Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Gallimard, Verticales, janvier 2014, lu par Gilles Barroux.

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Gallimard, Verticales, janvier 2014, lu par Gilles Barroux.

Si la forme hétéorodiégétique d’un récit engendre une certaine distanciation envers les personnages, l’effet opère en sens contraire dans le dernier livre de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants.

La vie de chacun des protagonistes de ce drame contemporain qui se déroule en l’espace de vingt-quatre heures, est, détails après détails, mise à nu, offerte au lecteur, mêlant objectivité et sensibilité, événement et réaction. L’écriture reste pudique, évitant toute forme de pathos. Mais la tension instaurée par l’auteure entre l’adversité du réel – drame froid de la mort d’un jeune homme dans un milieu hospitalier suite à un accident – et l’histoire personnelle et affective des personnages – la famille du jeune homme, son entourage – produit, chez le lecteur, une authentique empathie.

Tout commence par une matinée dans une Normandie hivernale, faite de brume et de pluie. Un trio de jeunes, encore scolarisés en lycée, abonnés au surf quelle que soit la saison, décide de profiter d’un début de matinée pour aller narguer les vagues. La camionnette qui les amène ressemble à un vieux compagnon un peu fatigué. La séance terminée, le retour s’effectue dans un climat de satisfaction de l’exploit accompli et de décompression caractéristique de ceux qui, n’ayant pas suffisamment dormi, en font un peu trop. Simon Limbres – l’un des trois comparses – est assis au milieu de la banquette avant de la camionnette. Un assoupissement de trop du conducteur, et le véhicule heurte de plein fouet un poteau, sacrifiant Simon qui, n’ayant pu bénéficier d’une ceinture, passe à travers le pare-brise, subissant un choc qui le plonge aussitôt dans un coma irréversible. Tout va très vite et une atmosphère d’irréel s’empare dès lors de cette journée. Atmosphère dont la mère, puis le père, auront bien du mal à se défaire. Comment réaliser un événement dont la survenue est aussi prompte qu’insoutenable ? Des accidents aussi brutaux, parce qu’ils sont techniquement compréhensibles et existentiellement inacceptables, génèrent inévitablement un tel questionnement.

Ce n’est pas la seule tension, ni même sans doute, la principale qui caractérise ce livre. Le récit nous fait voyager entre plusieurs histoires qui se croisent : les parents de Simon, Marianne et Sean, le médecin Révol, les internes et infirmiers comme Cordelia, mais aussi les spécialistes des prélèvements d’organes, Thomas Remige et Marthe Carrare, la petite amie de Simon, Juliette, prévenue en fin de journée, les malades en attente de dons d’organes, comme Claire : tous ont des noms, des prénoms, des vies, ils sont tous bien vivants. Le récit rappelle constamment que tous leurs actes, toutes leurs interventions et réactions sont le fruit de leurs histoires, le produit immédiat de leurs trajectoires. Au cœur de ce réseau, il y a les parents de Simon, qui ne vivent plus vraiment ensemble, qui ont également une fille, Lou, plus petite que Simon, dont il sera peu question dans le récit comme pour l’en préserver. Ils se trouvent au centre de tout cela, bien sûr, sans y avoir été préparés, puisque rien ne prépare à de telles épreuves. Comment accepter et gérer cette discordance des temps ? Un jeune est déclaré mort cliniquement, bien que le cœur continue à battre comme si cet organe était resté résolument étranger à tout ce qui est venu endommager le reste du corps, mais le cerveau est détruit ; il ne retrouvera jamais ses fonctions. Pourtant Simon, étendu sur un lit d’hôpital, ressemble seulement à un grand blessé qui a sombré dans l’inconscience : il ne ressemble pas à un mort. Les « deux trous rouges » de ce dormeur du Val ne se voient pas, enfouis dans le tréfonds de son cerveau.

Et le temps presse, une chance inouïe est donnée de sauver la vie d’enfants, de personnes âgées, qui avec le cœur de Simon, qui avec ses poumons, qui avec d’autres organes encore. L’auteur nous décrit de l’intérieur, avec quel savoir-faire médecins et spécialistes du prélèvement s’adressent à des parents qui ont, à peine réalisé la perte de leur fils encore vivant il y a quelques heures. Avec quel tact ils doivent intégrer qu’ils sont face à un couple désuni mais réuni pour l’occasion, avec quelle patience et quel discernement ils doivent déceler les faiblesses, les conflits, éviter la crudité de l’événement, ne pas tomber dans un cours théorique sur les signes cliniques de la mort, ni dans un discours moralisant : presser sans heurter, action aussi délicate qu’un acte chirurgical. Les différents acteurs de ce mouvement de va-et-vient entre les vivants et les morts, entre ceux qui ont perdu espoir et ceux à qui il est à nouveau permis d’espérer surfent sur un réseau tissé de multiples rapports de forces, car – et l’auteur nous le rappelle à quelque reprises par touches impressionnistes – l’hôpital est aussi un terrain où s’affrontent les hiérarchies, les lobbys, c’est aussi un champ de bataille.

Maylis de Kerangal nous offre un beau récit de résistances et de renaissances, puisque la vie circule entre les corps. Si la mort n’a cessé d’être redéfinie depuis le fameux faciès hippocratique jusqu’au point limite que constitue le constat d’une destruction irrémédiable du cerveau, le droit et la science restent bien souvent en conflit avec le sentiment et la conviction. Xavier Bichat définissait, au tout début du dix-neuvième siècle, la vie comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort », cette résistance a vu, au fur et à mesure des évolutions de la médecine, ses centres de gravité régulièrement repoussés, jusqu’à constater qu’un cœur vivant ne suffit pas à faire un être vivant. Mais ce discours reste celui de la raison scientifique, non celui du cœur qui, toujours, continue à rechercher dans chaque apparence une source d’espérance.

Gilles BARROUX