Primo Levi, La zone grise. Entretien avec Anna bravo et Federico Cereja, lu par Laurent Gryn
Par Baptiste Klockenbring le 07 février 2016, 06:00 - Éthique - Lien permanent
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Primo Levi, La zone grise. Entretien avec Anna bravo et Federico Cereja, traduit de l’italien par Martin Rueff et Celia Lévi. Préface de Carlo Guinzburg, Payot, janvier 2014.
La zone grise est un volume qui comprend quatre textes, dont un entretien de Primo Lévi avec les historiens Anna Bravo et Federico Cereja. Avec ces textes, nous naviguons dans l’œuvre et la vie de Primo Lévi avec cependant un point de convergence, la métaphore de la « zone grise ».
La zone grise est un volume qui comprend quatre textes, dont un entretien de Primo Lévi avec les historiens Anna Bravo et Federico Cereja. Avec ces textes, nous naviguons dans l’œuvre et la vie de Primo Lévi avec cependant un point de convergence, la métaphore de la « zone grise ». Dès Si c’est un homme, récit autobiographique d’une expérience concentrationnaire dans le camp de travail d’extermination lente (au moins pour les détenus juifs) d’Auschwitz-Monowitz écrit en 1947, le thème de la zone grise est présent dans un chapitre intitulé « I sommersi e i salvati » traduit « les élus et les damnés ». Quarante ans plus tard, Primo Lévi donne à son dernier livre le titre du chapitre en question (traduit chez Gallimard en 1989 sous le titre Les naufragés et les rescapés). Le récit de 1947 est un témoignage au sens juridique du terme, où il s’agit de dire ce qui fut, le témoin atteste du fait par une expérience directe ; le texte de 1989 est celui d’un témoin qui se livre à une réflexion. Le thème de la « zone grise », élément parmi d’autres de l’expérience d’Auschwitz dans Si c’est un homme, devient progressivement central dans la pensée de Primo Lévi. Dans les naufragés et les rescapés, c’est la zone grise qui donne sens à l’ensemble des réflexions sur les expériences vécues par les détenus.
Il faut lire les textes de ce volume, et les différents points abordés dans l’entretien, comme si chacun exprimait la même vérité qu’il s’agit d’énoncer, mais à partir d’une perspective particulière : la domination totalitaire, l’absence de solidarité entre les prisonniers, la question des Sonderkommandos, le monde de la chimie, la responsabilité morale, le témoignage.
La zone grise L’entretien de Primo Lévi avec Anna Bravo et Federico Cereja , préface de Carlo Ginzburg « Calvino, Levi et la zone grise » et le texte de Dederico Cereja « Le témoignage de primo Lévi comme document d’histoire »
De fait, c’est la possibilité même du témoignage qui est posée de manière radicale par la notion de zone grise. Entre les purs oppresseurs (les SS) et les purs oppressés (les déportés) se dessine un champ ambigu occupé par des prisonniers, qui, d’une manière ou d’une autre, échappent partiellement aux effets d’oppression qui découlent du système concentrationnaire nazi.
Celui qui se situe dans la zone grise est un privilégié qui ne survie qu’aux dépens du non privilégié puisque les opprimés privilégiés collaboraient objectivement, dans une proportion plus ou moins grande et plus ou moins consciemment et volontairement, du fait même de leur privilège, avec les oppresseurs. Primo Lévi insiste à ce sujet sur l’absence totale d’une solidarité qui lierait les détenus les plus anciens aux nouveaux arrivants auxquels rien n’était dû.
Être un prisonnier non privilégié à Auschwitz, c’est-à-dire vivre selon ce que les lois du système nazi exigent de chaque détenu juif, signifie tout à la fois être le témoin de ce système, subir ce système, et mourir en moins de trois mois selon une nécessité qui est la même que celle posée par la loi de l’attraction. Être privilégié c’est tout à la fois percevoir le camp à partir d’une perspective qui est celle de son ou de ses privilèges, échapper par ces privilèges à la loi commune et surtout avoir une chance de survivre. Tous les privilégiés n’ont pas survécu mais tous ceux qui ont survécu sont des privilégiés écrit Primo Lévi. Le survivant témoignera donc pour celui qui est mort, submergé par la terreur nazie, mais il relatera la vie de ceux qui sont morts à partir d’une perspective qui est celle de son privilège et non de celle de l’expérience de la masse commune des disparus. L’authentique témoin, le « musulman » (étaient nommés ainsi les prisonniers encore vivants mais considérés unanimement comme déjà morts puisque voués à la mort par épuisement, par la faim ou encore du fait de la sélection pour les chambres à gaz), celui qui subit pleinement et absolument le camp nazi, qui s’est trouvé confronté à la vérité du nazisme, est mort. Tous les témoins sont morts. Qui témoignera pour eux, les témoins intégraux ? Comme le dit Anna Bravo dans la postface, ce dont ils témoignent « c’est de l’impossibilité à témoigner, le sauvé, le fait en son nom, à la troisième personne ». Jamais aucun récit ne nous permettra de comprendre ce que fut leur vie. C’est sans nul doute le fait qui a miné Primo Lévi, le survivant, le témoin, toute sa vie.
L’existence des Sonderkommandos (équipes spéciales de prisonniers juifs qui avaient pour tâche la gestion des fours crématoires dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau) est selon Lévi le plus grand crime du national-socialisme. On s’arrange pour que les opprimés que l’on extermine participent au processus de tuerie et on leur accorde pour cela un certain confort matériel incluant des rations alimentaires suffisantes (précisons cependant que pratiquement tous les membres de ces équipes ont fini dans les chambres à gaz). Mais les Sonderkommandos sont un cas extrême. Dans le camp d’Auschwitz-Monowitz, camp de travail et non pas d’extermination, de telles équipes n’existaient pas.Dans ce camp financé par IG Farben, les détenus sont occupés à des tâches plus classiques comme la construction d’usines. Les détenus privilégiés doivent leurs privilèges, pour certains, au fait qu’ils ont été accordés par les autorités, pour d’autres, obtenus du fait de l’habilité ou de la débrouillardise et souvent, pour l’une et l’autre de ces raisons. Mais tous ces détenus favorisent objectivement ou au moins ne font pas obstacle au processus d’extermination lente des camps de travail voulu par le système nazi. Il est clair qu’une fois ces privilèges obtenus, chacun faisait tout ce qui était en son pouvoir pour les conserver, la morale traditionnelle étant complètement neutralisée sous la pression des exigences de survie. Des Sonderkommandos aux petits privilégiés d’un camp d’extermination lente, la logique est donc la même.
Le chimiste Primo Lévi comprend qu’il n’est pas possible d’étendre les réponses claires du monde de la chimie, où il est par exemple possible d’individualiser le sodium et le potassium pourtant proches, à l’expérience concentrationnaire. L’opprimé qui exerce une oppression objective n’appartient pas pour autant au camp des oppresseurs. Il faut absolument marquer cette différence, l’abîme insondable qui sépare les deux camps. Seuls les SS sont les vrais oppresseurs. Mais il n’est pas non plus un simple opprimé. Seuls les purs témoins, les « musulmans », le sont. Mais l’abîme qui sépare le privilégié du « musulman » est tout aussi insondable que le précédent ; en même temps il ne lui est en rien comparable.Alors qui est le privilégié ? C’est la question la plus décisive de Primo Lévi. Le détenu privilégié est un être ambigu, qui évolue dans une zone ambiguë.On peut étendre les dissociations propres au monde des molécules aux SS (ils sont coupables), aux témoins submergés par la logique nazie (ils sont innocents) mais pas au monde des déportés qui peuplent la zone grise. Ils ne sont ni les coupables, ni les innocents, infiniment éloignés des uns et des autres. Ajoutons que souvent, selon le privilège et la fonction occupée, ils sont infiniment éloignés les uns des autres.
On peut alors penser au sentiment éprouvé par Hannah Arendt pour qui une des plus grandes catastrophes qui soit arrivée au peuple juif est d’avoir trouvé un certain nombre de ses membres pour collaborer à sa propre extermination. Hannah Arendt pense surtout aux conseils juifs qui collaborèrent avec les autorités dans les ghettos. Cela est dit un peu rapidement sans doute. Et comparer ce jugement avec ce que dit primo Lévi : un des plus grands crimes du national-socialisme est d’avoir créé les Sonderkommandos (qui ne sont que la face émergée de l’iceberg, comme le sont également les kapos. La majorité des privilégiés n’était ni membre des équipes spéciales ni kapos, la classe des privilégiés est hybride). Ce n’est pas la même chose. L’auteur de Si c’est un homme écrit que « la condition d’offensé n’exclut pas la faute, et souvent celle-ci est grave objectivement, mais je ne connais pas de tribunal humain auquel en déléguer la mesure » (Les naufragés et les rescapés). Un homme ne sait pas juger cela, ne sait pas dire où est la faute. Et c’est un athée qui écrit sur l’impossibilité d’invoquer un tribunal humain pour rendre justice.
Postface
La postface d’Anna Bravo vise la question de la domination totalitaire. Celle-ci trouvant sa réalisation parfaite dans les camps de concentration, plus particulièrement dans les parties de ceux-ci réservés aux juifs. Comme le remarque l’auteure, le camp de concentration est le lieu d’un pouvoir total, d’une pression ininterrompue s’exerçant sur les prisonniers déportés (pression qui commence avec la déportation ou, pour les juifs de l’Est, avec la ghettoïsation). L’auteure insiste pour articuler la question de la responsabilité, de la morale donc aussi la question de la zone grise avec celle de ce pouvoir totalitaire.
Revenons sur une affirmation surprenante, récurrente dans le discours de Lévi. Ce qui prévalait dans l’expérience concentrationnaire était la curiosité ethnologique et anthropologique. Le sentiment de subir une injustice était peut-être premier chez les détenus mais il s’effaçait rapidement au profit d’une curiosité qui naît de l’épreuve d’une expérience insolite. Plus le pouvoir s’exerce de manière totale, plus il est oppressif, plus les individus se transforment en monades fermés les unes aux autres (ce qui n’exclut pas des solidarités limitées, ethniques, nationales, amicales plus rarement), chacune agissant pour son propre compte. Avec la solidarité, la morale commune disparaît et laisse la place à de nouvelles valeurs ou seuls sont valorisés les moyens efficaces que l’on peut mettre en œuvre pour la survie. Celui qui possède un privilège par définition indu dans le monde de l’égalité des droits n’est pas jalousé, envié, détesté ou méprisé comme cela est normalement le cas dans la vie mais tout au contraire admiré, respecté (sauf cas exceptionnel de kapos particulièrement sadiques). Cette nouvelle morale, qui prend la place de l’ancienne, est le signe le plus clair que le projet allemand de contrôle total sur les prisonniers a réussi, au moins pour ce qui concerne les camps de déportés juifs. Ce projet a transformé les hommes, transfiguré les valeurs. L’émergence d’une zone grise dans ces lieux de mort et de survie est le marqueur certain de la réussite du totalitarisme nazi. Comme le note Anna Bravo, nous sommes ici fort loin de discours sur la résistance et l’opposition au nazisme dans les camps. Résistance et opposition qui ont existé mais qui ne sont certainement pas l’expérience commune.
Est-il alors besoin de préciser qu’en dehors de l’oppression totalitaire, l’usage de la notion de zone grise n’a pas de signification? Les nazis et leurs collaborateurs zélés étaient en dehors de la zone grise. L’oppression et la terreur n’expliquent pas leurs actes. Ce qui est vrai pour les subalternes l’est encore davantage pour les dirigeants qui invoquèrent également l’obéissance au Chef pour se justifier. Ces justifications relèvent d’une attitude pragmatique, il s’agit de sauver sa tête devant un tribunal ou son honneur auprès de l’humanité. Elles n’ont aucune vérité. Une zone grise apparaît à chaque fois que la domination totalitaire s’exerce sans rencontrer d’obstacles, dans les camps pour les détenus et dans une moindre mesure, dans les ghettos.
Laurent Gryn