Séverine Kodjo-Gradvaux, Philosophies Africaines, lu par Maryse Emel.
Par Baptiste Klockenbring le 24 novembre 2014, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Séverine Kodjo-Gradvaux, Philosophies Africaines, Présence Africaine, lu par Maryse Emel.
« Il faudra bien que le soleil que je transhume éclaire les moindres recoins... Celui qui cherchera dans mes yeux autre chose qu’une interrogation perpétuelle devra perdre la vue... »
F. Fanon Peau noire, masques blancs
Présenter les « philosophies africaines », tel est le projet de Séverine Kodjo-Grandvaux, rédactrice en chef adjointe des pages « culture et médias » de l’hebdomadaire Jeune Afrique.
Préférant au singulier le pluriel, elle souligne ainsi la diversité des chemins de la réflexion philosophique empruntés par l’Afrique et dénonce en même temps, le colonialisme récurrent de la philosophie occidentale. Les propos de l’auteure sont virulents et militants. Il s’agit de défendre la philosophie africaine contre la lecture hégélienne, lui refusant l’accès à la raison du fait d’une pensée insuffisante de l’Etat. Ainsi peut-on lire dès le début du livre : « La philosophie légifère alors sur ce qu’elle est. Elle décide de ce qu’elle doit être et de ce qui lui est extérieur. Et elle choisit alors de renoncer à ce qui est non occidental ». Rendre à l’Afrique la raison ? Comme l’écrivait Fanon en 1952, dans Peau noire, Masques blancs :
« Nous ne poussons pas la naïveté jusqu’à croire que les appels à la raison ou au respect de l’homme puissent changer le réel. Pour le nègre qui travaille dans les plantations de canne du Robert, il n’y a qu’une solution : la lutte... », — de préciser aussitôt : « ... Cette lutte, il l’entreprendra non pas après une analyse marxiste ou idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son existence que sous les espèces d’un combat mené contre l’exploitation, la misère et la faim. »
Critiquer la position hégélienne certes… cependant concept n’est pas représentation aurait répondu ce dernier… C’est cette lecture anti-hégélienne que nous avons décidé de comprendre pour donner à cette lecture un sens qui ne soit pas chronologique uniquement. Non pas pour justifier les propos de Hegel sur l’Afrique, mais pour montrer que le refus de la philosophie est tout autant lourde de conséquences en maintenant dans l’opposition l’Occident et l’Afrique.
Opposition, tel et le maître mot de l’ouvrage : le maintien d’un clivage, d’un colonialisme latent maintenant une totale absence de dialogue entre l’Afrique et l’Europe, certains jugements hâtifs sur la « fermeture »de l’Occident… et l’ouverture de l’Afrique… l’analyse frise parfois la caricature, ce qui est gênant si on s’inscrit dans une perspective résolument philosophique. La raison du malaise tient peut-être au style de l’ouvrage : descriptions, compilations, militantisme.
Le ton est polémique dès les premières pages, ce qui sera le ton général de l’ouvrage. Dans « Effets de miroir », qui peut être lu comme un chapitre introductif, la philosophie qualifiée d’ « occidentale » est d’emblée présentée comme idéologique, parce que s’étant attribuée par une sorte de coup de force, la propriété de la raison. Aux bancs de l’accusation : Hegel, Husserl, Heidegger, pour leur conception d’une histoire qui serait européenne et ethnocentriste.
Cela aboutit à cette conclusion de la part de la journaliste : « Nous ne pouvons donc que proposer une lecture partielle, certainement partiale, des philosophies africaines i»parce que « notre réflexion est produite à partir d’un lieu particulier … » D’où le pluriel du titre mais aussi un relativisme refusant toute position universelle du discours, peut-être par confusion de l’universel et de l’universalisant et de l’englobant, même si elle s’en défend. On peut d’ailleurs se demander si cette confusion n’est pas le lieu d’une autre confusion, car « la philosophie occidentale » à la singularité englobante n’est à aucun moment réellement examinée. Figure de l’autre, de l’étrangère, elle sert de reflet à ce jeu de miroirs évoqué par le titre, plus comme repoussoir, comme image que comme concept. La polémique se redouble d’une attaque frontale à l’encontre des Universités françaises qui ne dispensent aucun enseignement de philosophie africaine ii. Pourquoi une telle situation ? La réponse apparaît dans son évidence : nous ne sommes pas sortis des rapports de domination esclavagistes. C’est le fil directeur de l’ouvrage.
C’est à partir de ce préambule, de ces affirmations partisanes, ce que ne conteste d’ailleurs pas l’auteure, que les chapitres s’enchaînent.
Philosophies et identité africaines
De la compréhension raciale et ethnique de la philosophie africaine
Déplacement de la notion de philosophie africaine
La philosophie africaine comme praxis : penser le vivre ensemble
Pour une philosophie nomade.
Dans le premier chapitre Séverine Kodjo-Grandvaux présente les débats autour de la philosophie africaine qui se structurèrent dans les années 60-70, autour de Paulin Hountondji, philosophe béninois, ainsi que les limites de cette première rencontre avec la philosophie. Il y a selon elle, dans « l’ethnophilosophie » la bonne intention de vouloir distinguer les pensées africaines de la réflexion occidentale, mais le risque, qui se retrouvera en ethnopsychiatrie « de ravaler le Sujet à l’état d’occasion de parole » et à exercer sur lui un pouvoir de domination. Retour dès lors à une autre forme de colonialisme. L’ethnophilosophie désigne alors « tout ouvrage d’ethnologie à prétention philosophique iii» selon la définition qu’en donne Houtondji lorsqu’il crée le concept. L’Europe se réappropriant ce discours ethnologisant va le mettre en valeur, créant cependant une autre forme de domination, en fixant et momifiant un certain exotisme africain. Et l’auteure d’en conclure à une nouvelle ruse de la domination occidentale. On retrouve en effet ici toute l’ambiguïté de la notion de culture des « primitifs », terme développé par Lévy-Bruhl, ambiguïté de la terminologie que la création d’un Musée des Arts Premiers a encore du mal à effacer. Contre ce risque réducteur, une mise en question de la dimension philosophique de la culture orale africaine va très vite se mettre en place. Si pour beaucoup de penseurs africains, la notion d’oralité de la culture est porteuse de sens, elle est aussi risque d’enfermement de la pensée africaine sur elle-même.
Autre risque : la caractérisation nationale qui s’appuie sur l’appartenance ethnique. Les mouvements panafricains et la revendication de la négritude ont tenté, en contrepartie du discours colonial, d’insister sur une « culture noire », contribuant ainsi à leur propre enfermement en réhabilitant paradoxalement la notion de « race », renvoyant le culturel à des déterminations biologiques lourdes de présupposés et de danger.
Différencialiste ou ethnique…la philosophie africaine souffrirait d’une réelle crise d’identité, et face à elle l’Occident apparaît comme le mal absolu, responsable d’une philosophie africaine introuvable. C’est une des raisons qui conduit à envisager la philosophie africaine sous un autre angle.
Séverine Kodjo-Grandvaux présente le travail de traduction du philosophe Wiredu. Selon ce dernier la philosophie ne doit s’enfermer ni dans un universalisme qui exclut, ni dans un particularisme identitaire, également exclusif, sans quoi aucun dialogue n’est alors possible entre l’Occident et l’Afrique. Il pose ainsi l’existence de « particuliers universels » rendant possible l’humanité. Ils « expriment […]la diversité humaine à travers l’application singulière à chaque société ». Comment articuler l’un au multiple ? A trop historiciser, on finit peut-être par oublier l’histoire des abeilles dans le Ménon de Platon…qui se posait finalement la même question :
« Il paraît, Menon, que j'ai un bonheur singulier : je ne te demande qu'une seule vertu, et tu m'en donnes un essaim tout entier. Mais, pour continuer l'image empruntée [72b] aux essaims, si, t'ayant demandé quelle est la nature de l'abeille, tu m'eusses répondu qu'il y a beaucoup d'abeilles et de plusieurs espèces, que m'aurais-tu dit, si je t'avais demandé encore : Est-ce précisément comme abeilles que tu dis qu'elles sont en grand nombre, dé plusieurs espèces et différentes entre elles? où ne diffèrent-elles en rien comme abeilles, mais à d'autres égards, par exemple, par la beauté, la grandeur, ou d'autres qualités semblables? Dis-moi, quelle eût été la réponse à cette question ? MENON : J'aurais dit que les abeilles, en tant qu'abeilles, ne sont pas différentes l'une de l'autre. [72c] SOCRATE : Si j'avais ajouté : Menon, dis-moi, je te prie en quoi consiste ce par où les abeilles ne diffèrent point entre elles, et sont toutes la même chose; aurais-tu été en état de me satisfaire?MENON : Sans doute. »
Revenons au livre. La philosophie africaine doit se séparer de toute fixité identitaire, se mettre en mouvement, refusant toute sacralisation du passé. Un va-et-vient, une « traversée » écrit Séverine Kodjo-Grandvaux, multipliant les images afin de préciser une approche qu’une étude plus approfondie rapprocherait peut-être de Hegel. Le mouvement par lequel l'universel se nie pour devenir particulier, n’est-ce pas la définition que Hegel donne du concept ?
N’est-ce pas à un échec de la critique de Hegel que nous assistons, à la fin du livre ? Ce dernier n’est cité qu’à propos de ces analyses qualifiées de racistes sur l’Afrique. Discrédité dès le début il laisse la place à Kant ou Habermas. De la même façon Aristote n’est repérable que par la référence au Kairos dans le quatrième chapitre.
Et on finit par se demander si en fait le livre ne verse pas dans la culpabilisation de l’homme blanc… Rappelez-vous du Sanglot de l’homme Blanc de Pascal Bruckner… culpabilisation qui gêne peut-être la question essentielle que pose la lecture du livre : n’y-a-t-il d’une part que les africains qui soient susceptibles de penser l’Afrique, et d’autre part ne peut-on sortir de cet enfermement que dans une opposition rigide entre Occident et Afrique, qui est à l’origine et en conclusion du livre ? 300 pages qui répètent une sorte d’impasse.
C’est vrai que ce livre foisonne de références, d’informations utiles. On aimerait toutefois mieux comprendre, et peut-être aussi trouver un discours qui pense cette culpabilisation et cette frontière décriée, mais ne la dépasse pas.
Maryse Emel
iId p.23
iip.15
iiip. 26