Cornelius Castoriadis, Quelle démocratie, tome 1, écrits politiques 1945-1997, III, éditions du Sandre, 2013, lu par Baptiste Calmejane

L’ouvrage Quelle démocratie ? regroupe un ensemble de textes du philosophe français Cornelius Castoriadis écrits entre 1962 et 1997. L’Avertissement rappelle qu’il fait suite aux deux tomes de La Question du mouvement ouvrier, ouvrage qui reprenait pour l’essentiel des textes écrits par Castoriadis entre 1947 et 1961.

            L’ouvrage commence par une introduction d’Enrique Escobar intitulé Castoriadis, écrivain politique,dans laquelle il restitue et analyse les hypothèses les plus importantes de la réflexion politique de Castoriadis. Plusieurs des thèmes fondamentaux de cet ensemble de textes sont repris. Le premier de ces thèmes consiste dans l’idée castoriadienne selon laquelle aucune classe économique et sociale particulière n’est nécessaire et privilégiée pour diriger la société et qu’au contraire c’est la totalité des membres d’une société qui peut et doit prendre en charge la direction des affaires humaines. Le second thème abordé est celui des limites du système politique représentatif et de la nature du mouvement et des institutions démocratiques réelles : c’est la question de la participation effective du peuple à l’action politique. Le troisième thème traité est celui du « “cercle logique” de la soumission », du fait que la soumission à l’ordre capitaliste et bureaucratique actuelle s’auto-engendre et se trouve perpétuée et renforcée en chaque point de l’espace social par une série de mécanismes. Ces derniers, cependant, ne peuvent pas parvenir à abolir entièrement les possibilités de révoltes et de révolutions contenues dans la vie sociale et politique du monde contemporain. Le quatrième thème développé articule trois dimensions : l’assomption par l’homme de sa mortalité, la définition de la démocratie comme régime de l’autolimitation, la nécessaire acceptation d’un mode de vie frugal afin de sauver la planète et l’espèce humaine. Enfin, Enrique Escobar s’intéresse brièvement au rapport entre passé et avenir, tradition et révolution chez Castoriadis. A la suite de l’analyse de ces cinq thèmes, Enrique Escobar s’intéresse à l’actualité du marxisme en lien avec la critique castoriadienne de Marx et des marxistes, avant de proposer un certain nombre de remarques sur l’actualité de Castoriadis, sur le lien entre ses positions et l’évolution de la situation quinze ans après sa mort (en particulier sur l’organisation bureaucratique du travail, de l’économie, de la société toute entière et sur la situation économique et politique internationale).

 

L’ouvrage se compose de deux chapitres. Le premier chapitre regroupe quinze textes et s’intitule « Une nouvelle orientation ». À l’exception des deux derniers textes, l’un sur Mai 68, l’autre sur le sociologue Benno Sternberg, tous ont été écrits pendant la dernière phase d’existence du groupe Socialisme ou Barbarie et correspondent à sa nouvelle orientation qui s’étend de la scission de juillet 1963 à la fin de ceux-ci. 

            « Pour une nouvelle orientation » définit l’objectif général de la revue Socialisme ou Barbarie en se fondant sur le texte « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (de Castoriadis lui-même, publié dans la revue entre 1960 et 1961) : la constitution d’un projet révolutionnaire de dépassement du capitalisme en lien avec d’autres groupes révolutionnaires dans plusieurs pays industrialisés. Il définit aussi les trois formes que doit prendre cette nouvelle orientation : orientation idéologique et politique, orientation de la propagande, orientation de l’activité.  

            Le second texte, « L’orientation de la propagande » porte sur le deuxième aspect. Le terme de propagande signifie dans ce cadre la diffusion d’une idéologie révolutionnaire élaborée de façon continue. Elaboration et diffusion de l’idéologie révolutionnaire constituent « une tâche fondamentale de l’organisation » de Socialisme ou Barbarie selon Castoriadis. C’est à la tâche de dégager synthétiquement la fonction et les grands axes de ce travail d’élaboration et de propagande qu’il s’attelle. Puis, dans un second temps, il en expose et en détaille les grands thèmes : le travail et ses nouvelles formes, la situation de la femme et le problème de la famille, les enfants, l’éducation et la jeunesse, le logement et l’urbanisme, la consommation, les loisirs et la culture, les pays non industrialisés, etc. Enfin, dans un troisième temps, il s’agit de proposer des moyens efficaces d’expression de l’idéologie révolutionnaire. 

            Le troisième texte, « Sur l’orientation des activités », porte sur le troisième aspect de la « nouvelle orientation ». Il s’efforce de définir ce que peuvent et doivent être les activités extérieures du groupe Socialisme ou Barbarie. Castoriadis rappelle que le rôle principal d’une organisation révolutionnaire, sauf cas exceptionnel de crise historique, n’est pas d’agir directement - ce qui ne peut être que le fait des masses elles-mêmes - mais de diffuser des idées. La question qui se pose alors est celle de savoir à quelles conditions diffuser des idées sur ce qui est à faire et à ne pas faire à un moment donné de la lutte révolutionnaire. Bon nombre d’aspects de l’activité d’une organisation révolutionnaire sont abordés. Deux enjeux directeurs peuvent être retenus. Premièrement, les idées concernant les actions ne doivent plus apparaître comme des consignes venant d’en haut mais doivent soutenir de façon immanente les actions entreprises par les masses travailleuses elles-mêmes. Deuxièmement il faut circonscrire l’horizon de la lutte : il s’agit d’abandonner la revendication économique d’augmentation des salaires comme motif principal de lutte. Elle est en effet incapable de produire une quelconque rupture avec l’ordre socio-politique capitaliste et s’insère au contraire dans cet ordre, participe à long terme à sa conservation. L’activité de Socialisme ou Barbarie doit viser une transformation démocratique et égalitaire de la société dans toutes ses dimensions et en aucun cas se cantonner à la recherche obsessionnelle de l’augmentation des salaires, qui reproduit l’aliénation capitaliste sans la dépasser. 

            Le quatrième texte, « Recommencer la révolution », porte sur le premier aspect de la « nouvelle orientation », à savoir celui de l’orientation idéologique et politique du groupe révolutionnaire Socialisme ou Barbarie. Dans une première partie, « La fin du marxisme classique », Castoriadis argumente longuement l’une de ses thèses politiques les plus importantes : le marxisme en tant que système de pensée et d’action concret est achevé. Cette fin résulte de la transformation des structures du capitalisme au XXème siècle, de la disparition du mouvement ouvrier en tant que mouvement de contestation radicale de l’ordre capitaliste, de l’absence de « révolution permanente » dans les anciens pays colonisés. La théorie et la pratique révolutionnaires doivent donc créer une nouvelle intelligence du monde et une nouvelle praxis socialiste pour espérer mettre en œuvre une transformation émancipatrice de la société. Castoriadis, en insistant sur la nature hiérarchique-bureaucratique du capitalisme moderne, détaille longuement les raisons théoriques et historiques pour lesquelles, en tant que théorie et praxis révolutionnaire, le marxisme doit être critiqué et dépassé.

            Dans une deuxième partie, « Le capitalisme bureaucratique moderne », Castoriadis analyse le capitalisme moderne et ses deux tendances fondamentales : la constitution d’une organisation du travail (plus généralement d’une société) bureaucratisée à structure hiérarchique pyramidale et la mécanisation-automatisation technique. Il diagnostique les irrationalités du capitalisme mais refuse l’idée, d’origine marxiste, qu’il y aurait une contradiction vouant inéluctablement le capitalisme à l’autodestruction. Il rappelle sa thèse sur la contradiction du capitalisme moderne : ce dernier s’efforce de réaliser simultanément l’exclusion des travailleurs (réduits à une activité d’exécution) et sa participation avisée (sans laquelle la production ne pourrait fonctionner), ce qui oblige les travailleurs à faire fonctionner un système en grande partie contre ses propres règles de fonctionnement bureaucratiques. La transformation révolutionnaire de cette société n’est pas une nécessité objective, mais une possibilité historique qui dépend de la conscience, de l’autonomie et de la lutte des travailleurs et des hommes. La révolution n’a rien d’impossible ni d’inéluctable.

            Dans un troisième temps, « La fin du mouvement ouvrier et son bilan », Castoriadis soutient la thèse selon laquelle le mouvement ouvrier sous sa forme traditionnelle est définitivement mort, que cette mort signe la fin d’une période historique, enfin qu’aucune perspective authentiquement révolutionnaire ne peut être attendue des syndicats et des partis dits “ouvriers”. Ces derniers, en effet, ne sont plus des organisations révolutionnaires mais des structures hiérarchiques et bureaucratiques, qui constituent des rouages du fonctionnement de l’organisation sociale capitaliste. A cet égard, même les « revendications maximums », à savoir la nationalisation et la planification étatique, sont de nature bureaucratique et hiérarchique. Concernant les actions, deux tendances doivent être dégagées : d’une part l’essoufflement des formes d’actions traditionnelles, contrôlées par les syndicats et les partis, d’autre part, une multiplicité de formes d’action qui indiquent l’orientation du processus révolutionnaire authentique (par exemple le Conseil des Travailleurs de Hongrie). La problématique de l’époque consiste précisément dans l’opposition entre, d’une part, la disparition du mouvement ouvrier traditionnel et, d’autre part, les possibilités révolutionnaires en germe ; entre, d’un côté, la dépolitisation/privatisation des masses et, de l’autre côté, l’aspiration à l’autonomie individuelle et collective.

            Enfin, la quatrième partie, Éléments d’une nouvelle orientation, expose les deux aspects capitaux de la perspective révolutionnaire. Premièrement, aucune révolution socialiste authentique n’est possible à partir des anciennes organisations politiques dégénérées (syndicats et partis). Deuxièmement, la révolution consiste d’abord et avant tout dans la gestion démocratique et autonome de tous les aspects de la vie sociale, en premier lieu au travail, mais pas seulement, par les travailleurs-citoyens eux-mêmes. Cette aspiration pour l’autonomie  existe de façon effective à coté de ou plutôt contre la tendance à l’aliénation de l’individu et des masses par le capitalisme productiviste et, plus encore, consumériste. Un autre point capital est réaffirmé par Castoriadis au sujet de l’orientation révolutionnaire : celle-ci ne vise pas la double augmentation de la production et des salaires (course à la consommation), mais la gestion rationnelle et collective du travail par les travailleurs eux-mêmes. 

            « Postface à “Recommencer la révolution” » est un court texte qui revient sur le débat au sein de Socialisme ou Barbarie suscité par les thèses défendues par Castoriadis dans « Le mouvement révolutionnaire sous la capitalisme moderne ». Il constitue une réponse polémique aux critiques formulées par tous ceux qui à l’intérieur de Socialisme ou Barbarie se sont opposés à ce texte, retardant sa publication pendant quatre années, et donnant finalement lieu à une scission. Le texte reproduit la lettre adressée aux lecteurs et sympathisants de S. ou B. annonçant la scission, en date du 28 octobre 1963. Son contenu reprend les principales conclusions du texte à l’origine de la scission (« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne »), affirmant le caractère marginal de la dimension économique dans l’aliénation du capitalisme moderne et la centralité, au contraire, de l’hétéronomie découlant du consumérisme, de la bureaucratisation et de la privatisation. Ces faits sociaux majeurs exigent la naissance d’une entreprise révolutionnaire globale fondée sur l’idée d’une conquête de l’autonomie dans tous les domaines de la vie humaine (et non seulement dans le travail, la sphère économique). 

            Un très court extrait, « La grève des mineurs », revendique le soutien aux mineurs grévistes de 1963 tout en rappelant la signification exacte de ces grèves : dirigées par les bureaucraties syndicales et visant des compromis sur les seuls salaires, elles ne peuvent aucunement inaugurer une authentique remise en cause de la structure capitaliste du travail moderne, de la hiérarchie, de la bureaucratie et de l’exploitation des travailleurs. 

            Le texte « La jeunesse étudiante » paru en mars 1963 dans S. ou B. a été écrit par Castoriadis en collaboration avec le sociologue Claude Chabrol, lui-même ancien membre du groupe.

            Il analyse la fonction double et contradictoire de l’enseignement supérieur en France : conditionnement des étudiants à l’insertion dans l’organisation capitaliste et étatiste du travail et de la société mais aussi instrument de la préservation de la culture et des valeurs spirituelles de la tradition intellectuelle et scientifique européenne. Cette contradiction est le corollaire de la contradiction fondamentale de la production capitaliste entre l’hétéronomie du travailleur et le besoin d’initiative permanente des producteurs requis par le simple fonctionnement du système capitaliste lui-même. Castoriadis et Chabrol analysent les raisons pour lesquelles la seule réaction collective contre la guerre d’Algérie a eu lieu dans la catégorie sociale des étudiants. 

            Le texte suivant s’intitule « Fissures dans le bloc occidental ». Il porte sur le marché commun et sur le refus gaullien de la proposition américaine d’une force nucléaire commune.

            « Le rôle de l’idéologie bolchevique dans la naissance de la bureaucratie » (janvier 1964) introduisait dans le numéro 35 de S. ou B. le texte important d’Alexandra Kollontaï sur le processus de bureaucratisation de la révolution russe. Castoriadis questionne trois aspects de ce phénomène. Premièrement : comment la Révolution russe a-t-elle pu produire un régime bureaucratique ? Deuxièmement : la classe prolétarienne a-t-elle joué un rôle historique propre dans la révolution, ou bien n’a-t-elle été que l’instrument d’un Parti dirigeant ? L’une des thèses essentielles de Castoriadis dans cet extrait, qui résume assez bien la position antitotalitaire de gauche de la ligne de S. ou B. est la suivante : bien qu’ayant participé au début de la révolution russe à des actions politiques autonomes, les masses ont été rapidement réduites à l’inaction et à l’obéissance par le Parti, car « la formation d’une bureaucratie comme couche gestionnaire de la production a été, pratiquement dès le début, la politique consciente, honnête et sincère du parti bolchévique, Lénine et Trotsky en tête ». Troisièmement : dans quelle mesure une opposition ouvrière a-t-elle essayé de se constituer pendant un temps pour s’opposer à la politique de domination bureaucratique du Parti sur les masses ? Castoriadis développe la thèse selon laquelle loin de rompre avec l’organisation capitaliste du travail, le Parti communiste, Lénine en tête, s’efforce de mettre en place un capitalisme d’État qui prolonge les fondements du capitalisme privé : développement des forces productives et gestion hiérarchique et autoritaire de la production et du travail. Finalement, « l’idéologie bolchévique (et, derrière elle, l’idéologie marxiste) a été un facteur décisif dans la naissance de la bureaucratie russe ».

            « Quelques remarques sur Riches et pauvres en Amérique » (octobre 1964) est une courte note critique faisant suite à un compte rendu de Serge Bricianier du livre de Gabriel Koloko, Wealth and Power in America qui reste, selon Castoriadis, enfermé dans le schéma marxiste traditionnel de la paupérisation du prolétariat dans toute forme de capitalisme, y compris moderne et consumériste.

            Le texte « La praxis et les racines du projet révolutionnaire » est d’une importance capitale, non seulement dans le développement de la pensée strictement politique de Castoriadis, mais aussi et surtout dans sa réflexion philosophique stricto sensus. En effet, ce texte constitue aussi un extrait du chef d’œuvre philosophique de Castoriadis, disponible en « Points-Essais », L’institution imaginaire de la société. Ce texte a été d’abord publié dans le numéro 38 de S. ou B. (1964) avant d’être inséré par Castoriadis dans son livre L’institution imaginaire de la société. D’une manière générale, il s’agit pour lui d’établir l’impossibilité et l’illégitimité d’une suspension, voire d’une soumission de la praxis révolutionnaire à la constitution d’une théorie finie et exhaustive de l’histoire, d’un savoir absolu de son développement. Toute pratique révolutionnaire et même, en dernière instance, toute activité historique est un faire, activité consciente créatrice et transformatrice qui ne peut garantir de façon certaine et rationnelle ni ses fondements ni ses résultats. A cet égard la théorie elle-même, loin d’être le fondement du faire, est elle-même un faire, « tentative toujours incertaine de réaliser le projet d’une élucidation du monde », toujours inachevée aussi. La praxis révolutionnaire, dès lors, doit être comprise comme un processus effectif qui, sans être aveugle, ne peut prétendre reposer sur une transparence totale mais seulement sur un savoir fragmentaire et provisoire. Elle doit être définie comme « ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie ». Le « projet révolutionnaire », « élément de la praxis », quant à lui, est défini ainsi : « praxis déterminée, considérée dans ses liens avec le réel, dans la définition concrétisée de ses objectifs, dans la spécification de ses médiations ». In fine, le projet révolutionnaire est « projet de transformation de la société présente en une société organisée et orientée en vue de l’autonomie de tous, cette transformation étant effectuée par l’action autonome des hommes tels qu’ils sont produits par la société présente ». Castoriadis analyse ensuite le rapport entre projet révolutionnaire d’accomplissement de l’autonomie collective et individuelle et réalité effective sur deux exemples. Le premier exemple est celui du travail, des rapports de production, dominés dans le capitalisme par le conflit entre, d’un côté, la gestion hiérarchique et, de l’autre côté, l’initiative indispensable du travailleur dans son activité, conflit qui comporte à titre de germe la possibilité de sa solution dans et par le faire autonome des travailleurs eux-mêmes : élimination de la bureaucratie et conquête/réalisation de la gestion du travail par les travailleurs eux-mêmes (autonomie dans le domaine du travail). Le deuxième exemple est celui de l’économie : il en analyse les contradictions et les germes de solution à ces contradictions. Il conçoit enfin la visée de l’autogestion ouvrière comme un projet dépassant le cadre de la simple production, impliquant la totalité de la société, objet de toute praxis révolutionnaire bien comprise. Cette totalité, la praxis doit la rencontrer « comme une unité ouverte se faisant elle-même ».

            Le texte suivant, « La crise de la société moderne » est une conférence prononcée à Tunbridge Wells (Kent) en 1965 et parue en France pour la première fois en 1979. Le texte aborde le problème de la crise de la société moderne sous cinq aspects. Le premier aspect est celui des valeurs, la thèse de Castoriadis à cet égard étant radicale : il n’existe plus de système de valeurs fondamentales dans les sociétés occidentales, la seule valeur qui survit étant une non-valeur : la consommation. Le deuxième aspect est celui du travail : le capitalisme sous sa forme originelle comme sous sa forme moderne bureaucratique met en œuvre la destruction du sens du travail pour les travailleurs. Le troisième aspect porte sur l’activité politique : la société moderne se caractérise par la bureaucratisation des syndicats et des partis, l’apathie et la défiance politique des masses, la réduction de la politique à un sous-produit de la publicité. Le quatrième aspect abordé est celui des relations familiales, caractérisées selon Castoriadis par le fait que la désintégration de la famille patriarcale (aliénante) n’a donné lieu à aucun modèle alternatif d’intégration et de régulation des individus composant la famille. Enfin, le cinquième aspect évoqué est celui de l’éducation, domaine dans lequel on peut reconnaître non seulement une crise de la relation du pédagogue à l’élève mais aussi une crise des fins mêmes de l’éducation moderne. L’une des thèses importantes de Castoriadis dans ce texte est que la crise est un sous-produit de la lutte des hommes contre l’organisation sociale existante, laissant apercevoir une volonté d’autonomie dirigée contre les anciennes formes d’hétéronomie (comme le montre de façon exemplaire le cas de l’émancipation des femmes), porteuse en ce sens d’une hypothétique émancipation sociale globale, d’une reconstruction de la société - ce qui n’est rien d’autre que l’objet même d’une authentique politique révolutionnaire à visée libératrice.

            « La suspension de la publication de Socialisme ou Barbarie » (juin 1967) est une circulaire adressée aux abonnés et lecteurs de S. ou B. indiquant la suspension de la revue et de l’organisation révolutionnaire ainsi que les raisons de cette suspension, à savoir l’absence des conditions sociales et politiques nécessaires à l’accomplissement des ambitions révolutionnaires de S. ou B., en particulier l’absence de développement des luttes prolétariennes dans la production pour la conquête de l’autogestion.

            Le quatorzième texte, « La révolution anticipée » a été écrit entre le 20 mai et le 25 mai 1975. Il porte sur la crise de Mai 1968. Celle-ci est perçue par Castoriadis comme l’ouverture d’une nouvelle période de l’histoire universelle. Elle se signale par son refus des hiérarchies et la revendication d’une gestion démocratique et autonome des collectivités. Il proclame la nécessité objective d’un mouvement révolutionnaire de type nouveau et élabore un certain nombre de propositions inaugurales pour la constitution immédiate de celui-ci : élimination de la division dirigeants-exécutants en tant que couches sociales, mise en place de l’autogestion dans tous les domaines de vie sociale. Dans un deuxième temps, il élabore des propositions portant sur les structures démocratiques et leur fonctionnement interne. Toutes ces propositions reposent, in fine, sur la visée d’une transformation de la société sur les bases d’une autogestion démocratique directe des citoyens. Il dégage et analyse les quatre étapes constitutives de la crise. Retenons ici cette idée que les différents moments de la crise montre un paradoxe : le projet révolutionnaire d’autonomie n’a pas été du tout porté par les ouvriers, restés sur le terrain d’une lutte purement économique, dans les cadres imposés par le système de production et de consommation hétéronome du capitalisme moderne, avec ses partis “de gauche” et ses syndicats bureaucratisés mais par les seuls étudiants. Il critique ensuite différentes interprétations erronées de Mai 68 et argumente longuement l’une de ses intuitions principales, à savoir que chacun des résultats du mouvement ouvrier depuis cent cinquante ans a systématiquement été récupéré par et intégré à la civilisation capitaliste, de sorte que révolutionnaire sur un plan négatif, la classe ouvrière n’est pas parvenue à l’être sur un plan positif, soit : à créer de façon radicale une nouvelle culture, une nouvelle civilisation. Si bien que la possibilité d’une révolution à venir ne sera pas, contrairement à ce qu’affirme la mythologie ouvriériste, le seul fait de la classe prolétarienne industrielle mais de différentes classes de la société. C’est précisément ce que la visée révolutionnaire des étudiants en Mai 68 montre à titre de germe ou, plutôt, de « révolution anticipée ».

            « Benno Sternberg-Sarel », publié dans Les Temps modernes (juin-juillet 1971) est un court texte écrit par Castoriadis à l’occasion du décès de Sternberg-Sarel, ancien camarade de S. ou B. Le texte rappelle l’importance de l’ouvrage de Sternberg-Sarel : La Classe ouvrière de l’Allemagne orientale.

 

            À partir de la page 325 commence le second chapitre de l’ouvrage, intitulé « Qu’est-ce qu’une société autonome ? ». Il est composé de quinze textes, rassemblant la plupart des écrits politiques des années 70 inclus par Castoriadis dans sa réédition en 10/18 (aujourd’hui épuisée).

            Le premier texte reprend « L’introduction générale à la réédition en “10/18” », élaborée et rédigée par Castoriadis à l’occasion de la réédition des textes politiques les plus importants de S. ou B. dans la collection 10/18 en 1972 (ouvrage aujourd’hui épuisé, ainsi que sa réédition chez Bourgois en 1990 dans La société bureaucratique). Castoriadis y porte un regard rétrospectif sur les textes qu’il a rédigés pendant trente ans dans la revue S. ou B. Il est organisé en sept parties. La première (1944-1948) comporte une critique de la conception trotskiste de la révolution jugée superficielle ainsi qu’une analyse de la bureaucratisation du régime soviétique. Il revient aussi sur le choix terminologique et conceptuelle de « capitalisme bureaucratique » pour caractériser l’émergence d’une nouvelle forme historique d’exploitation et de domination des masses, commune aux régimes “communistes totalitaires” et “démocratiques-libéraux“, et définie par la division entre une couche dirigeante et une couche exécutante dans tous les secteurs de la vie sociale, cette bureaucratisation constituant « le procès central de la société contemporaine ». De sorte qu’une révolution socialiste ne peut que viser l’abolition, non seulement de la propriété privée, mais aussi et surtout de cette division bureaucratique, ce qui signifie positivement viser l’institution de la gestion ouvrière de la production et de la société. La deuxième partie (1950-1954) reprend les éléments principaux de la critique castoriadienne de l’économie marxiste, incapable, en raison d’un ensemble d’hypothèses fausses concernant l’évolution et la nature du capitalisme, de rendre compte de la forme moderne du capitalisme, en particulier en tant que capitalisme de consommation, compatible avec une relative augmentation du niveau de vie des classes exploitées (mais qui restent exploitées et aliénées malgré, voire même à cause, de cette augmentation du niveau de vie). La troisième partie analyse la période allant de 1955 à 1958 pendant laquelle Castoriadis s’efforce de penser les conditions de possibilité d’un dépassement radical de l’univers capitaliste, de ses significations imaginaires sociales et d’élaborer un contenu concret à l’idée de société socialiste. La visée essentielle du socialisme est la création d’une société dans laquelle les hommes deviennent maîtres de leur propre activité, en premier lieu dans le travail (gestion de la production), mais aussi dans tous les autres domaines de la vie humaine (politique, culture, etc.). Cette création suppose la destruction du fondement du capitalisme moderne, à savoir la division, dans tous les domaines de l’existence humaine, entre une classe dirigeante et une classe exécutante. Cette création trouve racine dans le fondement même du capitalisme en tant que celui-ci exige contradictoirement la passivité, la soumission des hommes et leur participation active, leur initiative pour que la société fonctionne. C’est donc la lutte intestine contre la bureaucratie capitaliste et l’exigence de conquérir l’autonomie par les travailleurs eux-mêmes qui constituent les deux pôles indissociables de la transformation socialiste du monde. La quatrième partie est consacrée à une reprise des analyses que Castoriadis a proposéesdu capitalisme moderne dans S. ou B. en 1959 et 1960 et notamment à la bureaucratisation totale qu’il impose à la société, si bien que selon lui ce n’est pas seulement la classe ouvrière, mais toutes les autres catégories de la population qui sont porteuses de la possibilité d’un projet révolutionnaire émancipateur. La cinquième partie, couvrant la période allant de 1960 à 1964, explore la rupture avec la philosophie de Marx, en particulier sa philosophie de l’histoire, caractérisée par une antinomie entre la conception d’une histoire créatrice de nouveauté par l’action des hommes eux-mêmes et la conception (plus tardive) d’une histoire de la succession des modes de production économique fondée sur des lois objectives et déterminées menant de façon inéluctable au communisme. Dans un sixième temps, Castoriadis revient sur son élaboration entre 1964 et 1965 des concepts philosophiques de société instituante et d’imaginaire social : il y reprend les éléments principaux développés dans « La praxis et les racines du projet révolutionnaire » (voir plus haut, le onzième texte de la première partie). Enfin, dans la dernière partie, Castoriadis expose ce qui constitue au terme de ce parcours, « La question présente ». Il revient sur les raisons théoriques et politiques de la dissolution de S. ou B. et expose la nécessité pour lui de penser le problème de l’institution du social, singulièrement de cette « étrange déchirure qui s’institue dans une société, depuis la Grèce, et la rend capable de mettre en question son propre imaginaire », plus que jamais en péril dans la situation contemporaine. Ce texte est suivi d’un « Avertissement pour la réédition en 10/18 »

            Le troisième texte, de 1974, s’intitule « La question du mouvement ouvrier ». Il constituait à l’origine l’introduction aux deux volumes de « 10/18 », L’expérience du mouvement ouvrier. Castoriadis y critique d’abord la séparation de la théorie politique révolutionnaire et de l’action révolutionnaire des masses. Plus encore, il conteste le primat de la première sur la seconde, qui revient à faire des masses les agents passifs d’une transformation historique inéluctable et mécanique et à les déposséder de leur rôle réel. C’est « l’axiome, qui sous-tend toute l’histoire gréco-occidentale, de la souveraineté du théorique-spéculatif » que Castoriadis met en question. La possibilité d’une créativité historique et d’une autonomie des travailleurs suppose la rupture avec ce primat de la théorie. Le théoricien pense en effet la théorie comme un savoir a priori qui contient sous forme idéelle l’activité à venir des travailleurs eux-mêmes. Castoriadis en vient à s’intéresser au sens historique du mouvement ouvrier. Il commence par définir ce qui constitue à ses yeux l’unité d’une réalité historique (« Rome », « Le demos athénien, etc.) : « le complexe, ou, mieux, le magma de significations imaginaires sociales, dans et par lesquelles elle s’organise et organise son monde » (irréductible au réel et au rationnel). Ce magma temporel est historique au sens où il est en auto-altération permanente. Que la pensée héritée ne puisse pas penser l’être propre du social-historique tient à ce qu’elle ne dispose que de trois types primitifs d’être : la chose, le sujet et le concept (ou idées). En étudiant longuement la continuité des schèmes logico-ontologiques à l’œuvre dans les philosophies d’Aristote, de Hegel et de Marx, Castoriadis s’efforce de montrer en quoi le social-historique ne peut absolument pas être saisi comme chose, sujet ou concept et pas plus comme réunion de choses, de sujets et de concepts, contrairement à ce que la pensée héritée - d’Aristote à Marx - a essayé de faire pendant vingt-quatre siècles. Il montre aussi l’antinomie chez Marx du thème de l’histoire comme histoire de la lutte des classes (qui inaugure une nouvelle conception de l’histoire dans laquelle la créativité et l’activité humaines trouvent un rôle décisif) et celui du matérialisme historique (qui réactive la vue théorique objectiviste et quasi-déterministe des classes et de la succession de leur rôle dans l’histoire). Il montre que Marx finit par donner au second thème un primat définitif et prend l’exemple de son interprétation du rôle historique et des déterminations propres de la classe bourgeoise. À celle-ci Castoriadis oppose sa conception, qui fait de la classe bourgeoise, non une classe dominante parmi toutes les autres classes dominantes de l’histoire, mais une classe créatrice d’une nouvelle rationalité et même d’une nouvelle réalité, enracinée dans un nouvel imaginaire et un faire instituant irréductible à la causalité économique. L’univers de cette classe n’est pas le résultat de l’évolution des rapports de production mais de l’institution d’un monde irréductiblement inédit dans lequel les rapports de productions sont effectivement modifiés en profondeur. Le nouveau radical tient en ce que « le faire de la bourgeoisie est création imaginaire visible comme institution du capitalisme », à comprendre comme extension illimitée de la production et pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle de la nature. Dans ce cadre, qu’est-ce que la classe ouvrière et le mouvement ouvrier, ainsi que son histoire ? Castoriadis discute la conception marxiste de la classe ouvrière, incapable d’offrir une pensée du mouvement et de l’histoire du mouvement ouvrier. Le sens de ce dernier se trouve dans son faire historique, dans la création de significations imaginaires sociales qu’il met en œuvre, faire créateur qui ne peut être « éliminé par réduction à des fins assignables ou à des causes établies ». Pour Castoriadis, le point névralgique de la question ouvrière se trouve dans la lutte, activité collective autonome, anonyme, permanente, multiforme et souvent informelle des ouvriers contre l’organisation capitaliste du travail, lutte à laquelle « le marxisme, dans toutes ses variantes, est resté jusqu’à la fin aveugle ». Selon lui, il ne perçoit pas que ce sont les prolétaires qui en grande partie déterminent, par leur activité, le contenu concret des rapports de production bien plus qu’ils ne sont déterminés par eux, et ceci pour deux raisons : d’une part, parce que le système capitaliste implique une contradiction structurelle en exigeant l’initiative des travailleurs tout en l’excluant ; d’autre part, parce que la société bourgeoise tend à dissoudre toutes les valeurs et significations traditionnelles (pouvoir, famille, hiérarchie sociale, etc.). Enfin, l’un des aspects essentiels de la question ouvrière est que le mouvement ouvrier a fait naître un projet social-historique révolutionnaire, projet de transformation complète et radicale de la société. Castoriadis considère ensuite « la disparition du mouvement ouvrier en tant que force social-historique originaire et autonome ». Selon lui, seule une majorité écrasante d’hommes, provenant de plusieurs catégories sociales, pourraient maintenant mettre en œuvre une volonté révolutionnaire. Castoriadis achève son propos en expliquant toutes les raisons pour lesquelles il est fallacieux de confondre marxisme et mouvement ouvrier. Ce texte est suivi de la « quatrième de couverture de L’expérience du mouvement ouvrier 1 et 2 » (1973-1974).

            Le cinquième texte est un ensemble de « Notes sur la question de l’organisation » daté de janvier 1974. Comme son titre l’indique ce texte s’intéresse à la question des organisations révolutionnaires, en particulier au problème de leur recrutement. Castoriadis aborde ce fait historique que des individus peuvent avoir une activité révolutionnaire sans nécessairement adhérer à une organisation. Castoriadis y critique la conception abstraite de l’organisation révolutionnaire traditionnelle. Il analyse les trois aspects les plus aliénants des organisations traditionnelles : « la forme organisationnelle fixée une fois pour toutes », « l’idéologie dogmatique », « la personnification représentative de ce qu’est l’organisation sous la forme d’un leader ». Il s’intéresse à cet égard à la dimension psychanalytique que toute organisation politique comporte, en particulier aux conditions de possibilité d’un investissement psychique visant la contestation des normes sociales dans et par lesquelles la psyché singulière du militant révolutionnaire a pourtant été construite.

 

            Le sixième texte, intitulé « La hiérarchie des salaires et des revenus », a été originellement publié dans le numéro 5 de CFDT aujourd’hui, en janvier-février 1974. Castoriadis y analyse l’intérêt nouveau porté à l’idée d’autogestion (soutenu par l’auteur et S. ou B. depuis la fin des années 40). Il montre que le concept d’autogestion implique nécessairement la contestation radicale de la hiérarchie de commandement et de salaires dans l’entreprise. Castoriadis propose une argumentation critique des cinq critères invoqués pour justifier idéologiquement la hiérarchie des salaires et du commandement : le « savoir », la « qualification », les « capacités », les « responsabilités », la « pénurie ». Castoriadis conteste ensuite les théories économiques classiques et marxistes du salaire. Le point central de la discussion se trouve selon Castoriadis dans l’analyse des facteurs sociologiques et psychologiques qui déterminent les individus face à la structure hiérarchique, en particulier l’intériorisation et la valorisation massive par les membres de la société contemporaine bureaucratisée du modèle hiérarchique. La thèse de Castoriadis est qu’il est impossible à l’homme contemporain de se représenter lui-même sans se représenter en fonction de la place qu’il occupe ou pourrait occuper dans une structure hiérarchique.           

            Le septième texte reproduit une « Discussion avec des militants du PSU » (publiée à l’origine dans Critique socialiste, numéro 5 en janvier 1974). Différents thèmes font l’objet d’une discussion : le modèle hiérarchique, les modèles alternatifs à l’institution hiérarchique de la société, l’égalité radicale des salaires et de l’autorité, la place de l’instance économique dans la vie sociale, les conditions de la réalisation d’une société socialiste autogestionnaire démocratique. 

            « Autogestion et hiérarchie » a été publié dans CFDT aujourd’hui numéro 8 en juillet-août 1976 et écrit en collaboration avec Daniel Mothé. La première partie s’intitule « Autogestion et hiérarchie de commandement ». L’autogestion y est d’abord définie comme pouvoir de décider soi-même de ses affaires (critique de la « représentation ») en connaissance de cause. La hiérarchie, dans le système actuel, a pour seule fonction d’organiser la contrainte contre des travailleurs aliénés, donc récalcitrants. Les critères invoqués du « savoir » et de la « compétence » pour justifier la hiérarchie sont l’objet d’une critique approfondie. Les compétences et savoirs spécifiques, dans le modèle autogestionnaire, doivent être immanents à l’activité productive, la servir et non la diriger de façon séparée. La deuxième partie, « Autogestion et hiérarchie des salaires et des revenus », s’efforce de démontrer qu’il n’existe aucun critère objectif permettant de fonder et de justifier une quelconque hiérarchie des salaires dans l’entreprise et dans la société. Il est affirmé qu’au contraire, dans une société autogérée, l’égalité absolue des salaires est un principe de base.  

            Le texte « L’exigence révolutionnaire » est un entretien avec Olivier Mongin, Paul Thibaud et Pierre Rosanvallon enregistré le 6 juillet 1976 et publié dans Esprit. Les thèmes abordés sont les suivants : la critique de l’économie marxiste, les liens entre politique et philosophie, le primat (illégitime) posé par la philosophie classique de la théorie sur la praxis (Marx y compris), le rapport entre histoire et politique, le sens de la pratique révolutionnaire comme faire visant une totalité ouverte (analogie avec l’écriture d’un livre, la pédagogie, la cure psychanalytique), le rapport entre éthique et politique, la crise du capitalisme moderne, l’autonomie comme unité de signification des différentes formes contemporaines de contestation sociale, la lutte comme création “sauvage” immanente, la différence entre révolte et révolution, l’histoire comme création (et non comme être-déterminé), les rapports entre conscient et inconscient analogues aux rapports entre la société et ses institutions (analogie entre la psychanalyse et la politique révolutionnaire en tant qu’elles visent la transformation de ces rapports respectifs), les relations entre société et État, enfin l’égalité quant au pouvoir à titre d’objectif révolutionnaire central. 

            Le dixième texte, « La source hongroise » (automne 1976), est consacré à la révolution hongroise de 1956. Le silence sur la révolution hongroise tient selon Castoriadis au fait qu’elle constitue la première et la seule (à ce jour) tentative révolutionnaire contre le capitalisme bureaucratique totale (celui des pays de l’Est dans la conception et la terminologie castoriadiennes). Castoriadis revient longuement sur le sens de la création historique radicale ouverte par la révolution hongroise et refermée aussitôt par la répression militaire, en particulier l’établissement par les Conseils de la démocratie directe, de l’égalité politique véritable, leur enracinement dans des collectivités concrètes, leur revendication d’autogestion dans le travail.  

            Ce texte est suivi de « Deux lettres sur l’activité révolutionnaire et la situation en Espagne » du 19 juillet 1975 et du 7 novembre 1976. La première porte sur la nature authentique de l’activité et de la théorie révolutionnaires, comme pensée et faire critiques, refusant radicalement toute adhésion à un dogme (marxiste ou autre). Dans la seconde, Castoriadis prodigue quelques conseils à un camarade espagnol sur la manière dont il pourrait s’y prendre pour concrétiser son engagement politique révolutionnaire.  

            Le texte suivant, intitulé « Les divertisseurs » (titre dérivé du terme militaire « diversion ») a été publié dans Le nouvel observateur en juin 1977 : il s’agit d’une dénonciation virulente de l’incapacité des théories dominantes de la scène intellectuelle parisienne, entre 1945 et 1977, à penser le présent, autrement dit d’une critique de l’existentialisme sartrien, du structuralisme ainsi que de ses avatars, enfin du mouvement dit des “nouveaux philosophes”. 

            Écrit en juillet 1977, « La gauche et la France en 1978 » traite, dans une perspective critique, du sens et des effets d’une victoire législative de la gauche unie autour d’un programme commun aux élections de 1978. Une telle victoire, inscrite dans le cadre de la représentation politique et de la société capitaliste, ne peut pas produire de changements politiques substantiels, encore moins introduire les germes d’une transformation révolutionnaire. 

            « L’évolution du PCF », publié dans Esprit en décembre 1977, reprend en les développant des éléments que Castoriadis avait intégrés à l’origine au texte « La gauche et la France en 1978 ». Castoriadis y montre que le PCF est un appareil politique de type bureaucratique mais aussi totalitaire. Dépourvu de toute conception politique déterminée, d’un authentique modèle communiste de société, le PCF en arrive à remplacer l’idéologie de l’organisation par l’idéologie comme organisation. Castoriadis analyse ensuite les raisons de la conservation du PCF dans le système politique français et les moyens stratégiques et tactiques (générateurs de contradictions) qu’il développe pour maintenir la croyance chez ses électeurs de la possibilité de son accession au pouvoir.  

            Le dernier texte, « De la langue de bois à la langue de caoutchouc », est une critique d’Althusser et, plus généralement, une analyse des manœuvres idéologiques de diversion de la plupart des théoriciens eurocommunistes, diversion qui consiste à tout mettre en œuvre pour éviter à la pensée de se confronter à la réalité sociale et historique contemporaine.  

 

            Intitulé Quelle démocratie, tome 1, écrits politiques 1945-1997, III, ce livre de près de 700 pages a d’abord pour intérêt de rééditer certains textes politiques de Castoriadis épuisés. Parmi eux, certains sont d’une importance capitale pour la compréhension des positions socialistes antitotalitaires et antibureaucratiques de Castoriadis et, plus généralement, de la revue Socialisme ou Barbarie. Plusieurs textes présentent l’intérêt d’introduire le lecteur à la conception politique révolutionnaire de Castoriadis et à son projet démocratique et autogestionnaire. Certains textes de circonstances portent sur la vie politique de l’époque et présentent un intérêt théorique moindre en 2014. D’autres extraits intéresseront tout particulièrement la philosophie au sens strict dans la mesure où la perspective politique (révolutionnaire) et la perspective théorique y sont l’objet d’une articulation explicite. Le livre peut être lu in extenso et permet le cas échéant d’avoir une vue d’ensemble de la pensée politique de Castoriadis. Mais on peut aussi lire les extraits de façon indépendante, l’ouvrage constituant un précieux outil de travail pour tous ceux qui sont intéressés par la politique, son histoire mais aussi par la philosophie politique du XXème siècle.


                                                                                                                                                                           Baptiste Calmejane



PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE

 

TABLE

 

Avertissement - 7                                                                           

Liste des sigles des volumes et articles de Castoriadis le plus fréquemment cités - 9

Castoriadis, écrivain politique (II), par Enrique Escobar- 13                                                                      

 

 

I – UNE NOUVELLE ORIENTATION 70

 

            Pour une nouvelle orientation : Introduction - 83 

            Sur l’orientation de la propagande - 87   

            Sur l’orientation des activités - 101

            Recommencer la révolution - 113

            Postface à “recommencer la révolution“ - 155

            La grève des mineurs - 163

            La jeunesse étudiante - 167

            Fissures dans le bloc occidental - 183

            Le rôle de l’idéologie bolchévique dans la naissance de la bureaucratie - 191

            Quelques remarques sur Riches et pauvres en Amérique213

            La praxis et les racines du projet révolutionnaire - 217

            La crise de la société moderne - 249

            La suspension de la publication de Socialisme ou barbarie269

            La révolution anticipée - 275

            Benno Sternberg-Sarel - 321

 

II – QU’EST-CE QU’UNE SOCIÉTÉ AUTONOME ? - 325

 

            Introduction générale à la réédition en « 10/18 » - 329

            Avertissement pour la réédition en « 10/18 » - 379

            La question de l’histoire du mouvement ouvrier - 383

            Quatrièmes de couverture de L’expérience du mouvement ouvrier, 1 et 2 - 457

            Notes sur la question de l’organisation - 459

            La hiérarchie des salaires et des revenus - 479

            Discussion avec des militants du PSU - 493

            Autogestion et hiérarchie - 523

            L’exigence révolutionnaire - 541

            La source hongroise - 575

            Deux lettres sur l’activité révolutionnaire et la situation en Espagne - 611

            Les divertisseurs - 617

            La Gauche et la France en 1978 - 629

            L’évolution du PCF - 647

            De la langue de bois à la langue de caoutchouc - 675