Jan Patočka, Le monde naturel comme problème philosophique, trad. Erika Abrams, Vrin, Paris 2016, lu par Mathieu Cochereau
Par Florence Benamou le 22 juin 2017, 06:00 - Phénoménologie - Lien permanent
Jan Patočka, Le monde naturel comme problème philosophique, trad. fr. Erika Abrams, Paris, Vrin, 2016 lu par Mathieu Cochereau
Le philosophe-dissident Jan Patočka s’éteint en 1977 à la suite d’interrogatoires policiers en raison de son statut de porte-parole de la Charte 77, pétition d’intellectuels tchèques (au nombre desquels on trouve aussi Václav Havel et Václav Benda) réclamant davantage de libertés pour les citoyens au régime communiste alors en place. De l’œuvre de Patočka, on dispose de quelques grands livres (Aristote, ses devanciers, ses successeurs, Éternité et historicité ou encore les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire) mais surtout de notes, de cours, de fragments divers. Le monde naturel comme problème philosophique occupe une place doublement importante, d’abord pour l’auteur lui-même et ensuite pour sa réception en France. D’abord, il s’agit de la thèse d’habilitation de Jan Patočka qui paraît en 1936 à Prague, premier ouvrage du jeune philosophe alors nettement influencé par la phénoménologie d’Edmund Husserl. Ensuite, il s’agit du premier grand texte de Patočka dont le public francophone a pu avoir connaissance, grâce à la traduction proposée en 1976 par Jaromir Danek et Henri Declève – traduction parue aux éditions Martinus Nijhoff. Le problème de cette première traduction, réputée difficile pour tous les lecteurs de Patočka, réside dans son étrange élaboration : elle est le fruit d’un tchécophone ne parlant pas tout à fait le français et d’un francophone ne maîtrisant pas totalement le tchèque. Si l’on doit à Jaromir Danek et Henri Declève un immense travail, notamment dans la diffusion en français de l’œuvre de Jan Patočka, il n’en demeure pas moins que le public francophone attendait depuis longtemps une nouvelle traduction de cette œuvre de jeunesse dans laquelle nous pensons également reconnaître un moment décisif dans l’élaboration de la pensée de Jan Patočka. Qui d’autre qu’Erika Abrams, en charge de la traduction de la quasi totalité des textes de Jan Patočka, était en mesure de réaliser un tel projet ? C’est donc comme le résultat d’une longue attente (une attente de quatre-vingts ans) que l’on doit d’abord lire Le monde naturel comme problème philosophique. Force est de constater que, tant pour le lecteur habitué à Patočka que pour celui qui souhaite le découvrir, cette nouvelle traduction offre un texte d’une grande cohérence et offre l’avantage d’être accompagnée de deux textes complémentaires (suivant ainsi les éditions tchèque et allemande) de Patočka revenant sur sa thèse d’habilitation: « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trentre-trois ans après » (1970) et la « Postface à la première traduction française » (1976).
Le monde naturel comme problème philosophique part d’un constat : l’homme moderne est comme tiraillé entre deux sentiments contradictoires, son expérience naturelle (le monde de notre vie, Lebenswelt) et la vérité construite par les sciences de la nature (qui semblent faire de l’homme un simple ensemble de forces et non pas un sujet libre). De cette dualité en l’homme procède une crise, la crise spirituelle du XXe siècle qui était déjà le sujet de Husserl dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. L’homme est comme écartelé entre deux mondes. Et résoudre cette crise s’est toujours fait au profit d’un de ces mondes : soit que l’on propose une philosophie subjectiviste (affirmation de la liberté totale du sujet par rapport au monde), soit que l’on bascule dans un objectivisme total (réduisant la philosophie à une simple servante des sciences qui n’aurait plus rien à dire de l’homme). La méthode phénoménologique de Patočka consiste à reconduire ces deux mondes à un tiers, condition de possibilité du monde naturel et du monde scientifique. Mais ce tiers, qui « ne peut être rien d’autre que l’activité subjective qui (…) donne forme au monde », ne doit pas être confondu avec un sujet qui construirait, tel un homme-Dieu ou un démiurge, le monde, indépendamment de toute intersubjectivité. Cette subjectivité est une activité qui construit du sens avec les autres et depuis les autres et le monde comme tel (par-delà le monde naturel et le monde scientifique). La méthode subjective qu’utilisera Patočka pour expliquer le monde naturel et notre façon d’expliquer notre vie ne doit pas être vue comme une méthode arbitraire ou psychologique, mais elle est une méthode rigoureuse, celle de la phénoménologie. C’est pourquoi il faut affirmer « qu’il y a une méthode subjective positive, analytique, qui a une signification philosophique, et non pas uniquement psychologique. C’est la méthode de l’analyse « phénoménologique ». » Quatre chapitres vont permettre de comprendre comment nous donnons sens au monde. Le premier chapitre va développer le problème de la dualité des deux mondes et, après avoir passé en revue toutes les solutions que l’histoire de la philosophie a pu proposer pour résoudre ce conflit, proposera la méthode phénoménologique comme clef du problème. Dans un second temps, il s’agira de se mettre en quête d’une notion satisfaisante de subjectivité, c’est-à-dire qui permette de la saisir dans son activité même et non pas en tant qu’elle a pu être réifiée par diverses tentatives philosophiques. À partir de cette activité subjective on pourra, dans un troisième chapitre, comprendre comment se forme le monde naturel avant d’aborder, dans un quatrième chapitre, le rôle essentiel du langage et de l’intersubjectivité dans cette élaboration du sens. À la suite de la conclusion de l’ouvrage se trouvent, comme on l’a indiqué, deux textes de l’auteur lui-même qui sont comme un jugement après-coup – jugement assez sévère.
Le premier chapitre de l’ouvrage adresse une question d’ordre général : dans un monde en crise, la philosophie est-elle encore possible ? Sommes-nous encore capables de philosopher alors même que les sciences naturelles semblent rendre caduque toute explication non naturaliste du monde et de l’homme ? En raison de la misère spirituelle dans laquelle se trouve l’homme, Patočka demande : « La philosophie peut-elle, dans cette situation, espérer produire aussi un effet social ? » La philosophie devra donc apparaître comme une philosophie de l’unité, capable d’expliquer l’origine commune du monde naturel et du monde scientifique. La philosophie n’est donc pas une simple contemplation, elle a une portée éminemment politique : résoudre la crise et comprendre ce que l’homme fait dans le monde et du monde. D’un côté l’homme du monde naturel reçoit le sens : les choses vont de soi pour moi dans la vie de tous les jours, chaque objet du monde renvoie à une utilité, les objets sont comme pris dans ce que Heidegger appelle dans Être et Temps une tournure ou une structure de renvois (chaque chose ne vaut qu’en tant qu’elle est utile à…). D’un autre côté, l’homme des sciences construit de façon active le monde qu’il tente d’expliquer, il met la nature à la question pour parler comme Kant. Il faut comprendre que l’explication scientifique du monde a un effet sur notre compréhension du monde : le monde naturel est alors marqué du sceau de l’incertitude et de la naïveté. L’homme est dans une situation duale : d’un côté il a le sentiment naïf d’être libre et d’un autre côté les sciences naturelles expliquent l’ensemble de son comportement en rejetant toute liberté, c’est-à-dire en montrant que l’homme est de part en part déterminé par une série de causes. D’où le combat de Descartes contre les idées confuses par exemple, c’est-à-dire contre le monde naïf (représenté chez Descartes par la philosophie aristotélicienne notamment). L’influence de la conception scientifique a pour effet chez l’homme une sorte d’abdication de soi car « l’homme vit dans l’aperception fondamentale de sa non-liberté, il se sent être l’agent de forces objectives ». Après avoir fait l’état des lieux des tentatives historiques des solutions du problème, Patočka en conclut que toutes ces tentatives passent à côté de la solution car elles en restent soit à une explication scientifique du monde (et bascule du côté de l’objectivisme), soit à une explication psychologique (et passent à côté de la notion de sujet). C’est pourquoi il faudra prendre un autre chemin – chemin qui sera comme une anamnèse, une remontée au principe de la subjectivité. Il ne faudra pas comprendre la subjectivité comme un étant parmi les autres (c’est l’erreur de la philosophie subjectiviste avant la phénoménologie), mais bien plutôt comme ce qui donne sens, par son activité même, au monde. On va pouvoir, avec ce nouveau concept de subjectivité, ressaisir la liberté de l’homme parce que proposer un sens au monde c’est justement faire l’épreuve de sa liberté car aucun sens ne peut prétendre (à moins de basculer dans la métaphysique) avoir le dernier mot sur le monde, mais est toujours susceptible d’être discuté.
C’est donc bien logiquement que le deuxième chapitre de l’ouvrage tente de mettre la main sur un concept satisfaisant de subjectivité. Ce concept, on l’aura compris, est hérité de la phénoménologie transcendantale de Husserl. On doit à Descartes la première formulation de la subjectivité, notamment à travers son opposition de la res extensa et de la res cogitans. Mais, ce faisant, le problème de la conception cartésienne tient à sa façon d’objectiver la subjectivité : le cogito est une chose qui est accessible par la certitude (de soi) au même titre que les autres objets du monde. Comme le fait bien remarquer Heidegger d’ailleurs (et ce que ne voit pas Husserl) c’est que Descartes, dans le cogito ergo sum, passe précisément à côté du sum et privilégie ainsi une conception réifiante du sujet. Toute la philosophie moderne est l’histoire de l’oubli de l’activité de la subjectivité. Kant, par exemple, ne peut pas faire autrement que constater la dualité du moi empirique et du je transcendantal. C’est pourquoi il faut procéder à une mise entre parenthèses et reprendre le problème à nouveaux frais, c’est ce que propose l’épochè phénoménologique. Reprenant ce concept à Husserl, Patočka tente de remonter à une subjectivité authentique, donatrice de sens. Ce qu’il faut comprendre c’est que la conscience telle qu’est conçue par la phénoménologie n’est pas une conscience spectatrice du monde mais donatrice du sens du monde : le spectateur ne reçoit pas un sens mais « au contraire, c’est son regard seul qui fait émerger la vie transcendantale », la subjectivité est donc avant tout une activité. On pourrait faire une objection à la philosophie transcendantale, objection que Patočka prend au sérieux, à savoir celle du solipsisme. Mais la suite de l’ouvrage consistera justement à montrer que le sens n’est pas quelque chose de personnel, une création ex nihilo, mais toujours un héritage et un co-sens. Il y a bien quelque chose comme une institution intersubjective du sens. On voit déjà que Patočka adjoint à l’analyse phénoménologique héritée de Husserl les apports heideggériens de l’historicité.
On comprend donc pourquoi après avoir ciblé le problème de la crise spirituelle et avancé en quoi celle-ci ne pourrait être résolue que par la phénoménologie, il incombe à Patočka, dans un troisième chapitre, de montrer comment le monde naturel peut s’instituer pour une conscience. L’homme, parce qu’il a un corps et est en relation avec des semblables, n’est pas un étant comme les autres mais « il possède un savoir sur cette situation qui est la sienne, il comprend sa propre finitude. » Mais cette compréhension de la situation n’est pas à saisir sur le même mode que la vérité scientifique, elle est une compréhension préréflexive. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’homme possède le monde. Il possède le monde au sens où le monde est toujours déjà présent pour lui et ne pose pas question, c’est sur le sol du monde que l’homme développe ses projets et comprend toutes ses actions. La phénoménologie patočkienne apparaît en 1936 comme une synthèse originale des deux fondateurs de la phénoménologie, à savoir Edmund Husserl et Martin Heidegger. De Husserl, il faut conserver l’idée que le monde est un phénomène de l’attitude naturelle, mais ce monde en tant que phénomène est rendu possible par l’activité d’une conscience qui prend le monde comme allant de soi. Et de Heidegger, il faut retenir le concept ontologique de monde, c’est-à-dire que le monde n’est pas simplement la somme des étants mais qu’il est ce qui permet leur surgissement. Mais c’est surtout le concept d’horizon husserlien couplé à celui, heideggérien, de l’homme comme Dasein, qui servira à l’analyse de Patočka. En effet, le Dasein est l’être pour qui il y va de l’être, c’est-à-dire qu’il n’est pas indifférent aux choses qui l’entourent qui sont toujours déjà comprises sous la forme de l’utilité ou de l’ustensilité. Mais ce Dasein voit le monde sus le prisme d’un horizon, c’est-à-dire que ce qui m’apparaît n’apparaît pas comme un objet en face de moi mais dans des structures d’horizon qui s’échelonnent jusqu’à l’indistinction (le stylo que j’utilise, la feuille de papier sur laquelle j’écris, plus indistinctement le bureau qui me permet d’écrire, encore plus indistinctement le ciel qui éclaire ma feuille, les bruits qui proviennent de l’extérieur, etc.). Cette notion d’horizon permet de comprendre que la conscience n’est pas une boîte close sur elle-même mais qu’elle est toujours déjà conscience de quelque chose, c’est-à-dire caractérisée par une structure d’intentionnalité. Cette intentionnalité explique la constitution du sens des choses, notamment par deux tendances dans notre rapport aux choses : la tendance dispositionnelle (nous manipulons des choses) et la tendance communicationnelle (nous parlons des choses). L’utilisation et la parole fixent et déterminent le sens des étants, leur confèrent une tournure. C’est pourquoi l’institution du sens des choses n’est pas une affaire solitaire mais est liée au fait que nous vivons en communauté.
Si les choses m’apparaissent toujours à travers un horizon que je ne constitue pas mais dont j’hérite et que je co-constitue avec les autres, le langage apparaîtra comme un phénomène tout à fait singulier. Patočka réserve le dernier chapitre de son ouvrage à l’analyse du langage et de la parole. Le langage apparaît comme l’instrument de notre praxis (nous utilisons le langage sans y réfléchir, « Le langage est quelque chose qui agit en cachette ») en même qu’il est d’ores et déjà une saisie de la réalité, une tentative pour dire quelque chose du monde. Par sa capacité à parler, qui est une capacité partagée et n’est pas une création personnelle, l’homme peut se rapporter au monde librement. Ce chapitre sur le langage possède une signification politique parce que se rapporter au monde librement veut dire donner du sens et laisser ouverte la possibilité du sens. Or, Patočka qui écrit alors que l’Europe est en train de s’effondrer et de sombrer dans les idéologies défend une philosophie de la liberté du sens, de la lutte pour le sens. En effet, alors que l’idéologie impose un sens définitif au monde, il faut au contraire affirmer qu’aucun sens ne peut s’arroger l’exclusivité de l’explication du monde et que le sens est le résultat d’une élaboration commune et donc, par définition, contingente. Le langage est la façon dont l’homme s’approprie l’univers, « dans le processus nominatif, le sujet s’approprie l’univers et y fait la lumière », mais ce processus n’a pas lieu dans l’ombre de la sphère privée. Bien au contraire, il a lieu d’abord en public, avec les autres. C’est pourquoi Patočka peut affirmer que « la fonction de la langue pour la pensée subjective ne va jamais sans sa fonction intersubjective, sociale. »
Cette nouvelle traduction est accompagnée de deux textes qui permettent de comprendre comment Patočka lui-même a pu évaluer son propre travail. « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après » (1970) est un texte écrit à la suite de la seconde édition tchèque de l’ouvrage et revient sur le chemin qui a été parcouru par l’auteur depuis 1936 et surtout sa distance prise avec Husserl. C’est notamment la réduction phénoménologique que Patočka ne peut plus approuver, c’est-à-dire le fait de réduire tout objet à sa constitution par une conscience. L’œuvre plus tardive de Patočka établira en effet une distinction majeure entre l’épochè, simple mise entre parenthèse, et la réduction phénoménologique. De cette distinction, il faudra conclure que rien n’autorise à excepter la région conscience de l’épochè, d’où l’idée d’une phénoménologie asubjective, c’est-à-dire une phénoménologie qui refuse de faire du sujet le créateur du monde ou du sens du monde mais qui essaie plutôt de comprendre l’homme par sa praxis, par son action et comme destinataire du champ d’apparition dont il n’est plus l’auteur. Dans la postface à la première traduction française » (1976), Jan Patočka se montre très critique envers lui-même car il note que sa thèse d’habilitation n’est qu’un résumé d’idées husserliennes où « l’auteur ne prétend pas à l’originalité ». À cette phénoménologie encore trop husserlienne (et donc transcendantale), Patočka opposera une phénoménologie du mouvement de l’existence, c’est-à-dire que le sujet ne constitue pas le monde mais est pris par le mouvement du monde (c’est le monde qui constitue les étants) et est lui-même un mouvement, selon le mot de Heidegger « Dasein ist immer unterwergs », le Dasein est toujours en chemin.
On peut donc dire que cette traduction répondait à une attente pour qui s’intéresse à la phénoménologie, et notamment à celle de Jan Patočka dont les travaux de Renaud Barbaras ont remis au goût du jour l’originalité et sa place centrale dans le courant de la phénoménologie. Les éditions Vrin et Erika Abrams offrent un ouvrage d’une grande clarté et qui est une étape majeure dans la philosophie de Jan Patočka. L’ensemble est accompagné d’une préface de Ludwig Landgrebe et d’une note de la traductrice éclairant toutes les péripéties de la première traduction du texte qui se révèle dorénavant dépassée par l’excellent travail d'Erika Abrams.
Mathieu Cochereau