Michel Foucault, L'origine de l'herméneutique de soi, 1980, Vrin lu par Catherine Rezaei

Chers lecteurs, chères lectrices, 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

 

En vous souhaitant de bonnes lectures, recevez nos très cordiales salutations, 

L'équipe de l'Oeil de Minerve

 Recensions de philosophie morale.

Index des recensions de philosophie antique.


Michel Foucault, L'origine de l'herméneutique de soi, Conférences prononcées à Dartmouth College, 1980 collection "philosophie du présent" Vrin.

Ce court volume réunit les textes de deux conférences et deux interventions prononcées par Foucault en 1980. Il propose une entrée synthétique à l'entreprise de Foucault, structurée autour de la généalogie du sujet moderne. 

Les deux conférences, se concentrant sur les cas exemplaires de l'examen de soi et de l'aveu, visent à montrer que l'herméneutique de soi moderne s'ancre dans les technologies de soi chrétiennes de direction de l'âme. Elles révèlent ainsi le contresens qui consiste à établir une continuité du gnôthi seauton socratique à la subjectivité moderne. Au delà de la permanence des formes de l'examen de conscience et de l'aveu, Foucault s'attache à mettre en évidence la distance qui sépare le souci de soi antique de l'herméneutique du sujet mise en place par la spiritualité chrétienne au IVe et Ve siècle. L'examen de conscience et l'aveu apparaissent à ce titre comme deux témoins de la généalogie du sujet moderne.

Foucault introduit le thème des deux conférences à partir de l'anecdote du psychiatre Leuret, dont la thérapie consiste à recueillir l'aveu de la folie du patient par le moyen de douches froides répétées. Cette pratique, située à la fin du XIXe siècle, est significative de la complexité des réseaux tissés dans nos sociétés entre "individualité, discours, vérité et contrainte". Se fondant sur cet exemple,  Foucault revient sur la cohérence de son travail. Il se situe dans le sillage de Nietzsche, qui le premier a découvert l'historicité du sujet. La généalogie du sujet qu'il initie élabore une critique du sujet par l'histoire. Cette démarche ordonne une double tâche, la première apparaissant comme le moyen de la seconde : retracer l'histoire qui a mené à la compréhension moderne du soi et se débarrasser de la philosophie du sujet. Jusqu'alors, cette généalogie avait conduit Foucault, à travers l'archéologie des savoirs, à mettre en lumière les techniques de domination liées à la constitution du sujet comme objet de connaissance.  Elle appelle désormais l'examen d'un autre type de techniques, qui entrent en interaction avec les premières. Les "technologies de soi" sont "des techniques qui permettent aux individus d'effectuer par eux-mêmes, un certain nombre d'opérations sur leur propre corps, sur leur propre âme, sur leurs propres pensées, sur leur propre conduite, et cela de manière à se transformer eux-mêmes, se modifier eux-mêmes et atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel, etc".

C'est dans ce cadre qu'il se penche sur la transformation, au début de la période chrétienne, des techniques de soi que sont l'examen de conscience et l'aveu.

La première conférence, Subjectivité et vérité, explique que, si l'examen de soi et l'aveu sont bien présents dans la philosophie d'époque impériale, ces pratiques ne conduisent pas alors à une analyse interprétative de soi.

Dans l'Antiquité, ces techniques se définissent en fonction de leur finalité, la maîtrise de soi, et s'organisent autour de la relation provisoire à un maître dont le discours rend possible l'autonomie du disciple. Etudiant un extrait du De ira de Sénèque, Foucault analyse le type de vérité et la définition du soi engagés par l'examen de soi que Sénèque pratique au coucher. Lorsque Sénèque dresse le bilan de sa journée, il ne cherche pas à déceler une vérité cachée en ses profondeurs intimes, mais à se rappeler d'une vérité oubliée. Il s'agit de la vérité des dogmes stoïciens. L'oubli  doit être corrigé non en ce qu'il constituerait une faute, mais parce qu'il entraîne des erreurs, c'est à dire des écarts entre l'action et la règle. La vérité n'est pas alors conçue comme ce qui doit être déchiffré, mais comme ce qui organise l'action conformément à des règles de conduite objectives. Le soi qui se mesure à ces règles n'est pas défini comme "un champ de données subjectives qui doivent être interprétées", mais comme acteur et comme "cible", cible de l'application des règles destinées à en modifier l'être.

De même, l'aveu de Serenus à Sénèque présenté dans le De tranquillitate animi n'explore pas des désirs enfouis en une tentative de déchiffrement de soi, mais vise à compléter la connaissance des préceptes moraux par une "force" supplémentaire, telle que la vérité qu'ils contiennent informe le mode de vie de l'individu.

L'individu se constitue comme un soi pour lequel le sujet de la connaissance et le sujet de la volonté se superposent. C'est le soi gnomique caractéristique de la période antique. En lui, "la force de la vérité ne fait qu'un avec la force de la volonté".

La deuxième conférence, Christianisme et aveu, montre en quoi le contexte des formes primitives de la spiritualité chrétienne modifie la mise en oeuvre de ces deux pratiques. L'obligation de vérité encadre désormais ces rites : Manifester la vérité au sujet de lui-même est pour le chrétien une obligation, non en vue de parvenir à la maîtrise de soi, mais au renoncement à soi.

Le statut de pénitence en est la première forme d'expression. Le terme qui le désigne, l'exomologesis, définit la manifestation de soi en tant que pécheur. La traduction latine, publicatio sui, insiste sur la dimension théâtrale de cette pratique. De fait, la parole n'est pas essentielle dans les cérémonies qu'impose ce statut. A travers l'analyse de plusieurs textes de Tertullien et de saint Jérôme, Foucault explique en quoi le fait de se montrer en tant que pécheur est nécessaire et efficace dans le cadre des technologies de soi chrétiennes. Il s'agit à la fois de révéler publiquement son identité de pécheur, et de représenter sur le mode dramatique sa volonté de mourir en tant que pécheur. Ce qui est mis en scène n'est donc rien d'autre que le renoncement à soi. Aux antipodes despratiques stoïciennes, l'accès à la vérité de soi est inséparable du renoncement à soi.

L'aveu, tel qu'il est pratiqué dans les communautés monastiques, semble s'inscrire dans la continuité de la pratique de Sénèque. Cependant, les deux principes chrétiens qui le structurent l'en distinguent. Le principe d'obéissance induit une relation permanente au maître et un sacrifice constant de sa propre volonté. Le principe de contemplation supplée à la maîtrise de soi la contemplation de dieu comme bien suprême.

Dans ce contexte, comme les textes de Jean Cassien le montrent, l'examen de soi n'est plus dirigé vers les actions mais vers les mouvements imperceptibles de la pensée au plus profond de l'âme. L'exagoreusis désigne la verbalisation permanente de ses pensées. L'attention ne se porte pas sur la correspondance entre la pensée et la réalité, mais se concentre sur la nature, la substance, l'origine des pensées. L'image du changeur d'argent définit l'effort visé. Il s'agit d'interpréter dans leur racine les pensées pour voir si elles proviennent de dieu ou du démon. 

C'est la première fois pour Foucault que les pensées sont proposées comme objet d'analyse pour un travail d'herméneutique de soi permanent. Le sacrifice de soi est à la fois la condition et l'effet de la découverte de la vérité sur soi. La relation à soi qui se construit dans cette tension définit selon Foucault un "soi gnoséologique". Il se caractérise par une permanente interprétation des données que l'analyse de soi, la verbalisation de soi lui dévoilent. 

Cette technologie de soi s'est imposée au cours de l'histoire de l'Occident. C'est dans ce contexte que Foucault éclaire les enjeux de son intervention. Il analyse l'effort de la modernité comme une tentative pour dénouer l'herméneutique de soi du sacrifice de soi, afin de fonder un soi positif. Or, avons-nous besoin de cette technologie de soi que l'herméneutique qualifie ? Ne serait-il pas bénéfique d'inventer un autre type de soi ? Il invite à rien moins qu'à substituer à l'herméneutique de soi une "politique de nous-mêmes".

Le débat du 13 octobre 1980 éclaire et précise ce projet en suivant des directions variées. La référence à Platon revient sur la distance qui sépare le "soi gnomique" du "soi gnoséologique".  Alors que l'herméneutique de soi prend le soi pour objet, la théorie de l'âme  considère le soi en tant qu'être. 

Par ailleurs, Foucault, revenant sur le projet de la modernité, souligne l'importance du moment cartésien. Pour la première fois, l'expérience subjective, l'interprétation de soi, n'a plus pour fonction d'explorer ses propres profondeurs. Elle devient le fondement d'une connaissance objective à portée universelle. 

Foucault cherche à se débarrasser du lien ainsi formé entre l'herméneutique de soi et le savoir. Les enjeux sont d'ordre politique, puisque la manière dont les gens sont gouvernés s'appuie sur ces techniques tout leur apportant une légitimité. 

Dans l'interview du 3 novembre 1980, Foucault se concentre sur sa définition de la morale et du pouvoir. Il se présente comme un moraliste, dans la mesure où trois valeurs guident la pratique de son travail : le refus de tout ce qui va de soi, la curiosité, l'innovation. 

Il revient ensuite sur sa définition du pouvoir comme "ensemble de relations". Le pouvoir ne consiste pas à faire ce dont on a la possibilité physique, mais à agir sur la conduite des autres. L'exercice du pouvoir ne repose pas sur la force, mais sur l'utilisation de moyens et de techniques qui laissent une certaine liberté à l'autre. Cependant, la relation qui s'instaure comporte nécessairement un déséquilibre. Ce déséquilibre peut se renverser mais non pas produire une situation d'égalité. Le propre de l'institutionnalisation du pouvoir est de figer ces rapports. Or aucun pouvoir ne va de soi.

Ainsi Foucault corrige un contresens souvent commis à l'encontre de sa pensée. Le pouvoir n'est pas "quelque chose d'horrible et de répressif", mais "une relation par laquelle on conduit la conduite des autres", qui peut donc être féconde. Dès lors, il souligne le rôle de l'intellectuel. Il n'a pas à entrer dans des jeux de pouvoir en définissant ce qui est bon, mais à proposer des analyses de la réalité aux gens afin qu'ils en jugent : "Le bien, ça s'innove."

Ce petit volume constitue une clef d'entrée accessible à la philosophie de Foucault. Il en ressaisit les enjeux et les tournants. Il permet d'orienter la lecture des cours prononcés en Collège de France durant les années 1980, qui reviennent sur la distinction entre le souci de soi du "soi gnomique" antique, et l'herméneutique de soi du "soi gnoséologique" qui émerge au début de l'ère chrétienne. Les notes, très fournies, effectuent d'ailleurs des rapprochements féconds.                  

                                                                                                                                       Catherine Rezaei