Marc Jimenez, Art et technosciences. Bioart et neuroesthétique, Klincksieck 2016, lu par Olivier Koettlitz

Marc Jimenez,  Art et technosciences. Bioart et neuroesthétique, Klincksieck, 2016, collection «50 questions». Lu par Olivier Koettlitz.

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Qu’il devait être doux le temps où régnait une séparation bien étanche entre les formes d’activité des hommes. Chacun devait avoir son territoire, avec sa cartographie propre, et tous devaient en bonne intelligence communiquer les résultats de leurs recherches aux autres, faire profiter autrui des progrès ou des bienfaits laborieusement acquis, non certes sans quelque suffisance ou auto-satisfaction bien légitime.

L’homme de science cherchait la vérité, l’homme de la technique oeuvrait à la domestication de la nature, l’homme de pouvoir s’arrangeait pour que perdure l’ordre social, l’homme de l’art s’évertuait à divertir ses semblables parce qu’il faut bien que les sens exultent, et le philosophe, quelque peu décalé mais tellement inoffensif, tentait de donner du sens à toute cette nécessaire agitation sans laquelle la vie humaine eût été tout simplement impossible. Quelques concepts empruntés à l’antique philosophie grecque peuvent rendre intelligible cette distribution des valeurs et des tâches. Trois y suffisent : la poièsis visait à la production, la création, l’action de fabriquer visant des résultats, des produits extérieurs à l’agent, aux gestes et aux savoir-faire de celui qui faisait venir à la présence de tels artéfacts ; la praxis renvoyait à l’action d’un sujet sur un autre, à ce type d’action ayant sa fin en elle-même, une sorte de création sans oeuvre extérieure aux agents ; enfin, la théôria désignait l’activité propre à l’intelligence qui s’élève au niveau des idées pures, accède à la mathesis, et comprend ainsi la vraie nature des choses.

Cette Arcadie anthropologique reste tout à fait mythique voire fantasmatique. Sans doute les choses ne se sont-elles jamais vraiment passées de façon aussi ordonnée, lisse et pacifiée. Les frontières ont probablement toujours été peu ou prou poreuses et les relations entre les acteurs de cette scène sont autrement plus complexes si ce n’est, parfois, houleuses voire franchement belliqueuses. Que le principe de réalité penche plutôt de ce côté-ci de la balance est une très bonne chose qui assure, pour notre espèce, sa vitalité et donc sa capacité à engendrer du nouveau. Ce brouillage des frontières, cet empiétement réciproque des domaines de compétence est au coeur du très éclairant livre de Marc Jimenez Art et technosciences. Bioart et neuroesthétique, paru récemment aux Éditions Klincksieck dans la bien pratique collection «50 questions».

Toute personne — et a fortiori tout enseignant — ayant un peu réfléchi sérieusement aux rapports entre art et science, plus exactement entre art, science et technique, ne peut sans malhonnêteté s’installer dans une sorte de confort théorique, confort que les dernières percées dans ces différents domaines depuis quelque dizaines d’années rendent de plus en plus improbable. Déjà à la Renaissance, Léonard de Vinci lui-même, pour convaincre du statut noble, donc libre, de la peinture, devait faire valoir l’usage que le peintre fait des mathématiques pour concevoir l’espace de la toile. Entre temps, soit un temps assez court au regard de l’échelle historique, les choses ont encore gagné un degré supplémentaire de complexité. Il ne s’agit plus en effet d’opposer ou de concilier les arts et les sciences, le goût pour l’imaginaire et la sensibilité avec les intérêts de la raison, mais de penser les multiples liens unissant et séparant les pratiques artistiques et ce qu’on appelle désormais les technosciences, soit un ensemble ouvert convoquant chercheurs, institutions et ingénieurs dans le but de mettre en application les acquis et les découvertes des sciences et des techniques. Autant reconnaître que la franche distinction aristotélicienne entre la technê qui aide à produire des choses efficaces et la théôria qui assure l’accès désintéressé à la vérité devient aujourd’hui caduque pour s’y retrouver dans l’écheveau de questions, de problèmes et de controverses dont fait état avec clarté le livre qui nous occupe. Même si une vue pseudo romantique des arts pouvait donner à penser le contraire, on savait certes bien que la science pense et même imagine (Descartes, lui, en était parfaitement conscient) et que l’artiste, de son côté, raisonne souvent et formalise à l’occasion. Mais, désormais, on ne peut plus se raconter d'histoires : les deux pentes du psychisme qu’aimait à évoquer Bachelard, la pente de la rêverie et celle de la compréhension, le penchant onirique et l’activité mettant en branle notre intellection se rencontrent, se croisent, collaborent aussi, parfois paraissent presque indiscernables. On le constate à l’évidence avec l’existence des «sculptures d’animaux monstrueux de Patricia Piccinini, tel son étrange et peu attrayant ornithorynque baptisé S02 » ou encore avec un «lapin vert, un steak de grenouille, des papillons artificiellement colorés, des ailes en peau de porc, des peaux humaines cultivées sur du derme de cochon, des souches humaines implantées dans des cerveaux de rats, des chèvres contenant des gènes d'araignée, des mouches mutantes du vinaigres pourvues de pattes à la place d’antennes, etc.» A suivre cette rhapsodie d’exemples, qui semble être un écho postmoderne au célèbre dictionnaire chinois de Borges, on en perd vite son latin, on ne sait plus ce qui relève des technosciences ou des arts. Tout se passe comme si il y avait entre science et art un chiasme qui rendait la question du partage des genres et des tâche bien embarrassante: faut-il attribuer la paternité d’un lapin à un artiste farfelu ou reverser cette production déconcertante au compte d’un savant poussant les limites de sa pratique à quelque extrémité? A moins qu’il ne faille revoir nos définitions et même en produire de nouvelles, travailler avec des catégories adéquates au monde en pleine mutation dont nous sommes les contemporains, ce que précisément s’attache aussi à faire Marc Jimenez en donnant à point nommé des éclaircissements sur ce qu’il faut entendre par «Bioart», «fyborg et cyborg», «biofact», «énaction» ou encore sur ce qu’est la «neuroesthétique». Il reste toujours possible, mais fort déconseillé, d’enseigner la philosophie de l’art et l’esthétique en s’échinant exclusivement sur les sempiternels exemples empruntés à Picasso ou Van Gogh ; non pas que les oeuvres de ces artistes soient dépassées mais leur apport doit être complété par le recours à des cas (dans tous les sens du mot) autrement plus problématiques. L’enjeu n’est pas d’être à la mode mais de s’efforcer de s’orienter dans un monde qui voit tous les anciens repères, quels que soient les domaines, s’effilocher. Ces problèmes sont multiples et de diverses natures. Ils concernent d’abord le rapport et la place qu’il convient d’accorder à toutes ces plus ou moins nouvelles pratiques artistiques eu égard à l’histoire de l’art, à l’émergence et à l’évolution de l’esthétique, ce dont s'occupe une bonne partie de l’Introduction. Le souci décisif pour les définitions, donc un certain sens de la distinction, si possible fine, est récurrent ; aussi toute la seconde partie s'attache plus précisément à définir ce qu’il faut comprendre par «art génétique». Le statut du corps et de sa valeur est évidemment au coeur de cette présentation. De même que sont abordés frontalement, des questions 32 à 49, les rapports entre «esthétique et neurosciences».

Bergson aimait à faire remarquer que ce qui avait le plus manqué à la philosophie c’était la précision, autrement-dit la production de ce qu’on appelle un concept, objet rare et singulier comme une oeuvre d’art. Cette synthèse réflexive et ouverte des liens existant entre art et technosciences n’en manque pas. Son souci pédagogique ne cède jamais sur l’exigence de rigueur sans laquelle le monde  s’obscurcit encore un peu plus. Son autre mérite est d’attirer notre attention sur les inquiétants problèmes posés par ces noces de l’art et des technosciences, qu’en d’autres temps ou sous d’autres cieux on aurait qualifié de «lucifériennes» ou, plus prosaïquement, de «monstrueuses». On sait que les artistes ont souvent dérangé, «choqué le bourgeois», qu’ils ont parfois porté ombrage aux pouvoirs (politique, religieux), qu’il ont même inquiété, dès ses débuts, la philosophie (la fameuse méfiance de Platon à l’égard de «ce genre de sophiste» qu’est l’artiste). L’art n’a rien d’une activité innocente et partage avec la science le même désir de créer. Art ou science, il ne faut pas d’abord choisir mais prioritairement travailler aux frontières, explorer l’ente-deux où se noue de curieuses alliances entre créateurs et chercheurs. Il n’est plus possible maintenant de négliger cette propension des scientifiques à ne pas être que d’humbles découvreurs des lois de la nature au service de l‘Humanité lorsqu’on constate les sidérantes prouesses prométhéennes dont sont capables les laboratoires de création génétique. D’un côté, avec le bioart les «artistes s'approprient sans vergogne les avancées technoscientifiques les plus pointues. Les neuroscientifiques, quant à eux, peuvent trouver parfaitement légitime de mettre à profit la connaissance qu’ils ont désormais du fonctionnement du cerveau pour mieux comprendre les processus émotionnels et cognitifs.» Sauf que parfois la tentation est grande de ne pas se contenter uniquement de «comprendre» mais aussi d’entreprendre des travaux qui  tendanciellement emporte l’humanité vers une post- ou trans- humanité. «Sur le plan philosophique, cela signifie la fin de l’ère cartésienne, celle de l’homme «maître et possesseur»  de la nature devenu l’objet et le jouet impuissant d’androïdes aux capacités sensorielles, motrices et cognitives supérieures à celles de son propre cerveau.»

            Tous ces bouleversements posent alors d’épineux problèmes qui convoquent le droit, la morale, le politique et non seulement la philosophie dont le rôle est «de s’interroger sur les pouvoirs d’une technoscience qui, répondant malencontreusement au voeu des post- ou transhumanistes, aboutirait à la réification de l’homme.» Par un tour d’ironie comme l'histoire nous en donne souvent l’exemple, les modernes ou, selon d’autres, les postmodernes voire encore les hypermodernes, retrouveraient avec de tout autre moyens et motivés par de tout autres intentions ce que, à l’aube de l’humanité, nos lointains ancêtres du Paléolithique semblaient chercher : une sympathie avec le vivant, ce que Georges Bataille a appelé «l’intimité perdue».  

 Depuis que les dieux sont morts ou en fuite, il nous faut, nous les êtres humains, pour tenter de nous définir nous reporter à ce qui nous reste de relative altérité, à savoir les animaux et les machines, la nature et les artéfacts. D’où une cascade de questions qui découlent du problème des limites, autrement-dit d’un problème littéralement critique, un problème pour le jugement, la capacité à faire le tri, à passer au tamis l’ensemble des ces pratiques : «Les questions morales, sociétales, et politiques n’ont rien de commun avec celles qui préoccupaient les artistes d’hier, précise Marc Jimenez. Quelques exemples : les contraintes éthiques imposées aux scientifiques dans leurs recherches sur le vivant sont-elles applicables aux artistes qui manipulent l’ADN? Les manipulations biotechnologiques à des fin «artistiques» n’ouvrent-elles pas la porte à des surenchères dangereuses pour l’individu et pour l’espèce humaine, animale ou végétale? L'assujettissement de l’art aux nouvelles technologies, la fascination des artistes devant les pouvoirs de la technoscience ne signifie-t-elle pas la perte de leur autonomie? Les pratiques artistico-scientifiques ne deviennent-elles pas dépendantes des desiderata d’un système économique et industriel qu’on accuse d’être responsable de désenchantement et de déshumanisation?» Or, comme on en convient à la lecture de ces brûlantes interrogations, s’intéresser au bioart et à la neuroesthétique constitue une assez bonne entrée, parmi d’autres possibles, pour au moins penser les grandes questions de notre temps. 

                                                                                                                                                                 Olivier Koettlitz (06/07/2017).