Mark Alizart, Pop théologie, PUF, lu par Arnaud Lecompte

Mark Alizart, Pop théologie, PUF, 2015

 

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 "Les sociétés post-modernes sont dominées par le culte hédoniste de la marchandise", "la pensée 68 n'est que le  produit d'un long processus de sécularisation s'accompagnant de la perte des valeurs humanistes traditionnelles". Mark  Alizart cherche à confondre ce type de jugements dans son ouvrage Pop Théologie publié en février 2015 au PUF  dans la collection Perspectives critiques. Par un renversement de perspective plutôt radical, Alizart défend la thèse  selon laquelle le règne de la marchandise et l'hégémonie de la pop-culture ne sont pas liés au nihilisme, à l’absence de  religion et au désenchantement du monde mais, à l'inverse, au triomphe de la croyance protestante.

Weber avait déjà montré qu'en plaçant la liberté au coeur de sa doctrine le protestantisme fonde l'éthique des démocraties marchandes occidentales. Dans un second temps, Weber prophétisait que la focalisation de la pensée sur les notions de Personne et de Liberté rendra possible une totale sécularisation du monde et le déchaînement des passions hédonistes et agonistiques. Or, selon Alizart, toutes les réformes religieuses depuis 1750 et les révolutions sociales, politiques, artistiques et philosophiques de la post-modernité sont des tentatives pour réaliser la promesse protestante de libération tout en échappant au péril qu'elle engendre. Contre toute apparence, la pop-culture n'est pas le signe de la déliquescence des valeurs mais le triomphe de la Réforme ou d'une Pop Théologie. En bref, la post-modernité voit venir le règne sans partage d'une ascèse typiquement luthérienne. 

 

L'avant-propos renoue avec l'intuition weberienne : éthique protestante et capitalisme sont intimement liés. Cependant, Weber semblait considérer que la post-modernité ne relèverait plus de cette assimilation. Selon Alizart, Weber n'a pas bien prise la mesure de la modernité s'incarnant dans le méthodisme nord-américain. Si le capitalisme contemporain livre la sphère privée et l'individu au marché, c'est grâce à la victoire du self-control protestant et non en détruisant les valeurs morales. Autrement dit, la pop-culture ne désenchante pas le monde, et le protestantisme n'est pas la religion de la fin de la religion. Au contraire, l'éthique propre au capitalisme pop d'un blockbuster du cinéma américain comme Matrix poursuit l'éthique de la vocation (Beruf). 

L'ouvrage se décompose ensuite en deux grandes parties de 6 chapitres selon un ordre chronologique. Premièrement, il faut monter que l'emprise du protestantisme à la modernité  (jusqu'en 1870) est plus profonde que ne l'a aperçue Weber. Deuxièmement, il faut montrer que cette emprise ne cesse pas avec la post-modernité. 

Dans la première partie (Introduction et chapitres 1 à 6), Alizart explique comment depuis le Réveil méthodiste de Wesley dans les années 1740 jusqu'au romantisme des années 1870, l'histoire de la pensée occidentale est une suite de réformes de la Réforme du christianisme. Cette dernière visait l'accomplissement de la promesse rédemptrice : il fallait remplacer l'obéissance à la Loi par un plongeon dans la Foi. Selon Luther, le chrétien doit renoncer à se sauver et investir le monde pour obtenir enfin la grâce. Vers 1530, Calvin opère une première réforme de la Réforme. Au XVIIIème, Wesley tente une nouvelle réforme de la Réforme pour éviter les périls gisant au coeur du protestantisme. Alors, le méthodisme devient le modèle de toute ascèse, mais cette ascèse est une continuelle Aufhebung dont le modèle est la conversion protestante. Le Beruf des premiers protestants se change en Bildung (et la Bildung se changera au XXe en théorie de l'Information). 

Pour comprendre, rappelons que selon Luther la loi héritée du judaïsme ne doit pas dominer la vie, car l'obéissance seule ne saurait délivrer du péché. Bien au contraire, l'obéissance en vue du salut relève d'une forme de concupiscence et du calcul. Il faut lâcher prise à l'égard de la Loi -première forme du cool  de la pop star – et placer toute sa confiance en Dieu en se consacrant à notre vocation. Paradoxalement, c'est désormais en faisant son travail et en se supprimant comme chrétien que l'homme indique qu'il ne s'occupe plus de son Salut et plaît enfin à Dieu. Il fait enfin confiance à Dieu : telle est la vraie foi. La religion peut disparaître et toute l’énergie se déplace vers le capitalisme. La Réforme permet la sécularisation. Mais Wesley, le born-again, comprend que la Réforme doit se réformer pour empêcher une complète sécularisation. Le piétisme méthodiste devient la religion du self-made man  : se faire soi-même et renaître est la nouvelle religion. Le culte de la Personne commence ici comme moyen de régénérer et d'accomplir enfin la Réforme en identifiant le Beruf et la Bildung. Alizart montre comment le roman de formation, le romantisme, l'idéalisme allemand et le pragmatisme empruntent le trait le plus significatif du Réveil : la singularisation, la réalisation moi. Par exemple, selon Hegel, avoir la foi, c'est se rappeler à soi-même, se réconcilier avec le monde et avec soi en renonçant à la la pensée d'entendement. Ce renoncement est renoncement à la Loi car il s'agit de se séparer de la séparation d'avec Dieu qu’est la Loi. Concrètement, par le travail l'homme indique à Dieu qu'il se satisfait du monde tel qu'il est et qu'il le veut. Il renonce à l'adolescence de la pensée, à ce moment de la vie de l'esprit où chacun croit pouvoir changer le monde radicalement. Ainsi, avoir  foi dans le monde et en Dieu consiste à se rappeler maintenant à soi-même et se changer soi. C'est pourquoi Hegel peut être considéré comme un réformateur lui-même parce que le déchirement d'avec soi est la source de la régénération. 

La fin de la première partie (chapitres 4 à 6) cherche à dégager les effets sociaux, politiques culturels et économiques du Réveil. Du naturisme au dandysme, il n'y a pas de société du loisir sans un rapport au travail qui est un travail sur soi, c'est-à-dire une ascèse. En d'autres termes, on assiste au déplacement du monde du travail à celui de l'intériorité. Être un born-again est le précepte de la modernité. Même la prison est organisée comme un lien de solitude où l’individualité est censée se reconstituer. L'individu est appelé à se faire lui-même, se transfigurer comme artiste, se former comme employé, s'épanouir dans ses loisirs, et il trouve dans le Welfare State un soutien à cette entreprise. Le temps libéré devient le temps de la Bildung.

 

Dans l'introduction à la partie II, Alizart cherche à montrer que l'American Way of Life est d'essence protestante : il faut finir ce que les puritains ont échoué à faire. À titre d’exemples, le répertoire de Céline Dion est évangéliste, l'éthique d'Harry Potter est protestante. Partout on assiste au combat des forces de la Loi – ceux chez qui dominent la peur et l'absence de confiance (en Dieu), et des forces de la Foi (celles de ceux qui s'abandonnent, qui lâchent prises – Luke Skywalker dans Le retour du Jedi). À chaque fois, il faut croire pour se changer et changer le monde. La culture industrielle n'est donc pas en rupture avec la religiosité. La post-modernité n'est pas le moment de la crise de la Bildung. En vérité la post-modernité, jusque dans ses critiques les plus vives ( les maîtres du soupçon mais aussi, de manière non-exhaustive, Heidegger, Adorno, Marcuse, Deleuze,,..) tente de faire ce que les puritains ont échoué à faire. Elle élabore un nouveau concept de Foi. 

L'essentiel des chapitres 7 à 9 se consacre à l'analyse des thèses de Deleuze à propos de Bartleby et de Benjamin à propos du drame baroque. Selon Alizart, Luther irrigue ces pensées. A chaque fois il faut éviter la perversion de la liberté permise par l'abandon de la Loi. L'acceptation du monde ne doit pas se changer en hédonisme libertin et jouissance compulsive. Le Bartleby de Melville est un Christ des temps nouveaux, l'ouvrage est à un roman de formation (Bildung). « I would prefer not to » n'est pas la formule d'un nihiliste incapable de courage et de décision. Bartleby est un personnage réduit à une langue, à une formule qui doit être traduite, décodée. Il ne dit pas oui, il ne dit pas non, il dit « ni oui, ni non », comme le programmateur tape un code binaire fait de 1 et de 0. Bartleby est un geek. Avec sa formule, il écrit une langue appelant une herméneutique. Il rappelle que la langue est une suite de symboles ne donnant pas accès directement à l'ego, que l'homme et le monde sont une suite de signifiants. Alors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'ego ne peut se faire qu'après déconstruction. Par exemple, en psychanalyse, le début de la guérison coïncide avec le moment de l'abandon de soi, de l’abandon de la perspective de la guérison. Comprendre, traduire, analyser, guérir, déconstruire, décoder. Polysémie d'un même terme : la Réforme. 

Le chapitre 10  montrera alors que l'apparition des théories de l'Information coïncide avec la dévastation de l'hédonisme. A contre-pied des interprétations les plus convenues, Alizart affirment qu'elles refondent l'ascétisme. La doxa réactionnaire et conservatrice fustigeant la pensée 68 doit être renversée. L'informatisation du monde est l'ultime conséquence du Réveil. En effet, le fonctionnement d'un ordinateur consiste à mesurer la probabilité d'un signal et non pas à réagir à un signal. Par exemple, quand j'effectue une recherche sur un site marchand, l’algorithme calcule puis fournit des réponses qui correspondent inadéquatement à mes désirs. En effet, j'expédie une somme d'informations grâce à un émetteur qui le code et le récepteur le décode, mais entre les deux des bruits perturbent le message – cela est plus évident encore dans le cas du téléphone. C'est pourquoi, la recherche doit toujours être affinée par des critères. Ce modèle – très simplifié, s'appliquera désormais à l'intelligence. L'être humain est un système de traitement de l'information. Par exemple, il existe une identité de structure entre un système électrique fait d'interrupteurs et le calcul logique ou propositionnel. Comme l'ordinateur, l’intelligence vise un but mais le manque, elle ajuste sa visée et réussit à l'atteindre par étapes, par saut, avec des ruptures. Du fait du stockage et de la circulation de l'information et des mises en réseaux le système s'auto-organise et s'adapte, il augmente en se complexifiant par néguentropie. De même, une sphère entière de mon Moi reste opaque, des ruptures et des ajustements constants s'y opèrent, il y a du bruit sur la ligne. Trouver le Moi devient une gageure. Car, la structure du langage qui cherchent à cerner ce Moi est un ensemble de positions différentielles. Cette structure renvoie elle aussi à la structure du code informatique, un jeu de positions arbitraires à décoder.  Alors que les théories classiques du sujet cherchent à enfermer la pensée et le désir dans un Moi homogène, les théories de l'Information annoncent que nos affects sont incommensurables avec le sujet censé les éprouver. C'est aussi la fin du paradigme de l'interaction subjective et de la communication. Comme dans une machine, il n'y a pas quelque chose qui pense en moi : "ce quelque chose contient déjà une interprétation du processus et n'appartient pas au processus lui-même" écrivait  Nietzsche dans PDBM , I, §17. Que faire pour être sauvé ? Peut-on être soi ? Certainement, mais, il faut d'abord renoncer à se trouver. Comme Luther se sauve en renonçant à être sauvé, la disparition du sujet est aussi sa renaissance (Aufhebung). Comment est-ce possible ? Comment le post-modernisme peut-il renouer avec le romantisme de la Réforme dès lors qu'il abandonne le sujet classique ? 

Le chapitre 11 tente de répondre par une analyse de l'art contemporain. Il ne convient plus de regarder l’art contemporain comme l'ère du vide, du nihilisme, de la dévastation. Alizart donne sens à l'art à partir de l'hégémonie de l’esthétique protestante. La suppression du peintre par la photo est la suppression du prêtre. Pollock tourne le dos à la peinture pour accomplir l'art comme le protestant tourne le dos à la religion (Loi) pour réaliser la religion (Foi). L'art sort des musées – nos nouvelles églises, pour mieux dénoncer l'industrialisation de la culture par les nouvelles technologies et la publicité. En effet, la mise en juxtaposition des œuvres – comme celle des produits du supermarché, dans ses institutions permet de dire que tout se vaut. Ce n'est donc pas pour détruire l'art avec des visées libérales-libertaires que Lyotard pense son exposition les Immatériaux. Premièrement, il tente une réforme de l'art et des musées qui sont devenus les lieux de l'esprit mercantile (on ajoutera que chaque visite – même ou peut-être surtout au Vatican, s'achève dans la boutique), des musées-églises où reposent des reliques. Deuxièmement, les Immatériaux donnent à voir de la pensée en train de se faire : l'artiste fait voir des cerveaux qui pensent. Ici l'art rejoint la théorie de l'Information et la cybernétique. Grâce à l'art la Raison renoue avec l'événement qu'est la pensée.  

Le chapitre 12 conclut que la postmodernité est une nouvelle ascèse mettant les individus sous la coupe réglée de la cybernétique. Deleuze lui-même a bien vu le problème. Mais peut-on rompre avec la postmodernité, dépasser le paradigme de l’Information? Peut-on refaire la Réforme, pour en garder la liberté, en éliminant ce qui a conduit à la trahir ? On peut être tenté de lui faire échec en réaffirmant la spontanéité de l'essence humaine. Pourtant, il y a lieu de se demander si tout cela n'est pas encore la perpétuation de la logique protestante. Alors, Alizart esquisse en quelques traits un programme de recherche entre utopisme technologique et accélérationisme. Plutôt qu’une sortie du capitalisme, il faut penser son accomplissemnt protestant pour connaître enfin la vie au présent et chanter éternellement « Amen, Alléluia ».

 

Alizart a systématisé la lecture spiritualiste weberienne. Or, pour Weber, il faut se méfier de l'esprit de système. Sur ce point, on pourra relire les dernières pages de l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, NRF, Gallimard, p. 252-254 et plus particulièrement l'avant dernière note dans laquelle l'auteur prévient : sauf à être dilettante, on ne peut pas "déduire logiquement du rationalisme protestant toutes les caractéristiques de la culture moderne". En effet, selon Weber, interprétation matérialiste et interprétation spiritualiste sont toutes deux "également possibles" à titre de préparation de la recherche. On pourrait montrer que la Réforme a des causes économiques. De l'aveu même de Weber, on ne peut donc pas souscrire à une thèse universellement spiritualiste. Ainsi, en systématisant le lecture weberienne, l'auteur donne le flanc à la critique. 

Cependant, on peut aussi penser qu'il poursuit l'entreprise en se conformant au programme de recherche tracé par Weber lui-même. Selon ce dernier un tel programme devrait "prendre la mesure de la signification culturelle du protestantisme ascétique par rapport à d'autres éléments formateurs de la culture moderne". Il reviendra à chaque lecteur de choisir. En effet, peut-on considérer que nous soyons sortis du protestantisme pour mieux y rester ? Pour Alizart nous sommes protestants et même plus sûrement quand nous n'y croyons plus. L'affirmation suscitera des débats – notamment au sein du protestantisme pour qui Céline Dion n'est qu'une perversion du message. Reste que l'étude de Mark Alizart propose une réflexion audacieuse et informée. Multipliant les exemples et les interprétations de pensées déjà connues, et qu'il faut connaître faute de pouvoir entendre la pertinence du propos, son ouvrage embrasse large mais se veut concis.

 

Arnaud Lecompte