Alain Laurent, En finir avec l’angélisme pénal, Les Belles Lettres, 2013, lu par Benoît Charuau
Par Cyril Morana le 31 janvier 2014, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Alain Laurent, En finir avec l’angélisme pénal, Les Belles Lettres, 2013
Dédié à la mémoire du psychanalyste José-Luis Goyena, cet ouvrage s’inscrit dans la perspective idéologique du Nouvel 1dividualiste qu’Alain Laurent coéditait avec lui, une perspective résolument libérale, soucieuse de défendre notamment la liberté de vivre en sécurité. Heurté par la position de l’actuelle Garde des Sceaux en faveur des peines de probation, Alain Laurent entend ici lui opposer une conception morale et pénale faisant valoir la légitimité et les bienfaits d’une incarcération qui fasse mal. L’enjeu est de civilisation, pense l’auteur, qui dénonce le « naufrage intellectuel » d’une société multiculturelle qui n’oserait plus sanctionner. Une société en somme malade d’un angélisme qu’il serait urgent de renverser. Organisé en deux parties, l’ouvrage s’insurge contre « le rousseauisme anti-punitif » triomphant, pour ensuite lui opposer une conception rétributive qui se veut « raisonnée ».
Prologue : Mort de la peine ?
Partant d’une liste de récentes victimes de récidivistes, Alain Laurent dénonce d’entrée l’orientation antirépressive de « l’establishment politico-judiciaire », soit l’humanisme bien-pensant, l’angélisme, le « révisionnisme anti-pénal » qu’incarnerait aujourd’hui ce qu’il appelle « la doctrine Taubira ». « Décriminaliser le crime, et criminaliser le châtiment » : telle serait la devise implicite d’une gauche prompte à excuser criminels et délinquants. Une orientation dont « la conférence du consensus » de février 2013 aurait consacré le triomphe par la défense des peines de probation. A cette « doxa post-punitive » et sa « moraline » laxiste, Alain Laurent oppose une morale visant à refonder notre justice pénale. Une conception qui se réclame des grands « humanistes libéraux » que seraient Kant, Humboldt, Constant, Tocqueville et J-S Mill.
1ère partie : Misère de l’angélisme pénal
Alain Laurent s’attache, dans une première partie, à identifier ce qu’il nomme « l’angélisme pénal », en en dégageant la filiation, les principes et les ressorts du succès.
- L’humanisme en alibi :
« L’humanisme pénal » serait l’alibi de l’angélisme pénal. Un humanisme, vieux de plus d’un siècle, qui, pointant le déterminisme social plutôt que la responsabilité individuelle, préfère la prévention à la punition et promet à tout infracteur la réhabilitation. Lié au socialisme par un lien de « consanguinité » (selon Alain Laurent), dont on trouve déjà des traces chez E. Fournière et Oscar Wilde, cet humanisme angélique a trouvé sa doctrine de référence dans La Défense sociale nouvelle de M. Ancel dont le mot d’ordre est de vider les prisons accusées de produire la récidive. Les grands principes de ce réquisitoire anti-carcéral (égalité de dignité entre l’infracteur et « les autres », dénonciation du caractère improductif de la souffrance, inversion de la répression en clémence) suffisent, selon Alain Laurent, à justifier l’accusation d’angélisme.
- L’ « homo criminalis » transfiguré :
L’angélisme pénal a, poursuit l’auteur, inversé la représentation de l’infracteur. Jadis (avant 1945), on était convaincu qu’il n’y a rien à attendre de celui qui a attenté à la vie ou à la dignité d’autrui. Désormais (depuis les années 1970), on considère qu’un tel homme est d’abord une victime à la fois de l’injustice de l’ordre social et des forces répressives (police et prison). « Le travailleur du crime » se voit ainsi traité comme « un malade social » dont il faut prendre soin et qu’il faut rétablir dans « sa dignité de citoyen à part entière ».
- Le nouvel abolitionnisme :
Après avoir aboli la peine de mort, c’est la réclusion que l’on voudrait donc supprimer et, à terme, le punir lui-même. De là le procès qui est fait à la prison de ne pas atteindre ses objectifs. Un procès qui, pas un instant, n’interroge la responsabilité d’un angélisme devenu « exclusive pratique idéologique d’Etat ».
- Crimes sans châtiments :
Privilégiant la rééducation, la resocialisation, la réconciliation aux dépens de la punition, la probation voulue par Christiane Taubira relèverait d’une « câlinothérapie » supposée favoriser la rédemption. « Un vœu pieux », une funeste ambition qui met en danger nos vies. Et Alain Laurent d’ajouter : « les futures victimes (sacrificielles) apprécieront. »
- « Angélisme pénal » vs « populisme pénal » :
« Le pénalement correct ambiant » n’aurait, en fait, que faire des victimes. Pire : il s’en méfierait. En témoignerait sa diabolisation du souci sécuritaire auquel il dut faire face jusqu’en 2012. Un souci accusé « d’obsession sécuritaire » de « "petits Blancs" plus ou moins racistes », ou encore de « populisme » à l’idéologie victimaire. Une accusation qui confirmerait la préférence morale de l’angélisme pénal pour le délinquant et, partant, son « déni de victime ».
Seconde partie : Plaidoyer pour un réalisme pénal
Fort de sa critique frontale de « l’angélisme pénal », Alain Laurent s’efforce, dans une seconde partie, de fonder et d’esquisser les grandes lignes d’une politique pénale « réaliste » et sachant répondre à l’exigence morale.
- Avec Kant : légitimation morale de la rétribution pénale :
A l’humanisme angélique, Alain Laurent oppose ainsi le socle rétributif et moral du « bon humanisme » kantien. Un humanisme partisan de peines douloureuses à la hauteur des crimes commis. Car il faut être intraitable avec ce qui est inhumain.
- Le droit de vivre en sûreté :
Contre la justice pénale « bisounours », Alain Laurent souligne la légitimité du droit à la sécurité invoqué, sous le terme de sûreté, par notre Déclaration des droits de l’homme (versions 1789 et 1793). Un droit qui, loin de se réduire à la sûreté face au pouvoir, est le droit de vivre en sûreté dans la société. Un droit qui implique que les infracteurs soient sanctionnés. Faute d’une tolérance zéro, chacun finira par s’auto-défendre ou par se barricader. Ainsi en sera-t-il, considère Alain Laurent, si les voyous et les violents continuent d’être « encouragés par l’impunité [qui leur est] généreusement octroyée. »
- La logique de la responsabilité individuelle :
Contre une telle impunité, Alain Laurent adopte un principe de responsabilité individuelle distinguant cause et influence. La pauvreté ou une enfance malheureuse ne saurait être tenue pour cause d’un crime ou d’un délit. La pauvreté influence mais ne nécessite pas. La responsabilité de l’infracteur est totale. Aussi la sanction doit-elle le rétribuer à la hauteur de son acte.
- Criminels et délinquants tels qu’en eux-mêmes :
Responsables du mal qu’ils commettent, criminels et délinquants sont des « parasites », affirme Alain Laurent qui n’hésite donc pas à les « essentialiser ». Ce sont des violents faisant preuve de ruse pour obtenir vite et sans effort argent, sexe et vie facile. Calculateurs rationnels, ces êtres sont capables donc coupables sur le plan juridique comme sur le plan moral. Mais, égoïstes et insensibles, ils ne se laissent pas toucher par la conscience morale. Délinquants ou criminels, ils veulent tous éprouver leur toute puissance et goûter à la jouissance que procure la désobéissance à la loi. « Despotes », « égoïstes », « sadiques », « pervers », ce sont, dit Alain Laurent, des « salaudsde la pire espèce ».
- Le devoir de punir :
Le droit de punir de tels hommes est un droit naturel, comme le soulignait déjà Locke. Un droit incontestable, « une nécessité », à moins de cautionner l’infraction. Mais « en vue de quoi » faudrait-il punir ? Pour stigmatiser l’injustice de la transgression, ce qui implique de faire mal car il n’y a pas de peine sans souffrance. Conséquence nécessaire de la violation, celle-ci n’est pas une violence, mais un acte légitime qu’on ne saurait remplacer par une transaction financière ou une peine de probation.
- Le juste avant l’utile :
En matière pénale, le critère de l’utile ne saurait l’emporter sur le critère du juste. Celui-ci n’interdit toutefois pas de se soucier de l’utilité de la peine au regard d’abord des victimes dont on doit entendre, dit Alain Laurent, la « saine » envie de se venger, auxquelles on doit donc reconnaître le droit de légitime défense différé.
- Les prisons de la raison :
Neutraliser les nuisibles, réprouver socialement, choquer par le déplaisir de la perte de la liberté : l’utilité de la prison est multiple, insiste Alain Laurent. Encore faut-il que l’on ne cède pas à la folle ambition de transformer le détenu en honnête homme et qu’on en finisse avec « l’infâme » principe de la réduction de peine. Certes, l’état de nos prisons n’est pas digne, mais cela ne condamne pas la prison en soi. Et qu’on ne l’accuse pas d’être criminogène : « le contexte idéologiquement anti-punitif » le serait bien plus. Construisons donc de nouvelles prisons et désencombrons les actuelles en reconduisant les sans-papiers à la frontière... Construisons des prisons, non du cœur, mais de la raison : des prisons qui fassent mal : des prisons de « la raison morale ».
Epilogue : Un enjeu de civilisation
La « pénophobie généralisée » ici dénoncée serait un symptôme du « naufrage intellectuel » de notre époque, un naufrage dont le laxisme moral et le multiculturalisme seraient les deux faces. Par ce vilain temps de « rousseauisme anti-punitif et post-carcéral », seul le « réalisme rétributif et raisonné » pourrait, comprend-on, nous sauver de la noyade.
Postface : Des citoyens au-dessus de tout soupçon ?
Après avoir malmené la magistrature, Alain .Laurent précise qu’il ne vise qu’une minorité de « juges militants ». Des juges qu’il rappelle à leur devoir de réserve, sans songer à la subtile distinction kantienne de l’usage public et de l’usage privé de sa raison. « Les gardiens » ont besoin d’être gardés, préfère-t-il renchérir en s’inspirant de Platon et de Juvénal : on doit pouvoir se retourner contre les juges tout-puissants.
Commentaire :
Moins qu’un essai, cet ouvrage relève, on l’aura compris, du pamphlet. En témoignent le ton et le lexique adoptés pour qualifier la position adverse : « moraline », « révisionnisme anti-pénal », « la madone des prisons qu’est Mme Taubira », « infamie », « justice de bisounours », « câlinothérapie » et autres « fariboles »… Un propos auquel manque cette « juste mesure » dont Alain Laurent reproche pourtant à « l’humanisme pénal » de ne pas faire preuve. Porté par la passion, le propos cède aux préjugés (« on sait » le rôle que jouent les experts-psychiatres en faveur des inculpés »), aux amalgames (le délinquant est semblable au criminel, le multiculturalisme est du relativisme culturel), aux sophismes (l’échec de la prison est dû à la critique de la prison), à la caricature elle-même (essentialisation des « parasites »). Des dérapages, tantôt par ignorance, tantôt délibérés, qui discréditent une conception qui se revendique « réaliste » et « raisonnée ». Puisque de « raison morale » il est question, il eût été opportun que celle-ci ne plie pas sous la passion ; qu’Alain Laurent se retourne et regarde ceux dont il parle : des infracteurs certes, mais hommes et femmes irréductibles à ce « salaud » qu’il postule dénué de conscience morale. La réalité humaine est plus complexe, moins rassurante aussi que le simpliste partage des « parasites » et des « normaux ». L’appel légitime à plus de souci du sort des victimes n’est pas renforcé par de semblables raccourcis. Mépriser l’homme en « l’homme vicieux » lui-même n’élève pas l’humanité. Alain Laurent gagnerait à relire Kant, tout Kant, un philosophe plus cohérent avec sa conception du devoir que celui dont il se réclame :
« Il ne faut pas pousser [les reproches] jusqu’à mépriser absolument l’homme vicieux et à lui refuser toute valeur morale ; car, dans cette hypothèse, il ne saurait donc plus jamais devenir meilleur, ce qui ne s’accorde point avec l’idée de l’homme, lequel, à ce titre (comme être moral), ne peut jamais perdre toutes ses dispositions pour le bien. »[1]
Benoît Charuau
[1]Kant ; Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, § 39, Remarque.