La Question du mal. Ethique, politique, religion comparée, sous la direction d’Aurélie Renault et Patricia Reynaud, Classiques Garnier, 2014, lu par Patricia Doukhan

La Question du mal. Ethique, politique, religion comparée, sous la direction d’Aurélie Renault et Patricia Reynaud, Classiques Garnier, rencontres 73, Paris 2014

Cet ouvrage reprend un ensemble de conférences données à l’université Georgetown au Qatar en mars 2012. Les quinze interventions sont regroupées en quatre grandes parties : « Approches sacrales du mal : le mal en Dieu ? », « Vers une dialectique ami/ennemi », « L‘origine ordinaire du mal radical » et « Pour une poétique de la transgression ».

Dans une première grande partie intitulée « Approches sacrales du mal : le mal en Dieu ? », la conférence en anglais de Patrick Laude s’appuie sur une théologie mystique dans laquelle, si le divin est au-delà de toute réalité et de toute différenciation, il doit englober également le mal. « Good beyond good and evil » a pour sous-titre « insights from mystical theology ». Le Bien, comme Idée séparée et absolue, dans une perspective néo-platonicienne doit être distingué du bien dans sa relation au mal. Si les mystiques juive, soufie ou hindoue ne sont pas des panthéismes, comment toutefois comprendre l’apparente contradiction qui place le Bien et le Mal comme relatif, au sein même d’un absolu transcendant, le Bien, qui semblerait recéler, en lui-même, une puissance créatrice du mal ? P. Laude s’appuie sur les trois mystiques (kabbale juive, shivaïsme hindou et soufisme) dans lesquelles la racine du mal est logée au sein même d’un Bien pensé en tant que Réalité suprême et les oppose à la théologie rationnelle et à la croyance populaire religieuse qui excluent le mal comme antithèse du Bien.  P. Laude rappelle que ces doctrines ont toujours une finalité pratique et sont des outils en vue de la méditation et de l’élévation de l’âme. Elles visent moins à fonder et démontrer leurs affirmations d’un point de vue théorique qu’à transcender les antinomies dans une perspective existentielle et spirituelle. Quatre points sont à dégager : 1) La Réalité ultime en tant que Bien absolu transcende la polarité bien /mal. 2) L’individuation comme principe de séparation du tout ouvre l’espace nécessaire au surgissement du mal. Celui-ci réside en germe au sein de la réalité elle-même. 3) L’Absolu comprend en lui-même la possibilité de la manifestation, de la projection et de l’émanation du mal, en puissance, mais aussi en acte. 4) L’homme est libre de réduire, racheter ou au contraire accroître le mal par ses pensées et ses actes. Pour finir, P. Laude souligne que l’élévation du mal au niveau de la Réalité ontologique et cosmologique s’oppose à sa relativisation. Mais dans le même temps, le refus du dualisme empêche toute réification de celui-ci. L’approche empirique du mal est contestée par ces mystiques qui récusent son existence. Seul demeure un Réel identifié au Bien absolu comme horizon de la volonté humaine qui tend à sa dépersonnalisation.

Pour un « Regard croisé sur deux enseignements spirituels : l’émir Abd Al-Kader et Shaykh Yahyâ Abd Al-Wâhid » est la 2è conférence de Djeradi LARBI. D. Larbi commence par l’analyse du Mal en terme de Dualité universelle telle qu’elle est analysée par René Guénon dans les traditions hindoue, taoïste et grecque. Mais le dualisme fréquent est dépassé par une non-dualité ou une unité principielle très présente dans l’ésotérisme musulman. La question du mal serait moins ontologique qu’éthique, sociale ou politique. Elle a une fonction dans la société et dans les relations humaines. En revanche, dans l’ordre métaphysique, le Mal ne peut être pensé sans s’opposer à l’unicité divine. La polarité du bien et du mal est première et distincte de la dualité Satan - homme. La réalité peut être contradictoire, incohérente et en désordre apparent. L’esprit de l’homme est trop faible pour la saisir et comprendre le tout et l’Unique. Dieu serait donc créateur du bien et du mal. Le parallèle est fait avec les textes védiques dans lesquels l’ordre supérieur intègre les contradictions apparentes. L’ésotérisme musulman de ces deux maîtres relie l’action à la connaissance et relativise la question du bien et du mal. Le vrai combat est celui « du « Soi » divin et principiel  contre le Moi psychique et empirique. ».

 

La conférence en anglais d’Ori Z. SOLTES s’intitule : « Revelation, interpretation, language and human responsability. The Problem of Evil from Genesis 6 :5 To Contemporary Acts of Terror ».

La définition et la connaissance de ce qu’est le mal provient de Dieu. Mais elles dépendent de la compréhension par l’homme du message divin. Comment celui-ci est-il transmis ? Quelle interprétation l’homme en a-t-il ? Ori Soltes, dans la 2nde intervention en anglais se penche sur l’exégèse biblique. L’opacité de la parole divine, les nuances et variations sémantiques observables dans les Ecrits saints supposent un déchiffrement par l’homme. Plus encore, les intermédiaires comme les prophètes rapportent une parole qui ne se donne pas immédiatement mais s’écoute, se transmet et s’infléchit ou se radicalise et prend une forme écrite des années après, et ce, dans les trois grands monothéismes. Plus encore, les canons de chaque religion, tout comme le statut et la valeur accordée aux textes apocryphes sont le fruit d’une histoire. La complexité des traditions écrites et orales, reposant sur une transmission, n’est évidemment pas propre aux religions abrahamiques mais est présente également dans l’hindouisme et les croyances orientales. A cela, s’ajoute les difficultés de traduction que Soltes choisit d’écarter volontairement dans son intervention. Quelle est la transgression d’Adam et Eve ? Pourquoi les hommes devraient-ils disparaître, à l’exception de Noé et sa famille ? La constitution même du concept de péché originel, dont les générations suivantes héritent, est propre au christianisme et n’est pas partagé par le judaïsme et l’islam. La faute à laver par le déluge n’est pas explicite. Face à l’opacité de la parole divine, la responsabilité humaine ne s’efface pas. Au contraire, d’une certaine façon, la liberté de la volonté est d’autant plus affirmée que, dans le cas contraire, le châtiment deviendrait incompréhensible, voire injustifié. O. Soltes analyse des passages d’Amalek et de Job dans la Genèse, ainsi que des sourates du Coran et les met en relation avec les questions sur la théodicée. Il interroge également les réponses et réactions que les fidèles pensent devoir apporter aux agissements des infidèles. Si le mal peut se manifester par la désobéissance, il s’incarne aussi dans la non-reconnaissance de la parole divine ou le non respect de celle-ci. Ainsi un individu peut engager toute sa communauté. In fine, le terrorisme moderne mêle inextricablement la volonté de Dieu, ce que les hommes interprètent être le commandement divin, ce qu’ils veulent croire être leurs devoirs ou nécessités, tant religieuses que politiques ou sociales. Il est rappelé pour finir que la philosophie de Kant à Sartre, en passant par Nietzsche et Camus insiste sur la responsabilité de l’homme, y compris dans l’interprétation qu’il donne des textes sacrés et ce qu’il entend par Bien et Mal. Le Mal n’est plus une entité métaphysique, sa laïcisation le sépare du diable pour l’inscrire dans les actions des hommes. La responsabilité, comme la liberté ne sont-elles pas des interprétations également à questionner ?

 

Cette partie se clôt par l’exemple du théâtre. Un des objectifs de celui-ci est, selon Élyse Dupras, de « Mettre en scène l’incarnation du mal, fonder la haine. D’une fonction des personnages de diables sur la scène médiévale française. »

Alors que l'écrit ne touche que les lettrés, le théâtre, populaire et accessible à tous, n'est pas qu'un divertissement mais édifie le peuple et construit l'imaginaire collectif. Au XIIIe siècle, le personnage du diable devient une figure récurrente sur laquelle sont projetés la haine, la cruauté, la violence etc. Elyse Dupras, à partir de l'étude de pièces de théâtre du XIII au XVI siècle, va mettre en lumière l'identification de l'autre comme incarnation du mal. E. Dupras commence par rappeler les caractéristiques du théâtre médiéval et des diables. Tout comme le théâtre n'est pas séparé de la vie, les citoyens pouvant jouer le rôle de personnages du spectacle, la société médiévale n'est pas encore désenchantée, selon l'expression de Max Weber. Les phénomènes naturels ou les maladies sont interprétés comme l'action du diable. Celui-ci est d'un autre ordre et peuple l'enfer. Il séduit en vue de mener au péché. Il est associé à  l'étranger qui cacherait ses mauvaises intentions derrière de bonnes manières. Religion et superstition sont mêlées. Le monde est séparé en chrétiens et non chrétiens coupables de leur ignorance. Les juifs, musulmans et païens sont séparés dans la société depuis le IVe concile de Latran (XIIIè), le théâtre prolonge et légitime cette exclusion en les associant aux diables. A remarquer que les musulmans, mal connus, sont associés aux païens. Le vrai, le droit et le juste par les hommes de Dieu s'opposent au faux et à la cruauté des suppôts du diable. Le juif déicide et magicien est soupçonné de vouloir la destruction des chrétiens à partir du XIIe. Il est l'Antéchrist. Le théâtre tourne en ridicule ces figures et les dégrade dans l'imaginaire populaire. Le rire sert à la fois à disqualifier le diable et ses alliés et à unifier la communauté des fidèles. Ainsi les préjugés sont perpétués et le mal prendra la figure de l'autre et restera une menace dans l'opinion publique longtemps après la disparition des bûchers.

 

Le deuxième paradigme déplace le mal, de la théologie vers l’humanité. Il serait produit soit par l’homme lui-même, soit par la société. La deuxième partie commence par « La théologie politique contre-révolutionnaire et l'héritage de l'Age axial » de Renaud Fabbri.

La conférence commence par une présentation du concept d'âge axial de Karl Jaspers. La période qui va du VIIIe siècle avant notre ère au IIe siècle voit s'affirmer l'opposition à l'immanence du sacré dans le monde. La transcendance instaure une rupture entre le sacré et le profane, entre les valeurs et la réalité empirique du monde. Dans ce contexte le politique émerge, affirmant un nomos distinct de la société des hommes. La théologie politique naît de cette rupture avec l'unité originaire pré-axiale. La pensée contre-révolutionnaire  sera au centre de la réflexion, de Joseph de Maistre à Donoso Cortés jusqu'à  Carl Schmitt. À partir des critiques adressées à une modernité désenchantée, au libéralisme, à l'esprit de 1789, les contre-révolutionnaires sont passés, d'un point de vue politique, d'un principe légitimiste à un décisionnisme autoritaire et  finalement au ralliement aux pires formations politiques du XXème siècle. Il est tout d'abord question du mal pensé comme révolte contre l'autorité de la religion et surtout du Créateur. Le mal absolu serait le péché originel. La théologie catholique de Joseph de Maistre comprend la révolution dans le prolongement de ce mal radical. De même  chez Donoso Cortés, toute la modernité illustre cette faute par laquelle l'homme se détourne de Dieu et de la seule source de légitimité du droit. Lorsque l'autorité est contestée, le chaos domine sous la forme de l'anarchie et du socialisme. Le communisme impose un panthéisme et réunit ce qui devrait être séparé. Carl Schmitt prolonge cette critique de la modernité. Celle-ci ne peut que séculariser des concepts théologiques. Quelle vision de l'homme ? Pour Schmitt, dans le prolongement de Donoso Cortés, il est mauvais par nature. A s'éloigner de l'Eglise catholique, l'histoire européenne se dégrade. Le déclin selon Schmitt est constant de la monarchie absolue à l'Etat libéral, pour déboucher sur la société et le règne des intérêts privés. La conception agonistique de la politique place la dualité ami/ennemi au cœur de l'autorité. Pas de réconciliation possible pour Schmitt qui place la décision, ici la discrimination, comme principe d'identification. "Je connais mon ennemi, donc je suis". Là où les libéraux aspirent à des rapports pacifiés, Schmitt interprète une confusion entre l'ami et l'ennemi, et entre bien et mal. Contre le déclin inéluctable de l'Europe, Schmitt voit en Hitler un Katechon, c’est-à-dire un retardateur survenu pour empêcher l'avènement de l'Antéchrist. Renaud Fabbri poursuit en montrant que la dissolution du principe légitimiste a supprimé tout critère de discernement entre bien et mal. Les contre-révolutionnaires, comme D. Cortés, optent pour la dictature plutôt que pour la souveraineté populaire. Face au déclin des monarchies de droit divin et à la remise en cause de l’autorité religieuse, Cortés invoque l’autorité politique. Dès lors, le projet devient anti-démocratique, ultraréactionnaire, « national religieux », par exemple l’Espagne franquiste, le Portugal de Salazar, certains pays d’Amérique latine. Obsédés par le mal, Schmitt, Maurras et Evola se rallieront à une sécularisation dénoncée auparavant comme mal du siècle et soutiendront les pires politiques du XXe siècle. Renaud Fabbri qualifie de mutilée la théologie politique qui en découle. Du fait même qu’il existe, tout pouvoir politique est bon, et tout ce qui est susceptible de l’affaiblir est mauvais. La foi, qui mènerait le fidèle à intérioriser sa relation à la transcendance et à se mettre à distance de la politique, est suspecte. Pour finir, la modernité sociale et politique semble empêcher toute transcendance dans ce domaine et condamner les tentatives politico-religieuses à échouer dans leurs fins et à devenir des menaces pour la religion elle-même.

 

Patricia Reynaud, Coorganisatrice du colloque, choisit de s'intéresser dans « L'odyssée ambiguë dans L'art français de la guerre » au roman d'Alexis Jenni, L'art de la guerre (2011) dans lequel les actions les plus sombres sont mises sur le compte des circonstances politiques et ne sont pas imputées aux officiers et acteurs des guerres menées par la France entre 1942 et 1962. Sur fond d'analyse schmittienne en terme d'ami/ ennemi, de souveraineté née de l'opposition à l'autre, de cohésion issue du conflit, le roman met en scène la rencontre entre un jeune homme spectateur des guerres de la fin du XXe siècle et un ancien soldat qui a fait celles de la France entre 1942 et 1962. L'art de la guerre qui inspire le titre du roman est un traité chinois du VIe siècle avant notre ère. Il est question ici de techniques politiques et militaires, mais aussi de techniques picturales. L'odyssée sera celle de Victorien Salagnon, nouvel Ulysse dont le prénom évoque la victoire mais au prix de guerres sales, comme le suggère son nom. Dans la lignée de Simone Weil, le vrai sujet de l'Iliade est la force, l'efficacité et le courage seront à l'œuvre, mais il n'est plus question de bien, de juste et d'ordre dans ce dispositif qui interprète la seconde guerre mondiale à la lumière de la mythologie grecque. Par opposition à l'officier nazi des Bienveillantes de Littell qui ne s'habitue pas aux atrocités commises qui le rendent malades, Salagnon, comme son oncle, figure tutélaire et voix de la conscience, défendent leur pays menacé et sortent victorieux de la seconde guerre mondiale. La réinterprétation et la lecture officielle de ces événements dans l'entre-deux-guerres sont des fictions nécessaires. Après la lecture homérienne de la seconde guerre mondiale, la guerre d'Indochine est rapportée à la guerre de cent ans. Là aussi, il y est question de vérité. La torture selon Douch produisait environ 20% de résultats fiables mais elle est poursuivie. Des qualités sont attribuées à l'autre : la bienséance au Tonkin, la fourberie à l'Arabe pour justifier les pratiques des bourreaux. L'art du pinceau et son apprentissage doit supplanter pour l'ancien soldat l'art de la justification coloniale. Maîtriser le trait pour apporter de la netteté et de la finesse à ces pratiques sanglantes et épaisses. L'art de la peinture chinoise en écho à l'art de la guerre et à l'art oratoire de la politique. La dernière partie porte sur la guerre d'Algérie. Au terme de la décolonisation française et à son paroxysme aussi, l'armée coloniale élimine les "ennemis" de la France et torture comme si la vérité était encore une valeur. Dans ce roman, il est question de pureté et de souillure, d'identité et d'altérité. Comment conserver, protéger des valeurs et éviter toute contamination ? Inspirée par S.Weil, P. Reynaud nous rappelle que nos conflits prennent corps sur fond d'abstraction : le sang, la race, la nation etc. Les définir adéquatement permettrait de sauver des vies. Pour reprendre le titre d'un article de Serge Koulberg, " les mots et les maux du colonialisme" sont indissolublement liés. In fine, les protagonistes choisissent des voies divergentes, l'ami s'engage dans un groupe sectaire d'auto-défense, Salagnon opte pour l'ataraxie des stoïciens. Mais peut-on se retirer indemne de ces défaites et transposer l'art de la guerre en art de la peinture ? Bien et mal se confondent dans l'imaginaire français de la fin de la seconde guerre mondiale et la décolonisation. Des réserves sont apportées quant à la confusion des valeurs après ces défaites subies par la France de 45 à 62. Qui sont les vainqueurs, les vaincus ? Peut-on encore être de droite ? Quid de la décadence et perte des valeurs ? Il est ici davantage question de dénonciations que de solutions ou de propositions.

 

Guy Auroux prend comme œuvre « Prikaz d'André Salmon » pour traiter  « La révolution et la question du mal politique ». En s'appuyant sur la révolution russe, le poème épique Prikaz pose la question de la légitimité et du fondement d'un pouvoir politique qui abolit toute religion mais aussi toute valeur. La liberté est-elle possible à n'importe quel prix ? Quelles limites pour le nouveau pouvoir ?L'analyse commence par un inventaire du mal : l'effervescence révolutionnaire à Saint-Pétersbourg est propice aux viols et aux crimes de droit commun. Dans ce tumulte, le poète semble ne pas juger. Le mal peut-il être évalué ? Le renversement de l'ordre établi va de pair avec désordre et anarchie. Derrière les faits divers crapuleux, affleure la vengeance comme désir de justice populaire. Guy Auroux se livre à une analyse stylistique du poème qui révèle comment l'injustice a mené à faire table rase de l'ancien régime et de ses valeurs. En allant plus loin, G. Auroux invoque à travers les personnages de Raskolnikov et Lafcadio, le mal inhérent à l'homme. La révolution russe passerait, dans l'esprit de Salmon, des débuts enthousiastes de nature dionysiaque, à une phase de soupçon sur le régime qui se met en place. Le terme russe Prikaz comprend deux sens, « commandement » ou « ordre » d'un point de vue politique mais aussi "arrêt" et "sentence" dans le domaine judiciaire. Le pouvoir politique, dans son essence, comporterait cette tentation du mal. La violence légitime des opprimés cède la place à la dictature d'une bureaucratie dans laquelle l'individu, autant que la responsabilité, sont dilués. En l'absence de justice humaine, l'homme ne peut plus que se tourner vers Dieu. La violence de chaque régime, ainsi que ses dérives semblent équilibrer la balance et par conséquent Salmon reste attaché à l'anarchie. Guy Auroux montre ainsi comment la poésie est au plus près de la vie humaine et pleinement en capacité de révéler la vérité des processus historiques.

 

La deuxième partie se clôt sur l’intervention d’Yves Clavaron sur « Le postcolonial et la question du Mal ». Dans un monde laïcisé, le mal vient des hommes, plus précisément, dans une perspective post colonialiste, il a pris la forme de l’aliénation et de la négation de l’autre, tant culturelle, qu’identitaire. Le projet d’Yves Clavaron est de prendre conscience du risque de manichéisme et de la tentation d’une vision binaire tendant soit à diaboliser l’Europe, soit à ne voir en l’Afrique qu’un continent de violence et de conflit. Le discours postcolonial s’est construit par opposition systématique au discours colonial, à son racisme et à ses valeurs impérialistes. La critique de l’ethnocentrisme et du rationalisme des Lumières s’est accompagnée d’un refus des valeurs dites universelles qui ne seraient qu’Européennes. L’opposition Bien / Mal s’inscrirait historiquement dans le conflit entre un Sud dominé et un Nord dominant. Cette opposition ou réduction systématique tend à être surmontée par des écrivains, notamment maghrébins, qui dépassent ce clivage. Dans ce contexte, la réflexion sur le bien ou le juste semble relever des valeurs européennes et universelles et ne sont pas reprises telles quelles par la littérature postcoloniale qui se veut maintenant contextuelle et particulière. Y. Clavaron illustre son propos par des exemples littéraires (African Psycho d’Alain Mabanckou, Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma). Dans ces deux romans, le langage est pharmakon, à la fois poison car produit de la violence, mais aussi remède en ce qu’il met à distance et contient celle-ci. L’esclavage et la traite négrière sont le mal absolu de la modernité, abordés ici à travers deux récits : The Middle Passage de V.S.Naipaul et The Atlantic Sound de Caryl Phillips. Les Antilles sont dans l’imitation des valeurs occidentales, tout jugement étant relatif à la culture dominante. Le questionnement porte ici sur la mémoire, son traitement et la construction d’un avenir hérité de ces hommes déracinés et aliénés. L’accent est mis sur l’identité à construire, mais aussi sur la spécificité de ce passé qu’on ne peut rabattre de façon réductrice sur l’autre figure du mal absolu qu’est l’Holocauste. Pour finir, Y. Clavaron résume l’originalité de la littérature postcoloniale, s’appuyant sur l’esclavage, le crime contre l’humanité et l’aliénation pour dire le mal. L’antihumanisme débouche sur une esthétique de l’obscène, de la vulgarité ou du grotesque. La violence et les tragédies de l’Afrique jalonnent un processus historique fait d’identification et de refus de l’occident.

 

La troisième partie, « L’origine ordinaire du mal radical » commence par « La fin de l’homme ». La difficulté à  dire l'innommable est au cœur de l'intervention d'Inès Oseki-Dépré. À travers trois œuvres, Le Depleupleur de Samuel Becket, Si c'est un homme de Primo Levi et W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec, elle met en perspective la menace d'une perte d'humanité, non pas momentanée mais le risque pour l'homme de perdre ce qui constitue cette humanité. Les trois œuvres présentent des mondes clos  dans lesquels les hommes sont enfermés. Le texte de Beckett ne fait pas référence explicitement aux camps, pourtant en citant à deux reprises "si c'est un homme", on ne peut que penser à l'auteur italien. La deuxième partie de W ou le souvenir d'enfance, décrit un camp de "sport" dans lequel chaque athlète dépérit peu à peu. L'arbitraire des règles, le règne des lois de la nature, de la force et de la violence en font un lieu infernal. Enfin le récit autobiographique de Primo Levi n'est plus à présenter. Ces trois textes adoptent un ton distancié, qui se veut objectif et neutre. Inès Oseki-Dépré y voit une posture ethnographique ou sociologique. Les descriptions et classifications se font aussi précises que possibles, tant en ce qui concerne les populations présentes dans le camp chez Lévi, qu'entre les épreuves sportives chez Pérec. Cette mise à distance contribue à éloigner l'homme dans sa singularité. Dans les trois récits, il se voit nié dans son individualité. Les hommes, d'interchangeables, deviennent des numéros, puis une masse informe et grouillante. Les procédés littéraires, à chaque fois, nous font sentir cette déshumanisation, le non-lieu contenant des non hommes. Cette lecture de trois textes conclut, dans la lignée de Georges Bataille, " la littérature permet de voir le pire" (Entretiens, 1958). On regrettera que le va-et-vient permanent entre ces trois textes ne donne pas davantage matière à une réflexion philosophique sur ce qui est véritablement perdu dans cette déshumanisation. 

 

Laurent Camerini se penche sur « Marguerite Duras : douleur, mal et intelligence ». La douleur est perçue comme première et intrinsèque à toute existence. La vie commence avec un cri et se finira de même. L. Camerini circule dans les textes de Duras, y puise une même expérience, vécue, éprouvée, racontée, rapportée et témoignée. Du mari déporté à la jeune juive dans La Douleur, de la femme qui enfante à l'enfant qui naît, les Aurélia Steiner, ou Le Ravissement de Lol V. Stein, Duras décrit un monde apocalyptique où la violence est le fonds commun sur lequel la vie s'épanouit avant de retourner à cette même douleur comme à son destin. La douleur, on pourrait même ajouter le mal, ne sont pas des épiphénomènes dont on pourrait se défaire ou auxquels on pourrait échapper. Ce ne sont pas des concepts. Ils sont inscrits dans le corps. Un rapprochement avec Romain Gary est fait ici. Le mal est quelque chose d'humain, tant par la capacité de l'homme à souffrir que par son potentiel à faire souffrir. La réflexion s'inscrit dans le prolongement des analyses de Kant ou de Freud, l'humanité est une et non duale. Il n'y a pas des gentils d'un côté et des méchants de l'autre. Le mal n'est pas dans une altérité absolue. Au contraire, il s’enracine en chacun de nous. La violence est inhérente à l'homme. Le bourreau n'est pas d'une autre étoffe. Référence ici est faite à Hannah Arendt et à Primo Levi, la banalité du mal et la normalité du bourreau. Il faut donc admettre d'une part que le mal est humain et non d'un autre ordre, d'autre part, qu’il est enraciné en chacun. L. Camerini s'interroge alors sur le lien que Duras établit entre éros et thanatos. L'amour peut-il mener à tuer l'être aimé ? Plus dérangeant encore, quelle osmose entre dominant et dominé, entre maître et esclave, entre bourreau et victime ? La réponse de Duras serait de ne pas interpréter la violence comme l'effet de circonstances contingentes (éducation, milieu social, conditions de vie) mais bien plutôt comme ce qui touche indifféremment la bourgeoisie ET les banlieues défavorisées, les familles unies ET les individus isolés. La possibilité du mal, en étant intrinsèque à l’homme, va ou non s'exprimer en fonction des circonstances. Mais celui-ci n'est pas le résultat de celles-ci, mais bien plutôt ce qui est toujours là et surgira à l'occasion de tel événement. Il n'est donc plus possible de juger comme si le juge était exempt de ce qu'il examine. La maladie de la mort met en scène le mal en tant qu'impossibilité à aimer et la communauté née de la proximité à la douleur de l'autre. La conférence s'achève sur une conception socratique de la douleur comme ce qui est en soi et dont il faut accoucher. Comment quitter une vision morale, possiblement binaire pour, à partir du fait premier de la douleur, trouver la paix et la tranquillité sans ignorer cet axiome fondamental ?

 

La question : « La figure du bourreau. Eichmann et Douch, des hommes effroyablement ordinaires ? » clôt cette troisième partie. Aurélie Renault, coorganisatrice de ce colloque s'interroge sur la figure du bourreau telle qu'elle est pensée par Hannah Arendt et établit une comparaison entre Eichmann et Douch. Cet article est complété par un entretien avec François Bizot, ethnologue arrêté par les Khmers et prisonnier de Douch durant 3 mois en 1971. Aurélie Renault travaille en parallèle sur les récits autobiographiques (livres et films de François Bizot et Rithy Panh), sur des œuvres de fiction (Les bienveillantes de Jonathan Littell) et sur des textes philosophiques (Eichmann à Jérusalem d'Hannah Arendt), l'idée étant de dévoiler la vérité par une approche à la fois historique, littéraire et philosophique. La banalité du mal dans le projet Khmer conduit à revenir sur trois questions : le positivisme juridique peut-il fonder une nouvelle  morale ?  Autrement dit, peut-on délibérément inverser les valeurs ? Le bourreau peut-il se penser comme agent du bien ? Enfin quelle responsabilité pour l'acteur d'un système totalitaire ? A. Renault établit un parallèle entre la déshumanisation des juifs par les nazis et l'avilissement des gens du "nouveau peuple" par les khmers. Dans les deux cas, l'autre est, au mieux instrumentalisé, quand il n'est pas simplement nié, chosifié ou animalisé. Il est traité comme une vermine après que la langue le désigne comme nuisible. L'être disparaît derrière l'apparaître. F. Bizot, traité comme agent de la CIA semble affublé d'une nouvelle identité. Notre attention est éveillée par le terme d'auto-génocide khmer. S'agit-il d'un oxymore, d’un paradoxe ? Avant d'être nié physiquement, l'existence de l'autre est niée symboliquement. La langue khmère, comme celle du IIIème Reich, rend compte de cette déshumanisation. Elle est envahie d'un vocabulaire guerrier, toute action étant vue comme belliqueuse. Les hommes, comme les lieux, sont désignés par des matricules ou des numéros (camps M13, S21). La langue est transformée comme le peuple doit être purifié : fantasme d'une race pure d'un côté, utopie d'un monde égalitariste sans pauvreté de l'autre. La vérité n'est plus hors du langage, la langue façonne l'imaginaire collectif en donnant vie à des mythes. La question que pose A. Renault est celle de la responsabilité du bourreau. On connaît la défense d'Eichmann invoquant l'impératif kantien, Douch de son côté, semble fusionner communisme et bouddhisme dans une pratique ascétique de désindividualisation. Mais ce processus n'est jamais reconnu en tant que tel et Douch revendique ne servir que l'idéologie. La religion est l'opium du peuple, mais l'homme du Kampuchéa démocratique doit beaucoup à l'anachorète et au mode de vie des moines bouddhistes comme l'a montré F. Bizot dans Le portail. Le bourreau est-il un homme comme un autre ? Tout homme peut-il devenir bourreau ? Si oui, alors seules les circonstances seraient responsables de l'avènement des grands bourreaux de l'humanité. C'est ce que semble penser F. Bizot, à rebours de Rithy Panh qui refuse de déresponsabiliser l'individu. Ce dernier rejette cette lecture et ce qui est pour lui "un sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance." (Rithy Panh, L'élimination). L'homme est-il, selon le terme de F. Bizot un "équarrisseur" voué à "mettre en pièces" ses semblables, ou peut-on encore croire en lui ? La liberté des bourreaux manifestée par la possibilité d'une attitude humaine voire ponctuellement  altruiste, est postulée pour juger les acteurs des systèmes concentrationnaires. Si Douch comme Eichmann ont été jugés coupables, c'est bien parce qu'ils ne peuvent se dessaisir de cette responsabilité. Leur condamnation restaure, en partie, l'idée d'une justice qui résiste à tout relativisme.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Aurélie Renault, François Bizot revient sur les thèmes abordés dans ses ouvrages autobiographiques. Dans une perspective proustienne, non seulement des situations ou des émotions peuvent faire ressurgir des souvenirs, mais également des sensations ou des objets sont à l'origine de réminiscences, F. Bizot évoque une pensée actuelle ancrée dans un passé substantialisé. Loin d'une mémoire volontaire rationnelle, la réapparition de Douch en 1999 a fait surgir des émotions et des sensations physiques de 1971. C'est à partir de celles-ci que Bizot est allé témoigner sur l'ambivalence de l'homme qu'il avait rencontré au camp M13, devenu le bourreau de S21. Il décrit comment des "écailles" lui sont tombées des yeux en comprenant les khmers dans un rapport dominant/dominé inversé par rapport à son ancien statut de conservateur du site d'Angkor. La connaissance qu'il avait de ses voisins avant la guerre civile n'était pas plus véritable ni authentique que celle qu'il a acquise des khmers rouges dans le camp M13. Le génocide n'est pas une simple parenthèse dans laquelle œuvreraient des hommes qui ne seraient plus conscients, car ils ne sont pas moins eux-mêmes lorsqu'ils pensent reprendre en main leur destin après 1975, que lorsqu'ils vivaient auparavant dans une paix assurée par l'occident. F. Bizot rappelle le piège des grandes causes collectives et la force du conformisme. L'individu doit faire effort pour disparaître derrière sa cause, et il sera d'autant plus méritant aux yeux du groupe qu'il surmontera sa répugnance à accomplir certaines actions, tel le jeune garçon chargé de tuer des nouveaux-nés en les toquant contre des arbres. Intégrer l'impossibilité de résister à un groupe sans s'en exclure de fait n'est pas pour Bizot une déresponsabilisation de l'individu. L’anthropologue décrit également comment la culture bouddhiste a constitué un terreau fertile pour la révolution communiste de l'Angkar. Il raconte le choc, voire le traumatisme qu'a constitué la prise de conscience de se penser le double de Douch, l'intimité née de leurs échanges. Il s'agit également de reconnaître avec honnêteté qu'on n'aurait sans doute pas soi-même résisté au groupe et que les crimes de l'Angkar ne sont pas simplement le fait d'individus prenant plaisir à tuer, mais d'hommes fragiles, hésitants, et devant composer avec leurs forces et leurs faiblesses. Contre une fonction cathartique de l'écriture, F. Bizot atteste au contraire une plongée dans les méandres de l'âme humaine dont on ne ressort pas indemne. Enfin, il est rappelé avec force que la recherche de la vérité n'est pas au cœur de la torture puisque la victime est prête à avouer n'importe quoi pour que la souffrance cesse et qu'elle sait être condamnée à mort. La torture vise à fédérer le groupe contre un ennemi, désigner celui-ci comme une menace, et à séparer bien et mal.

 

La quatrième partie, « Pour une poétique de la transgression », est selon nous, la moins philosophique. Elle comprend deux interventions. La première de Salah Degani s’intitule « La représentation du mal à travers une réécriture du mythe. Cas du mythe du Saint-Graal dans Le Roi pêcheur de Julien Gracq ».

L’objectif annoncé par S. Degani est d’illustrer une idée gracquienne : le Mal est une attitude humaine. Il a rapport à la passivité et à l’aliénation intellectuelle dans la vie moderne. Le Roi pêcheur de Gracq est une réécriture du mythe datant de 1942-43. Ici la quête du Graal est « toute terrestre », selon les mots de Gracq, et esthétique. La religion, le salut et l’angoisse face au mal sont retirés de cette réécriture qui sera considérée par André Breton comme « une œuvre entièrement surréaliste ». Le Mal n’a plus de rapport avec le Diable ou une quelconque transcendance. S. Degani compare les mythes du Graal dans la littérature médiévale et la réécriture par Gracq et souligne également ce que l’auteur du Roi pêcheur doit au Parsifal de Wagner. Mais contrairement à la dimension magique et chrétienne du Parsifal, le dénouement dans la version gracquienne n’apaise pas le spectateur. Au contraire, la présence du mal est inhérente à l’existence humaine. De ce fait, elle ne peut prendre fin et est appelée à toujours renaître. Le salut de l’homme n’est plus une question religieuse. Il est lié à sa condition humaine et à son désir, autrement dit à son agir et à son parler. C’est là que réside sa capacité à transgresser les frontières.

 

La dernière conférence, par François-Emmanuel Boucher, s’intéresse à l’art moderne : « La transgression comme allégorie de la pratique du mal. Quand Philippe Muray rencontre Jean Clair ».

La perspective ici est immédiatement sociale et normative. Le mal n’est pas logé dans le déséquilibre d’un ordre cosmique ou religieux. Ici, il prendra la forme d’une rupture dans l’ordre établi par les pratiques artistiques. Dans quelle mesure la liberté artistique peut-elle s’exprimer par la profanation ? Le second aspect est le risque de banalisation de ces pratiques qui de subversives, sombreraient dans le conformisme. Ce sera le cœur de cette conférence. Lorsque la transgression devient la norme, le subversif devient inoffensif. F-E. Boucher analyse, à l’aide de Ph. Muray, les origines de la profanation standardisée qu’il situe dans les médias et la scène publique. Exemple est pris de l’avant-garde artistique aux côtés du pouvoir socialiste, dans les années 80, l’esprit soixante-huitard érigeant en modèle la transgression et la lutte contre la bourgeoisie, la critique des valeurs devenant la nouvelle valeur. Jean Clair analyse cette standardisation de l’avant-garde inconsciente de son devenir et dans l’ignorance de la disparition de ce contre quoi elle s’est édifiée. Lorsque les tabous sautent, la transgression devient une fin en soi, une mode et le monde de l’art devient la proie des marchés financiers internationaux. La société moderne, parce qu’elle accepte, voire tolère la transgression, ne peut être déstabilisée ou touchée par celle-ci. L’art, loin de la représentation, veut à tout prix être subversif ou révolutionnaire. Plus d’opposition à une société qui n’existe plus, pas de vraie révolte contre une autorité qui a disparu, les œuvres d’art sont le summum de la normalité. On finit par se demander où se situe le mal et s’il n’a pas disparu du champ artistique.

 

La conclusion « A l’origine de la violence : le troisième paradigme » est assurée par Bruno Viard. A rebours d’une Europe chrétienne qui place, dans le péché originel, l’irruption du mal dans le monde, les Lumières ont déplacé la racine du mal de l’homme à la société. Bruno Viard met dos à dos une vision individualiste de la psychanalyse et holiste de la sociologie pour leur opposer une troisième voie. A partir du 2nd discours de Rousseau jusqu’à René Girard, en passant par Hegel, le désir de reconnaissance est au cœur de l’action humaine. Rousseau tient le juste milieu entre l’individu et le tout. Il hérite des moralistes une attention particulière à l’amour-propre qui est au cœur des relations humaines. Mais Rousseau rompt avec le fardeau du péché originel en réhabilitant l’amour de soi. La violence n’est pas première en l’homme, elle se construit par la relation à l’autre. Le mal n’est pas simplement social, analysé dans le second paradigme, il trouve une disposition en l’homme dans sa propension à entrer dans des luttes de pur prestige. Mais Bruno Viard souligne également les conséquences de la condamnation rousseauiste de l’amour-propre qui substitue au péché originel un nouveau visage du mal. Est-il fondamentalement condamnable ? Selon B. Viard, la vulnérabilité de l’homme le situe entre l’animal et le divin, sujet fragile qui réagit à l’adversité par le déploiement d’agressivité et de violence. Ce troisième paradigme ruine, selon B. Viard l’illusion d’un commerce pacificateur des mœurs. En outre, il permet de comprendre l’échec des marxismes au XXè siècle. Il tend même à fournir une grille de lecture de toute violence dans le monde. Le désir mimétique et la vulnérabilité de l’homme sont-il de meilleurs outils pour comprendre le terrorisme et les conflits au XXIè siècle ou le mal ne demeure-t-il pas insaisissable dans son essence, nous condamnant à déployer des interprétations décrivant ses manifestations ?

Pour finir, remarquons que selon les thèmes abordés, l’attention du lecteur philosophe sera plus ou moins retenue. Il n’en demeure pas moins que la diversité des approches livre une somme riche et plaisante à parcourir qui offre des décryptages tour à tour anthropologiques, historiques, littéraires et religieux.

Patricia Doukhan