Jean-Christophe Weber, La consultation, PUF 2017, lu par Alexandre Klein

Jean-Christophe Weber, La consultation, Paris, Presses universitaires de France, 2017, 164 p., lu par Alexandre Klein.

 

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Parmi ceux qui s’attardent à philosopher sur le sens de leur pratique, rares sont les médecins à opérer une critique réelle et profonde de la rationalité médicale. Trop souvent, ils se contentent de plaquer des concepts philosophiques sur des réalités de soin rapidement décrites et rarement analysées, ou d’en signaler les paradoxes et les limites, à l’aide de citations de grands penseurs. Il faut dire que fréquemment, le but est uniquement de pouvoir ajouter à la longue liste des réussites qui jalonnent leur carrière, un petit traité d’humanité. Mais parfois, heureusement, les choses se passent autrement, et des soignants, suivant les conseils des Anciens,1 se font réellement philosophes. Ils enrichissent alors, de la manière la plus positive qui soit, leur pratique comme le regard porté sur l’activité médicale. Jean-Christophe Weber est de ceux-là.

 

Professeur de médecine interne et membre de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur les sciences et la technologie de l’université de Strasbourg, il mène depuis plusieurs années maintenant une réflexion poussée sur la médecine, son statut épistémologique et ses enjeux sociaux et philosophiques, notamment au sein d’un séminaire qu’il anime depuis plus de douze ans. Suivant l’idéal hippocratique, il a même entamé en 2015 une thèse de doctorat en philosophie, sous la direction de Frédéric Worms, au Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine de l’ENS.  Elle porte sur la consultation médicale, tout comme le petit ouvrage qu’il vient de faire paraître dans la collection « Questions de soin » que son directeur dirige aux Presses universitaires de France.

Ce dernier, simplement intitulé « La consultation », présente une réflexion philosophique approfondie sur le sens et les enjeux contemporains de la pratique médicale clinique. Reprenant certains articles déjà publiés dans des revues ou collectifs (mais qui ont été remaniés pour l’occasion), Weber nous y propose une « plongée » au cœur de la « médecine ordinaire » (p. 7). Une immersion qui prend la forme d’une analyse précise et particulièrement riche du statut épistémologique de la médecine contemporaine, de sa rationalité, et des défis sociaux et éthiques auxquelles elle doit faire face aujourd’hui. C’est dans la philosophie, mais aussi largement dans la psychanalyse, que le médecin est allé chercher les outils pour questionner son « expérience brute » de praticien et ainsi éclairer la clinique médicale, afin de la mettre en question, en tension, d’en préciser les limites, notamment épistémologiques, mais aussi de dévoiler les voies de leur dépassement. Ainsi, Jacques Lacan dialogue ici avec Aristote, Kant, ou Michel Foucault, tandis que la voie est tracée par John Dewey, Richard Sennett, mais surtout George Canguilhem qui reste, comme dans beaucoup de volumes de cette collection d’ailleurs, un repère, voire même un modèle, des plus incontournables.

Après avoir présenté, dans une introduction pointue qui donne le ton de l’ouvrage, ces objectifs ainsi que les fondements théoriques de sa réflexion, Weber pose dans un premier chapitre le cadre de son analyse en questionnant les statuts moral et épistémologique de la médecine en tant que pratique. Retrouvant dans la notion antique de technê les éléments pour caractériser le travail du praticien médical hors des habituelles dichotomies (art/science, technique/humanité, savoirs scientifiques/savoirs expérientiels), il rappelle que ce dernier relève avant tout d’un savoir pratique d’ordre tactique reposant sur de nombreux éléments tacites. La pratique médicale est un « savoir-y-faire » incorporé (p. 27) et qui ne peut donc que s’incarner toujours de manière singulière dans le sujet soignant, dans la rencontre avec le malade et dans le geste de soin. Elle est donc de l’ordre de l’habileté et relève de ce fait d’une forme de bricolage, d’une « inventivité bricolée » (p. 39), selon les mots de l’auteur. Son éthique émerge par conséquent de ce caractère d’habitus cultivé. Loin du déontologisme qui invite à suivre les règles établies, l’éthique de la pratique médicale se joue, selon Weber, dans la réflexion sur les valeurs respectives des différentes fins légitimes à concilier dans l’acte de soigner. Elle est donc une forme de sagesse, un « tact » (p. 52) qui loin de relever du pur subjectivisme et de l’improvisation, se nourrit en fait de règles et de savoirs pour mieux s’affirmer comme un pouvoir pratique efficient et respectueux des besoins et désirs des différents acteurs de la relation de soin. La médecine est ainsi, selon l’auteur, une « pratique funambule », aussi corporelle que narrative, enserrée dans des savoirs de diverses origines et au cœur d’enjeux de pouvoir pluriels, qui vont du transfert au conflit d’intérêts. Pratique complexe et multiple donc, qui répond à la singularité de son objet d’application, ce corps pluriel auquel est consacré le deuxième chapitre.

Le corps mène en effet des vies doubles, au point qu’on peut se demander, affirme Weber, quel(s) corps prend(nent) place dans la consultation. Est-ce ce Körper sur lequel portent les discours scientifiques ou ce Leib dont le sujet fait ou a l’expérience ? Pour le professeur de médecine interne, la rencontre médicale met à jour l’écart existant entre cet organisme connu par la science médicale et cette expérience corporelle vécue par le malade. Autrement dit, c’est la consultation elle-même qui opère le dédoublement du corps.  D’ailleurs, les psychanalyses freudienne et lacanienne avaient déjà thématisé cette dualité du corps malade. Freud, d’abord, avait attribué une double vie aux organes, constatant qu’ils jouaient leur rôle physiologique tout en étant intimement impliqués dans la vie libidinale. Double vie pulsionnelle qui était déjà à l’origine de difficultés pour le corps dont l’économie biologique se trouvait « brouillée » (p. 61) par cette économie érotique qui lui était, finalement, entièrement hétérogène. Lacan, ensuite, en questionnant le lien du corps avec le langage, a mis en lumière une autre difficulté s’attachant à cette corporéité double : si le langage nécessite le corps, ce dernier ne peut être entièrement dit par le langage. Ainsi, le réel de la maladie reste irrémédiablement intransmissible, parce qu’imprononçable dans son entièreté. « Entre corps et parole, il a donc à la fois aliénation et coupure » (p. 71). Il a ainsi fait émerger de ce rapport compliqué du corps au langage, trois registres autour desquels s’organise l’expérience corporelle, autour desquels se définit la vie du corps : le réel, le symbolique et l’imaginaire. D’où l’affirmation de Weber selon laquelle il y a au final une « triple vie du corps » (p. 73) qui le rend d’autant plus difficile à appréhender pour le médecin qu’il a été formé à aborder des corps simples, entièrement déchiffrables. La prise en charge de ce corps pluriel implique donc, pour l’auteur, de ne pas se précipiter à traduire les mots du malade en catégories savantes et de porter attention à ce qui est en suspens, en réserve, à ce qui n’est pas nécessairement dit. C’est ainsi que pourra être accueilli au mieux ce corps à la vie plurielle. C’est aussi ainsi que pourra s’installer cette confiance qui est au cœur de la consultation comme de la pratique médicale, et sur laquelle porte le chapitre suivant.

Weber se penche en effet, dans le troisième chapitre, sur les difficultés liées à cet élément central du soin qu’est la confiance du malade. Constatant que l’on cherche de plus en plus à l’asseoir sur des critères objectifs, rationnels, parce qu’apparemment plus solides, il rappelle que la confiance implique pourtant, dans son essence même, un risque irréductible, un grain de folie consistant à remettre à un autre, sans considération du danger, quelque chose qui est à soi (l’acte de confier). Pour appuyer sa démonstration, il s’attarde d’abord sur le modèle épistémologique qui est selon lui celui de la pratique clinique : le modèle indiciaire défini par Carlos Ginzburg. En tant que technê, la médecine fonctionne en effet par quête de traces et reconstruction patiente de sens. Elle se prête donc difficilement à l’« accountability »  qui est au cœur des politiques contemporaines de santé. L’auteur poursuit en interrogeant, d’un point de vue plus psychanalytique, la nécessaire investiture symbolique impliquée dans la relation de confiance. Là aussi il ne peut que constater qu’il ne semble plus y avoir, aujourd’hui où les mots d’ordre sont la transparence, le contrôle et l’obligation de rendre des comptes, de place pour ce qui relève de l’habitus incorporé, de la sagesse pratique, pour des savoirs tacites. Or c’est la confiance qui pâtit de ce décalage, de cet état de fait. Le médecin, se devant de suivre les règles de la standardisation qui s’imposent partout dans son domaine d’activité, ne peut plus exercer son habileté, cette phronésis ou sagesse pratique, qui est au cœur de sa technê. Il perd ainsi sa capacité à accueillir le corps dans sa pluralité, autant que la demande du malade. La confiance placée dans le bon praticien est ainsi mise à mal par les exigences de normalisation et de rationalisation de la pratique au cœur de l’évolution de la médecine occidentale contemporaine. La relation intersubjective qui constitue originellement la consultation laisse place à une version contractuelle du pacte de soins « qui rassemble un usager présumément autonome titulaire de droits et un professionnel dûment mandaté pour répondre aux besoins de soins » (p. 100) et au sein de laquelle la confiance est devenue, selon l’auteur, une notion inappropriée.   

Le chapitre 4 approfondit l’étude de ce nouveau pacte de soins en explorant cette autonomie que la législation a reconnue ou attribuée, davantage depuis quelques années, au malade. Se basant sur un exemple concret issu de sa pratique, Weber questionne d’abord la notion de demande raisonnable et les difficultés qu’il peut y avoir à prendre véritablement en charge la requête du patient. Il plonge ensuite dans les textes de loi pour montrer que la législation, sans reconnaitre véritablement le droit à disposer de soi et plus spécifiquement de son corps, a aménagé au cours des dernières années une place plus importante à la volonté du patient. Reste que dans les faits, les choses sont plus délicates, car le consentement est soumis à la reconnaissance de certaines capacités qui excluent de fait certains patients et dont la quête même est de fait utopique, ce qui laisse généralement le dernier mot au soignant. Ainsi, peut dès lors constater Weber, « jamais la volonté n’a semblé autant mise en avant qu’aujourd’hui, et pourtant, dans le concret des décisions quotidiennes, jamais les vœux du patient n’auront aussi peu pesé dans la balance des décisions qui le concernent au premier chef » (p. 123). La parole du malade n’est audible et entendue que lorsqu’elle correspond aux volontés du médecin et aux exigences de l’organisation des soins. Illusoire autonomie, donc, que l’on pense acquise parce qu’elle est reconnue dans les textes, mais qui reste encore souvent bafouée ou simplement ignorée dans la pratique. Le changement de modèle est donc urgent, car ce qui se profile à l’horizon, c’est une situation dans laquelle des « esclaves [seraient] soignés par des tyrans dans un monde invivable » (p. 127). Mais des solutions peuvent être esquissées - ce que fait Weber pour finir - afin d’éviter que ne se réalise ce triste pronostic.

Finalement, poursuivant sa réflexion sur l’autonomie, l’auteur nous invite, dans un cinquième et dernier chapitre, à réfléchir, avec l’aide de l’analyse kantienne des Lumières, aux aspirations de liberté portées par les médecins comme les malades et aux conditions de leur harmonisation. Il dresse le constat que, autour de questions contestées de savoir et de pouvoir, deux acteurs en quête de liberté s’affrontent dans la méconnaissance de ce qui les détermine l’un l’autre. Pour pallier cette situation et se « désempêtrer » de ce « nœud » (p. 132) qui étouffe la relation contemporaine de soins, il revient ensuite sur le célèbre texte des Lois de Platon dans lequel le philosophe compare le médecin libre qui soigne les gens libres en les éduquant à devenir leur propre médecin et le médecin esclave qui soigne les esclaves en leur ordonnant ce qu’ils doivent faire. Il peut ainsi réaffirmer que le travail du médecin repose sur son expérience, sur sa phronésis, et qu’il ne peut, comme le rappelle Platon dans sa Politique, être contraint par des lois écrites. Cette leçon antique, qui fait particulièrement sens à l’heure où l’organisation du soin tend, sur la base de l’Evidence Based Medicine, à formater l’action soignante autour des normes d’agir prédéfinies, conduit surtout Weber à signaler l’importance, pour les soignants (mais pas uniquement), de se questionner sur le sens de l’expérience du soin et plus largement sur la nature même de l’expérience que l’on peut faire de soi-même dès lors qu’existe un savoir sur soi qui prétend au vrai. Elle l’incite également, pour finir, à énoncer un « avertissement sévère et sombre » (p. 139-140). Dénonçant à nouveau la violence des nouvelles modalités de management public et de gouvernance dans le milieu de la santé, il rappelle que les médecins qui se retranchent derrière les recommandations et les référentiels, trop effrayés par les conséquences qu’il pourrait y avoir à penser par eux-mêmes, se condamnent à une condition d’esclaves, et que, comme l’avait déjà compris Platon, les esclaves ne soignent que des esclaves, qui plus est comme des tyrans. Ainsi, comme le réaffirme la conclusion, il importe de reconsidérer le statut épistémologique de la médecine, la pratique médicale, pour continuer à la reconnaître comme la technê qu’elle est, et ce afin de repenser en conséquence les modes de gouvernance qui ont cours dans le milieu de la santé. Ce n’est que de cette manière que pourront être réinstallés la confiance et le plaisir qui sont et doivent rester le cœur de la pratique de soin.

Finalement,  en 150 courtes pages, C’est une réflexion aussi pointue que précieuse que nous propose Weber. Dans cet essai dont on apprécie tant la plume que l’engagement, l’auteur dresse un tableau clair et honnête de la situation difficile que connait la médecine contemporaine, et ce sans tomber dans les travers si souvent rencontrés de la critique proprement idéologique d’une part ou de la dénonciation du procès d’intention, qui relève purement et simplement de l’aveuglement volontaire, de l’autre. Son juste constat, bien qu’assez classique, est très intelligemment posé et particulièrement bien argumenté. Si le propos est pointu, au sens où il respecte la complexité des concepts et ne cède jamais à la facilité de l’argumentation, il reste néanmoins très clair. On pourrait certes regretter qu’il ne dise rien sur les modalités d’articulation concrète de son modèle épistémologique de la pratique médicale, cette technê qu’il est allé chercher chez les philosophes antiques, avec les modèles et représentations à l’œuvre dans les sciences médicales contemporaines, mais ce serait mal comprendre son propos, ainsi que l’objectif général de son ouvrage. Car ce n’est pas un ouvrage d’épistémologie médicale que nous propose Weber, ni même, à proprement parler, un essai de philosophie de la médecine. C’est au contraire un traité de philosophie médicale, tel qu’en produisaient les médecins des siècles passés ; à une différence près, et elle est essentielle, c’est que cet ouvrage est un essai critique de philosophie médicale. Un essai qui, enfin, a pris acte de la fin du paternalisme médical, des transformations contemporaines, notamment sociales, du monde de la santé et donc de la nécessité de repenser la relation, ainsi que la rationalité médicale elle-même, sur des bases épistémologiques et politiques plus justes et plus démocratiques. Bref, un essai dont la lecture s’impose à tous ceux qui ont à cœur de donner, ou de recevoir, des soins de qualité, et ce d’un point de vue tant technique que relationnel.

 

1Hippocrate affirmait dans son traité De la bienséance que le médecin-philosophe était l’égal des dieux. Ce modèle perdurera à travers l’histoire comme un idéal à atteindre pour le soignant réflexif.

                                                                                                                                                 Alexandre Klein