Paul Valéry, La crise de l’esprit, suivi de Note (ou l’Européen), Manucius, Le philosophe, Paris, 2016, lu par Florence Salvetti.
Par Baptiste Klockenbring le 13 décembre 2016, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Paul Valéry, La crise de l’esprit, suivi de Note (ou l’Européen), Manucius, Le philosophe, Paris, 2016, lu par Florence Salvetti.
On connaît le fameux Fragment 53 d’Héraclite selon lequel « la guerre est le père de toute chose ». Il est une de ces choses dont, en tant qu’expérience capitale et douloureuse, elle est assurément le père, c’est de la pensée. La guerre détruit, mais il reste encore des hommes, dans la mêlée ou non, pour la penser. Nous ne pensons d’ailleurs jamais autant qu’en temps de guerre, à proprement parler ou métaphoriquement parlant, parce que notre monde est remis en question, que nous savons que demain sera ce que nous aurons choisi d’en faire aujourd’hui, et que nous ne nous contentons pas de vivre la douleur, nous l’intellectualisons pour lui donner sens. Nombreux sont à ce titre les écrivains (historiens, poètes, philosophes) auxquels la guerre a donné à penser. Paul Valéry, dont la vie (1871-1945) est rythmée par les guerres, est de ceux-là. Avec quelques autres, dont pour certains nous serons amenés à évoquer le nom, il pense la guerre, sans être de la mêlée, car il n’est pas mobilisé. Valéry demeure à Paris pendant les deux périodes d’affrontements mondiaux.
Nombreuses sont les directions dans lesquelles la guerre provoque la pensée : en direction de l’anthropologie, en direction de l’éthique, en direction de la technologie, en direction de l’économie, en direction de la politique, voire de l’esthétique. Elle provoque la pensée de Paul Valéry, qui est avant tout, soulignons-le, connu dans l’univers littéraire français comme poète, en direction d’une pensée philosophique dite « quasi politique », laquelle n’est pas sans lien avec les autres directions évoquées. L’expression subtile et prudente jette derechef un doute sur l’identité du genre. Elle est de l’auteur lui-même. Les Essais quasi politiques figurent en effet dans Variété, au premier volume des Œuvres complètes de Valéry en Pléiade, et consistent en un regroupement d’essais philosophiques inspirés de la situation européenne entre 1895 et 1933. Nous y trouvons entre autres l’essai La crise de l’esprit, paru initialement en 1919 en anglais dans la revue hebdomadaire Athenæum sous la rubrique Letters from France en deux parties : « I. The Spiritual Crisis », « II. The Intellectual Crisis ». Ces deux parties constituent les deux lettres que nous retrouvons dans l’édition de La Nouvelle Revue Française où l’essai fut aussitôt édité sous le titre français que nous connaissons. Les éditions Manucius publient à leur tour aujourd’hui La crise de l’esprit suivi du texte d’une conférence donnée à l’université de Zurich le 15 novembre 1922, Note (ou l’Européen), ceci indépendamment des autres écrits politiques, et dans la collection Le Philosophe. La parution de l’ouvrage n’est pas sans susciter l’intérêt du lecteur qui retrouve dans le questionnement de Valéry portant sur le conflit, l’Europe et son identité, des préoccupations quotidiennes (le terrorisme, le Brexit). Serait-ce que, comme le dit Schopenhauer de l’histoire, Eadem sed aliter ? Elle est toujours la même, mais autrement, ce qui vaut aux pensées d’antan de trouver leur actualité dans le monde d’aujourd’hui. Walter Benjamin qui est contemporain de Valéry reprenait quant à lui en exergue de Paris, Capitale du XIXe siècle (1939) le mot de Maxime du Camp : « L’histoire est comme Janus, elle a deux visages : qu’elle regarde le passé ou le présent, elle voit les mêmes choses ». Depuis 1919, seuls les costumes auraient donc changé, mais la pièce, elle, serait toujours fondamentalement la même.
Quelle est alors cette crise dont nous parle Valéry ? Nous parlions à l’instant de guerre, mais Valéry ne pense pas la guerre en général. Sa réflexion porte sur la crise. Que signifie de plus qu’elle soit « de l’esprit » ? Et de quelle manière Valéry l’aborde-t-il ? En homme politique ? En philosophe ? En poète ?
Nous tenterons de répondre en suivant pas à pas Valéry. La première partie du petit ouvrage de 64 pages des éditions Manucius met l’accent sur la crise, ceci en deux lettres. L’une, plutôt tournée vers le passé récent de l’Europe, dresse le sombre constat des changements survenus suite à la Grande guerre. L’autre consiste en un éloge de l’Europe considérée comme berceau de la culture. Tournée vers l’avenir de l’Europe, elle appréhende celle-ci par le biais d’un théorème fondamental. L’inégalité observée au profit de l’Europe, avance l’auteur, peut à tout moment se retourner en sens contraire. Cette remise en question du statut de l’Europe par rapport aux autres pays pose la question de l’identité dont traite la deuxième partie de l’ouvrage constitué par La Note. Qu’est-ce qu’être européen ? Pour le dire avec nos propres mots, qu’est-ce que l’européanité ? Valéry, qui poursuit en 1922 son questionnement sur le monde de son époque avec du recul, nous propose une définition fonctionnelle de l’Europe et de l’Homo europзus.
L’esprit en crise. Récit d’une désillusion
La guerre comme expérience de la mortalité des civilisations
De La crise de l’esprit nous retenons généralement la première phrase : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». La mort, devenue concrète par la guerre, a mis un terme à une illusion d’avant-guerre, et même à ce que la Note (ou l’Européen) qualifie de « rêve antique », celui de l’immortalité. Avant la guerre, nous savions que la mort a existé pour d’autres civilisations que le passé a ensevelies, mais nous pensions qu’elle pouvait épargner la civilisation européenne. La guerre a fait comprendre à la civilisation européenne qu’elle est mortelle comme le sont les autres (Valéry utilise le pluriel). Une civilisation est destructible. Nous ne sommes jamais concernés que quand les choses sont proches. Autrefois expérience des civilisations éloignées et pour nous simple concept, la mort est selon Valéry devenu chose proche, expérience pour nous et non plus seulement pour autrui.
Retenons deux idées : la guerre comme expérience, en l’occurrence expérience de la mortalité ; et cette curieuse méconnaissance de la mortalité. Valéry n’est pas le seul à les penser. Plusieurs récits de Walter Benjamin qui a également vécu les guerres, et qui a eu l’occasion de lire et de rencontrer Valéry lors de ses séjours à Paris, font à leur tour le récit de la guerre comme expérience, notamment l’un d’eux, Expérience et pauvreté (1933). La guerre, dit Benjamin, est une expérience qui a révélé la fragilité de l’humain qu’il décrit seul et nu au milieu d’un vaste champ de bataille. Par ailleurs une des pages du Narrateur (1933) de Benjamin commentant Valéry abonde dans le sens de l’occultation de la mortalité : « Si l’on suit le cours des siècles derniers on se rend compte à quel point l’idée de la mort perd dans la conscience collective en omniprésence et en force plastique. Ce processus se trouve accéléré dans ses dernières étapes. Au cours du XIXe siècle, la société bourgeoise avec ses institutions hygiéniques et sociales, qu’elles soient privées ou publiques, a réalisé un but accessoire, inconsciemment peut-être son but principal : donner aux gens la possibilité de dérober les mourants à tous les regards. L’acte de mourir, autrefois l’acte le plus public de la vie individuelle, et un acte fort exemplaire […], au cours des Temps modernes, est soustrait de plus en plus à l’attention des vivants ».
La mort a pour cause la violence. Valéry ne tarde pas à soulever la question. La cause d’autant de ravages est un renversement des vertus de certains pays européens en vices. Valéry vise l’Allemagne et revient ainsi sur une thèse présentée avec animosité (et sans doute de façon caricaturale) en 1895 dans Une conquête méthodique. Le vice est ce que Valéry appelait alors « l’intelligence disciplinée » qui, mise au service de l’inventivité destructive, est de la plus grande efficacité. Le maître mot est la discipline. Discipline dans le savoir et le devoir, voilà ce qui, selon Valéry, conduit l’Europe à sa perte. Le grief porte sur l’engouement positiviste de l’époque, plus précisément sur une science détournée du bien, science impersonnelle, méthodique, rigoureuse, prévoyante et qui, par conséquent, abhorre l’accident. Valéry mesure en effet l’ampleur du progrès technique et craint sa rétroaction sur l’homme.
Cet affairement en vue d’une efficacité toujours plus grande est l’œuvre de l’esprit. Mais nous devons nous garder de confondre l’esprit valéryen avec l’esprit hégélien. Une définition nous en est donnée dans le texte joint à La crise de l’esprit sur lequel nous reviendrons, c’est-à-dire la Note sur l’identité européenne. L’esprit est une cause permanente d’ordre et de désordre émanant de l’action de l’homme. Son caractère est l’instabilité : « Il demande éternellement en nous : Qui, quoi, ou, en quel temps, pourquoi, comment, par quel moyen ? Il oppose le passé au présent, l’avenir au passé, le possible au réel, l’image au fait. Il est à la fois ce qui devance et ce qui retarde ; ce qui construit et ce qui détruit ; ce qui est hasard et ce qui calcule ; il est donc bien ce qui n’est pas, et l’instrument de ce qui n’est pas. Il est enfin, il est surtout, l’auteur mystérieux des rêves dont je vous parlais ». Dans La politique de l’esprit (1932) où Valéry se propose de compléter le tableau du désordre dessiné en 1919, il nous dit que l’esprit n’est pas une entité métaphysique (la raison dans l’histoire). Il est une « puissance de transformation » remarquable d’après les changements objectifs qui surviennent dans le monde. L’esprit est un agent de transformation de toute chose matérielle ou mentale qui nous éloigne de la nature. C’est grâce aux productions de l’esprit que nous gagnons du temps, économisons nos forces, prolongeons notre espérance de vie. D’après la définition qu’en donne Valéry, nous ne voyons pas comment l’esprit pourrait ne pas être en crise. Il est par essence conflit. Valéry lit le conflit dans le bouillonnement intellectuel (philosophie, littérature, danse, peinture…) de l’époque. Le désordre mental de l’Europe tient à « la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise l’époque moderne ». Cette phrase pourrait aussi bien décrire les heurts interhumains de notre société de 2016. Valéry avance que l’esprit prend naissance dans la sensibilité. Il se nourrit en effet de l’anxiété des hommes décrite dans La Crise de l’esprit. L’auteur souligne cet étrange phénomène : nous ne pouvons longtemps demeurer dans un état quel qu’il soit car l’esprit nous appelle toujours au changement, c’est-à-dire au nouveau. Voilà sans doute la version moderne de l’intranquillité leibnizienne et du divertissement pascalien.
L’esprit valérien est personnifié par la figure de Hamlet s’interrogeant sur l’identité des crânes qu’il a en main et ayant appartenu aux grands hommes des temps passés. Valéry ne s’étend pas sur la raison de cette métaphore dont l’interprétation est laissée au lecteur. Hamlet, métaphore de la mort assurément, de l’esprit, de la contradiction, et de la folie résultant de cette contradiction. Nous pourrions même dire, Hamlet, figure de la schizophrénie du monde moderne (σχίζω en grec signifiant « fendre » et φρήν désignant l’esprit, qui a donné phrénologie). Car passant sans cesse de l’ordre au désordre, de la paix à la guerre, l’esprit ne sait plus qui il est. Hamlet pose la question de l’identité. Il personnifie la crise qui est une perte de repère, un déséquilibre. La crise est la faille, un entre-deux spatio-temporel que connaît un homme encore lourd d’un passé qui n’a plus cours et auquel l’avenir ne se présente que de manière incertaine.
Nous retiendrons l’intéressante définition valéryenne de la paix qui clôt la Première lettre, paix comme « concurrence créatrice » alors que la guerre est une concurrence destructrice. Autrement dit, la paix n’est pas cessation du conflit. Elle n’est pas un temps d’indolence. Elle correspond à une période d’émulation féconde. La raison pour laquelle Valéry a une conception belliqueuse de la paix est qu’il soutient la thèse de l’hostilité naturelle des hommes. En 1933, dans sa Préface à la lutte pour la paix, Valéry, désillusionné quant à une paix réelle et durable, reproche à la SDN de n’avoir su se constituer autrement qu’en société des esprits, autrement dit, en un ensemble de personnes qui représente un système de concurrences et de discordes. La conception qu’ont les dirigeants de l’Europe de l’univers politique ne satisfait donc pas Valéry. Valéry n’est pas le seul à souligner que la paix du monde moderne est une paix conflictuelle. En 1921, dans sa Critique de la violence, Benjamin définit la paix comme imposition du droit du vainqueur au vaincu, et non comme réconciliation mettant fin à tout conflit. Le conflit, sous quelque aspect qu’il se présente, est incessant.
L’avenir européen : théorème fondamental
La Deuxième lettre s’ouvre sur la question du « destin » de l’Europe, terme qui occupe une place prépondérante dans le milieu intellectuel depuis les années 1800 et revêt un sens différent selon les penseurs (Hölderlin, Renan, Nietzsche). Valéry écarte de notre esprit cette idée que nous allons lire des pages prophétiques : « Je n’ai pas cette ambition », écrit-il, « Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport à l’intellect ; tout par rapport à l’intellect ». Valéry se positionne en spectateur du monde. Il décrit ce qui s’y passe mais se tient hors de la supputation et de l’action. Voilà sans doute qui nous permet de confirmer cette idée que nous avons affaire à une pensée « quasi-politique », non politique à proprement parler, et de mieux cerner l’intention de l’ouvrage. Celui qui décrit est neutre. Celui qui prophétise et agit se risque. Pour reprendre la distinction de la Réponse à une enquête (sur la chose littéraire et la chose pratique) (1933), Valéry se place du côté de l’activité littéraire qui consiste à écrire ou parler pour faire penser ou imaginer, non du côté de l’activité politique qui consiste à écrire ou parler pour faire agir. Ni écrit systématique, ni écrit scientifique, La Crise de l’esprit est un essai de description et d’interprétation du monde nous donnant matière à réflexion. A fortiori, il inscrit Valéry ainsi que son lecteur au cœur de l’activité de l’esprit, de ce bouillonnement d’idées caractéristique de la modernité et alimente donc le débat.
Le débat est dans cette lettre de savoir si l’Europe va garder la prééminence qu’elle a sur les autres pays du monde. Valéry dresse un éloge, sans doute excessif et chauvin, de l’Europe : « Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout ». L’alternative est la suivante, ou bien l’Europe deviendra ce qu’elle est en réalité, un petit cap du continent asiatique, ou bien elle restera ce qu’elle paraît, une partie du monde d’une grande importance, « le cerveau d’un vaste corps ». En d’autres termes, l’avenir est une alternative entre le paraître de l’Europe et son être. Dans le cas présent, mieux vaut le paraître. Selon Valéry, le génie de l’Europe a jusqu’à présent fait oublier l’élément factuel qu’est sa situation géographique. Ce génie tient entre autres à quelques traits caractéristiques de la psychê européenne : « l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… ». Le terme de génie est élogieux de la part de Valéry, il s’oppose à la froide rigueur méthodique décrite dans Une conquête méthodique. Celui qui a de la méthode est certes doté de qualités telles la puissance de travail, l’attention, la patience, grâce auxquelles il parvient à ses fins, mais il n’a pas de génie, c’est-à-dire pas de liberté, pas d’enthousiasme, et c’est pourquoi il n’est capable de rien d’extraordinaire. La méthode, c’est selon Valéry la médiocrité ; le génie, c’est la « précellence », pour reprendre le terme de la Deuxième lettre. Mais alors pourquoi cet éloge de l’Europe puisqu’elle est le lieu de la Grande Guerre décriée par Valéry, pourquoi cet éloge alors que le ton des premières pages de La crise est apocalyptique ?
C’est que, selon l’auteur, le savoir acquis par l’Europe s’est peu à peu détourné de ses visées initiales pour devenir un instrument de domination et une denrée de commercialisation. Son usage a été perverti. Puisque l’Europe vend son savoir, elle se dépossède de ses découvertes propres et tend à réduire les inégalités qui étaient jusqu’à présent à son bénéfice. Valéry nous propose plusieurs modélisations de l’avenir européen afin d’illustrer un « théorème fondamental ».
La première renvoie à la physique dynamique. En raison de son génie, l’Europe a jusqu’à présent pesé lourd dans la balance qui la compare aux autres pays. Sa psychê lui donne du poids. Or, le moteur de l’histoire étant selon Valéry l’inégalité, il émet la thèse d’après laquelle le rapport de forces tend à s’inverser. Le destin potentiel de l’Europe est que son poids ne soit plus évalué en fonction de son génie mais en fonction d’éléments factuels géographiques et objectifs. Elle ne ferait alors plus le poids. Les atouts de l’Europe, son « pouvoir émissif » et « absorbant » se retourneraient contre elle.
La seconde modélisation renvoie à la physique des fluides. Valéry nous met en garde contre la « diffusion » du génie européen qui n’est pas irrémissible, mais, pour reprendre la métaphore qu’il emploie, il est plus difficile de concentrer une goutte de vin tombée dans l’eau, que de l’y dissoudre. Le génie ne s’oppose ainsi pas seulement à la médiocrité, il s’oppose à la diffusion - à l’uniformisation, ou à la mondialisation, pour le dire avec nos termes d’aujourd’hui.
La question de l’identité européenne
Le contexte de la seconde partie de l’ouvrage constituée par la Note de 1922 (ou l’Européen) est toujours l’entre-deux caractéristique de la crise : « Nous considérons ce qui a disparu, nous sommes presque détruits par ce qui est détruit ; nous ne savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le craindre ». C’est justement parce que l’Europe a perdu ses repères que se pose la question de son identité. Le propos de Valéry a une portée existentielle. De fait, nous ne nous posons jamais autant la question de notre identité que lorsque nous traversons une période de crise, c’est-à-dire qu’un évènement remet en question ce que nous croyions être. L’identité n’est pas acquise définitivement. Elle est bousculée par les évènements et reste toujours ouverte, sans cesse à construire. Le paradoxe de Solon s’applique aussi bien à l’homme seul qu’à l’ensemble de l’Europe. Nous ne pourrons dire de l’Europe qui elle est exactement que si elle venait à ne plus être car la mort actualise l’identité. Mais tant qu’elle devient nous ne le pouvons pas.
Valéry pose la question de l’identité européenne à partir de celle de l’esprit dont il se propose de cerner la nature de façon plus précise, et en donne la définition que nous avons citée précédemment. L’esprit est le propre de l’homme qui a la particularité, par rapport aux autres êtres vivants, de rompre l’équilibre qu’il entretient avec son milieu. L’homme n’est pas tout à fait soumis à l’emprise de la nature. Il la domine par la technique. Pour Valéry, sa caractéristique essentielle est d’être en état d’instabilité permanent. Une force l’incite à sortir dès qu’il le peut de son état, ce qui est facteur de progrès. L’homme veut toujours mieux. Mais Valéry remarque que cet aiguillon qui le pousse « est l’ennemi du bien et nous engage à affronter le pire ». C’est l’ambiguïté fondamentale de l’esprit que met en avant Valéry, esprit auteur de nos rêves comme de nos déceptions.
L’esprit est l’auteur d’une grande civilisation, la civilisation européenne. Valéry avance que sans lui, elle n’aurait pas vu le jour. Le ton de la Note diffère de celui de La crise et prend une tournure très laudative : l’Europe, lieu géographiquement favorisé, lieu de mixité, lieu des échanges. Cet essor ne va pas sans inquiétude. Une civilisation en progrès est une civilisation inquiète, car travaillée par l’esprit, ce qui n’est, selon Valéry, pas le cas du reste du monde figé dans ses coutumes. Avant Valéry, Hume soulignait déjà que l’inquiétude est l’aiguillon qui excite l’industrie en vue de gagner en aise.
Mais quelle est donc cette Europe à laquelle œuvre l’esprit ? Et qu’est-ce qu’être européen ? Valéry nous propose une définition originale qui est présentée comme un « point de vue », « une manière de voir ». Autrement dit, cette définition ne prétend pas à la scientificité. Qui plus est, elle ne se veut ni strictement géographique ni strictement historique mais « fonctionnelle ». Valéry cherche une définition de l’Europe qui soit opératoire pour comprendre la dynamique européenne et élargie (non réduite à un cadre spatio-temporel). Pour l’auteur l’« européanité », si nous pouvons le dire ainsi, dépend de la conjonction de trois sources d’influences, trois sources qui constituent inextriquablement l’esprit européen : Rome dont nous avons hérité notre droit ; Jérusalem, dont nous avons hérité notre christianisme (le fondateur du christianisme étant juif) ; et la Grèce à laquelle nous devons notre esprit de scientificité, notre raisonnement (le logos). Selon Valéry, les apports scientifiques des pays extra-européens géographiquement parlant, ne sont qu’« impurs », c’est-à-dire que la science comme la géométrie par exemple, n’est pas pratiquée pour elle-même, elle est au service du métier, c’est-à-dire mêlée de technique et doit répondre à un besoin. Cette conception des choses est sans doute injuste avec les apports qui ont pu être ceux de l’Égypte.
L’Homo europзus est donc riche de ces trois sources. Être européen, c’est en être tour à tour l’héritier puis le légataire.
Nous clôturons notre propos sur La Crise de l’esprit suivi de Note (ou l’européen) sur cette définition de l’« européanité » et laissons au lecteur le soin de découvrir par lui-même le détail de l’ouvrage. Nous pensons que ce dernier est représentatif du ton littéraire d’une époque, ton grave, ton de l’usure, ton qui mesure les changements entre un avant et un après. Mais ce ton est alterné avec celui de la fierté et de l’espoir quant à ce que l’Europe, civilisation animée par l’esprit, peut faire d’elle-même en se souvenant de son potentiel.
Une civilisation animée par l’esprit comme l’est l’Europe est une civilisation inquiète et une civilisation qui progresse, disions-nous. Certes, mais est-elle une civilisation heureuse ? Et faut-il privilégier le progrès ou le bonheur de la civilisation ? Dans La politique de l’esprit, texte postérieur de dix ans à la Note (ou l’européen), Valéry émet ce propos curieux : « Les peuples heureux n’ont pas d’esprit ». Pour que la civilisation soit heureuse, il faudrait donc qu’elle se défasse de son esprit, de son génie, qu’elle cesse de se développer techniquement. Mais est-il possible pour une civilisation comme pour les individus qui la peuplent, de vivre sans avoir pour horizon le progrès ? N’est-ce pas une tendance fondamentale de l’humain que de tendre vers le mieux quand bien même le résultat est parfois à ses dépens ? Entraînés par le rythme soutenu du développement technique et de l’économie, entraînés par notre nature d’homme, c’est-à-dire notre impulsion à vouloir toujours mieux et à nous battre pour l’obtenir, il semble que la question du bonheur aujourd’hui ne se pose qu’à titre secondaire, que nous avons fait le choix de l’esprit, non celui d’une vie libre de trouble.
Florence Salvetti
1. Maxime du Camp, Paris, VI, p. 315, cité par Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Folio essais, Paris, 1991, p. 374
2. Note (ou l’Européen), Manucius, Le philosophe, Paris, 2016, p. 43.
3. Walter Benjamin, Le Narrateur, Écrits français, Gallimard, Folio essais, Paris, 1991, p. 277-278. Benjamin ne précise pas le texte exact commenté. En tout cas, il n’est pas indifférent à la pensée valéryenne qu’il fait connaître en Allemagne, avec celle d’autres auteurs français, Gide par exemple. Benjamin est un lecteur des Variétés ainsi que de la Nouvelle Revue Française dans laquelle Valéry a publié et où il a lui-même essayé de publier. Tous deux partagent ceci en commun d’être des penseurs de la crise et de l’identité.
4. Note (ou l’Européen), ibid., p. 42.
5. La crise de l’esprit, Manucius, Le Philosophe, Paris, 2016, p. 20.
6. Ibid., p. 26.
7. Ibid., p. 27.
8. Ibid., p. 29.
9. Ibid., p. 27.
10. Note (ou l’Européen), ibid., p. 39.
11. Ibid., p. 42.
12. Ibid., p. 53.
13. Ibid., p 51.
14. La politique de l’esprit, Cahiers, 1, Gallimard, Pléiade, Paris, 1973, p. 1037.