Guenancia, Perrot & Wunenburger, « Bachelard et Canguilhem », Dijon 2016, lu par Alexandre Klein
Par Baptiste Klockenbring le 31 juillet 2017, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Pierre Guenancia, Maryvonne Perrot et Jean-Jacques Wunenburger, Cahiers Gaston Bachelard, n°14, « Bachelard et Canguilhem », Dijon, UB/ Centre Bachelard-Centre Georges Chevrier, 2016, 227 p., lu par Alexandre Klein.
Les Cahiers Gaston Bachelard ont été créés en 1998 à l’initiative de l’Association des amis de Gaston Bachelard et du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité de l’Université de Bourgogne. Leur objectif était, comme le signalait Jean-Jacques Wunenburger dans l’éditorial du premier numéro, de « renouer le dialogue » entre des universitaires qui avaient quelque peu délaissé l’œuvre du philosophe et un public qui y trouvait au contraire une source riche de réflexions et d’opportunités. Il s’agissait, autrement dit, « de soutenir et d’amplifier une approche universitaire de l’œuvre en transmettant aux chercheurs l’enthousiasme des bachelardiens non académiques et, en sens inverse, de lester ou de corriger les savoirs souvent intuitifs des fervents adeptes par des éclairages plus savants et érudits ». Dix-huit ans plus tard, nul doute que les Cahiers ont atteint leur ambition de s’imposer comme une « référence obligée pour toute étude du bachelardisme ».
Après plusieurs années de numéros thématiques, étudiant les liens du philosophe aux arts, à l’écriture, à la psychanalyse, à la physique, à la phénoménologie ou à la pensée allemande, les Cahiers se penchent, pour leur quatorzième numéro, sur la filiation à la fois institutionnelle et intellectuelle qui unit Bachelard au philosophe Georges Canguilhem. Les deux hommes, qui se sont succédés à la tête de l’Institut d’Histoire des Sciences et des Techniques de Paris, partageaient également des vues philosophiques et méthodologiques. Comme l’avait déjà montré Guillaume Le Blanc, l’épistémologie historique de Canguilhem suppose en effet celle de Bachelard. Mais les interactions entre les pensées des deux hommes ne s’arrêtent pas là, comme en témoigne ce numéro consacré à l’exploration de certaines de ces liaisons, mais aussi à la figure et à la pensée d’un troisième philosophe, fortement lié aux deux premiers et récemment disparu : François Dagognet. Ainsi, au-delà de la relation du Cang à son maître, c’est une plongée dans les arcanes de la tradition d’épistémologie française que nous propose ce nouveau numéro des Cahiers Gaston Bachelard.
Après une courte préface des trois directeurs de la revue, le dossier « Bachelard et Canguilhem », s’ouvre par un long et passionnant article de Jean Gayon sur l’Institut d’histoire des sciences. Celui qui en est aujourd’hui à la tête revient sur le passé de cette institution qui fut au cœur du développement de l’histoire et de la philosophie des sciences de tradition française. À partir de nombreuses archives, il retrace tout d’abord le contexte ainsi que les débats qui ont entouré la création de cet Institut, puis s’attache à suivre ensuite le développement de l’institution autour de ses trois premiers directeurs. À la période faste d’Abel Rey (1932-1940) succède ainsi une période moins active marquée par la guerre et par la direction de Bachelard (1940-1955). Ce n’est finalement qu’avec l’arrivée en 1955 de Georges Canguilhem que l’Institut connaitra un dynamisme nouveau qui lui permettra de s’imposer définitivement dans le paysage universitaire français comme une institution incontournable tant en termes d’enseignement que de recherche. À partir de 1971, date du départ en retraite de Canguilhem, l’histoire de l’Institut sera celle de mutations institutionnelles multiples, que ce soit du fait de la transformation des universités parisiennes ou du rattachement au CNRS, mais aussi de transformations intellectuelles profondes, la logique et la philosophie analytique s’étant progressivement imposées au détriment de l’histoire des sciences et des techniques. Cette riche histoire de l’Institut de la rue du Four permet d’offrir un regard original sur l’histoire de l’histoire des sciences en France et sur l’une des filiations existant entre Bachelard et Canguilhem.
Le second article du dossier est un extrait de l’ouvrage de Claude Debru paru en 2004 et intitulé Georges Canguilhem, science et non-sciences. Dans ce texte, le philosophe revient sur la filiation intellectuelle entre les deux hommes, plus spécifiquement en ce qui a trait à cette question de la science et de la non-science. Analysant trois textes essentiels de Canguilhem, sur l’idéologie scientifique, l’objet de l’histoire des sciences et le rôle de l’épistémologie dans l’historiographique scientifique, Debru y repère les continuations et les écarts qui unissent la pensée de Canguilhem à celle de Bachelard. Robert Damien poursuit cette analyse, dans le texte suivant, en proposant une très belle mise en parallèle de la rationalité vitale mise en œuvre et en question par Bachelard avec la normativité vitale proposée par Canguilhem. Il montre qu’entre la vitalité bachelardienne de la raison et la rationalité canguilhémienne de la vitalité s’établit un couple polémique, mais que c’est bien, au final, « la vie bachelardienne de la connaissance [qui] permet de penser, avec Canguilhem, la connaissance de la vie dans sa tension, son intensité, ses intentions » (p. 86).
Marly Bulcao de l’Université de Rio de Janeiro propose dans l’article suivant de revenir sur la conception de l’histoire des sciences de Bachelard, de Canguilhem, mais aussi de François Dagognet. En mettant en parallèle et en dialogue ces trois penseurs, son texte offre une perspective globale sur cette tradition française d’histoire des sciences que les trois hommes ont, différemment, mais tout aussi magistralement, incarnée. Carlo Vinti de l’université de Pérouse poursuit ce travail en proposant ensuite une analyse précise de la conception et du rôle de l’histoire des sciences chez Bachelard puis chez Canguilhem. Finalement, Ioan Biriş de l’Université de Timişoara propose de reconstruire un dialogue qui n’a jamais eu véritablement lieu en comparant les positions de Bachelard et Canguilhem à celles de Carnap et de Quine, autour de la question du holisme des concepts scientifiques. Il met ainsi en lumière des voies de passages et d’accord entre les deux traditions, continentale et analytique, que l’on a trop souvent tendance à opposer.
À la suite de ce dossier, les directeurs des Cahiers Gaston Bachelard ont choisi de souligner la disparition, en octobre 2015, de François Dagognet, en incluant une section « In memoriam » où Gérard Chazal, un de ses anciens élèves, rend hommage au philosophe. Enfin, avant la section « Varia » qui présente des articles portant uniquement sur l’œuvre de Bachelard (ici deux articles sur l’imagination et un sur le symbolisme) et l’habituelle section bibliographique, la section « Documents » se penche encore sur Bachelard et Canguilhem en présentant la reproduction de deux lettres inédites. La première de François Dagognet à Gérard Chazal datée de 2004 donne à voir l’avis éclairé du maître sur les travaux récents de son disciple. La seconde est une lettre de Georges Canguilhem à Maryvonne Perrot, datée de 1987, concernant le livre-hommage sur Jean Brun qu’elle lui avait fait parvenir et une étude informatisée du vocabulaire de Bachelard. Canguilhem s’y réjouit notamment de voir que le terme « Vie » y est plus représenté, avec 258 occurrences, que le terme « Rêve » qui n’en a que 200.
Au final, même si les travaux sur Canguilhem et sur ses liens avec Bachelard sont aujourd’hui légions, ce volume participe à en rappeler l’importance, tout en en dévoilant des pans jusqu’alors peu connus. En outre, la volonté dont il témoigne d’inscrire François Dagognet dans ce dialogue participe, au-delà de l’enjeu mémoriel, à réaffirmer à la fois la continuité de ce style français incarné par Bachelard et Canguilhem et son irréductible diversité. Souhaitons que cette démarche des plus positives se poursuive dans un prochain numéro où pourront être abordés les peut-être moins connus et plus rarement étudiés échos bachelardiens, et pourquoi pas aussi, canguilhémiens, de l’œuvre du très regretté François Dagognet.
Alexandre Klein