Ensemble, pour une éthique de la coopération, Richard Sennett, Albin Michel, 2014. Lu par Agathe Arnold

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

 

En vous souhaitant de bonnes lectures, recevez nos très cordiales salutations, 

L'équipe de l'Oeil de Minerve

Recensions de philosophie morale.

Index des recensions de philosophie antique.

Le propos d’Ensemble n’est pas seulement sociologique et historique, mais se veut également anthropologique et philosophique. Richard Sennett y interroge les différentes modalités de la coopération entre les hommes, partant du postulat qu’elle est une potentialité qui a besoin de rituels pour se déployer et pour contrer la tendance adverse à la compétition.

Dans le cadre d’une trilogie consacrée à l’homo faber, la recherche se concentre sur le travail pratique, non pas pour faire une fin en soi du relevé historique des nombreuses modalités d’actions collectives (qui constitue la première partie de l’ouvrage), mais parce que semblent se jouer dans l’activité technique des rapports de coopération et d’interaction entre les individus et leurs talents propres qui pourront valoir comme manifestation paradigmatique de la coopération sociale au sens large. En ce sens Ensemble incarne également un effort critique de relativisation d’un modèle social dominant  fondé sur la concurrence, où l’entente n’est motivée que par l’idéologie identitaire et par la hantise de l’altérité. Attentif non seulement à l’inefficacité mais aussi à l’illégitimité des systèmes politiques et sociaux qui imposent d’en-haut la coopération et en figent les modalités, le discours de Sennett n’a pas la prétention de proposer de nouveau modèle de rapports politiques et sociaux, mais veut laisser entendre qu’il y a des alternatives.

La première partie est consacrée au modelage politique de la coopération, sur l’ambiguïté de la solidarité et sur la possibilité de la voir se déployer selon une modalité autre que celle du « nous-contre-eux ». Sont examinés d’un point de vue anthropologique les liens entre compétition et coopération, et les différents types d’échanges et de relations que ceux-ci induisent. L’auteur dresse également ici un historique de la prise en main politique de la coopération.

La deuxième partie se veut un examen sociologique du relâchement de la coopération dans le présent, et va chercher dans l’expérience individuelle de l’inégalité ce qui vient conditionner la manière dont chacun investit l’expérience coopérative, mais aussi son aptitude à se confronter à la complexité et à la différence.

La troisième partie s’attèle à la recherche des moyens de renforcer la coopération, cherchant dans le travail, dans les compromis et ajustements réciproques qu’il exige, dans la « diplomatie quotidienne », ce qui permettrait de penser la vie sociale de manière plus générale. Il s’agit ainsi pour Richard Sennett d’examiner notamment « comment le travail de l’artisan face à la résistance physique éclaire le défi que représentent les résistances et les différences sociales » (p.261), et pour ce faire d’évoquer les différents types de rapports sociaux, formels ou informels (réunion, conversation, discussion, débat, injonctions tacites…), et leur lien avec les différents types d’échanges évoqués plus haut, notamment pour résoudre des conflits et provoquer la coopération.

Ensemble offre de multiples approches disciplinaires du vivre-ensemble : psychologiques, éthologiques, historiques, sociologiques… En ce sens, il sera une ressource intéressante pour mettre en perspective les anthropologies classiques abordées notamment dans le cadre des cours de philosophie politique, mais également pour contribuer au traitement des notions comme les échanges, le travail et la technique. On retiendra tout particulièrement trois passages de l’ouvrage : l’évocation que fait Sennett d’une séance de répétition d’un orchestre, ainsi que celle d’une photo de Frances Johnston représentant un groupe d’artisans en train de construire ensemble un escalier, chacun étant à la fois concentré sur sa tâche et en ce sens comme absent aux autres, et en même temps conscient de leur présence, de leurs tâches respectives et de la dynamique commune qui les unit les uns aux autres. Enfin, dans la description de la vie dans un atelier de luthier, la mise en évidence du caractère informel et néanmoins ritualisé de la coopération trouve ici son sens et sa pertinence ; l’attention portée aux ajustements réciproques des gestes et des corps, qui se connaissent et communiquent du fait d’un savoir commun qui n’a néanmoins rien de rationnel ni de théorique, donne une dimension presque phénoménologique à ces moments de l’étude.

Il reste que la volonté résolue du propos d’échapper à toute normativité dogmatique donne lieu à un discours qui pose des questions (quelles ont été les différentes tentatives de vie et de travail collectifs ? quels sont les différents types d’échanges ?...) sans vraiment formuler de problèmes, et sans proposer de prises conceptuelles. De ce fait le propos semble un peu diffus, et repose parfois sur un jugement moral non-explicité. A caractériser la coopération comme un art, l’argument finit par mettre la réussite de celle-ci à la condition du charisme et d’une bonne nature de l’individu. On pourra également éprouver quelque réticence quant à la légitimité du modèle de la coopération pratique dans le travail pour penser le vivre-ensemble en général, dans la mesure où cette transposition semble présupposer que la communauté politique peut se ramener à une œuvre ou à un ouvrage collectif. Faute d’une conceptualisation de l’intersubjectivité, la description ici menée des dispositions psychologiques qui animent les êtres en relation s’apparente parfois à une sorte de typologie de techniques comportementales rappelant le management contemporain. En voulant proposer une alternative au modèle social motivé par la concurrence et la compétition, mais en en reprenant finalement les stratégies, le propos laisse sceptique quant à la possibilité d’atteindre des fins plus légitimes en usant des mêmes moyens.

                                                                                                                                                         Agathe Arnold