérité qui a toujours une valeur idéologique et ne se donne à comprendre que dans un certain état des rapports de force historique.  De même si Schmitt vide de sa portée révolutionnaire la critique marxiste de l'impérialisme, c'est tout de même en raison de l'influence  de cette dernière, que ses arguments gardent une actualité dans les débats contemporains au sujet des guerres préventives ou du devoir d'ingérence humanitaire. Mais si les extrêmes se rejoignent, comme le laissent entendre les deux citations par lesquelles Céline Jouin introduit son ouvrage, ce n'est pas, il convient de le rappeler,  en raison d'une vision du monde commune, mais plutôt d'adversaires communs.

                                                                                                                                                                                          Marie- Christine Ibgui